Accueil / Chroniques / Tarifs douaniers : « Le monde est perçu comme une arène de combat et non plus un espace de coopération »
container ship and commercial port in deep sea load and unloading cargo from container ship import and export by crane for distributing goods by logistic trailers transportation. aerial top view
π Économie π Géopolitique π Industrie

Tarifs douaniers : « Le monde est perçu comme une arène de combat et non plus un espace de coopération »

Chrisitan Deblock
Christian Deblock
professeur émérite de l'Université du Québec à Montréal
En bref
  • Depuis son retour à la Maison-Blanche, le président Donald Trump a placé les tarifs douaniers au cœur des préoccupations internationales.
  • Le mercredi 9 avril, les partenaires commerciaux sont désormais soumis à des droits de douane uniformisés à 10 %, à l'exception de la Chine, taxée à 125 %.
  • Cette politique géoéconomique et « compétitiviste » est en rupture avec la vision internationaliste qui prévalait depuis Franklin D. Roosevelt jusqu'à Barack Obama.
  • L'UE a préparé des mesures pour riposter aux menaces américaines ; elles concernent les droits de douane sur une sélection de produits américains.
  • Les inquiétudes concernant les impacts à long terme se concentrent principalement sur les investissements directs étrangers : 40 % des IDE américains sont en Europe.

Depuis son retour à la Maison-Blanche, le président Donald Trump a placé les tarifs douaniers au centre des préoccupations internationales. Jamais ils n’ont été autant discutés et modifiés. Avant cet épisode, comment étaient-ils habituellement établis ?

Chris­t­ian Deblock. Au cours de l’his­toire, les tar­ifs ont pro­gres­sive­ment été abais­sés jusqu’à per­dre leur place cen­trale lors dans les négo­ci­a­tions com­mer­ciales entre les États. Cepen­dant, chaque pays reste maître de ses tar­ifs, car il s’agit d’un droit de sou­veraineté. Depuis la Sec­onde Guerre mon­di­ale, par la mise en place du GATT (Accord général sur les tar­ifs douaniers et le com­merce, signé en 1947) puis de l’OMC (Organ­i­sa­tion mon­di­ale du com­merce, créée en 1995 par l’accord de Mar­rakech), les tar­ifs ont large­ment été réduits et régle­men­tés, avec pour objec­tif final d’harmoniser les pra­tiques et de libéralis­er totale­ment les échanges internationaux. 

Aujourd’hui, env­i­ron 80 % du com­merce inter­na­tion­al se fait sur le principe de la nation la plus favorisée. Après des séries de négo­ci­a­tions, les États se sont engagés à respecter des taux de droit de douane max­i­maux, autrement dit des « tar­ifs con­solidés », tan­dis que les « tar­ifs effec­tifs » cor­re­spon­dent aux taux appliqués en pra­tique. Ain­si, grâce aux tar­ifs con­solidés, les échanges inter­na­tionaux jouis­sent d’une meilleure prévis­i­bil­ité et d’une plus grande stabilité.

À côté du tarif mul­ti­latéral, il existe une sec­onde caté­gorie liée à des accords régionaux, comme ceux de l’ALENA/ACEUM, du Mer­co­sur ou de l’Union européenne. Enfin, et de façon plus mar­ginale, il existe des accords préféren­tiels appliqués pour les pays en développe­ment, sans réciproc­ité. À ce panora­ma, il faut ajouter les mesures dites de « cor­rec­tion appliquées » lorsque des pays utilisent des pra­tiques déloyales comme le dump­ing ou le subventionnement.

Au fil des négo­ci­a­tions, les règles du com­merce inter­na­tion­al ont été ren­for­cées, tout comme les procé­dures de règle­ment des dif­férends. Le tout pour éviter les abus et l’unilatéralisme des membres. 

Les États-Unis se sont dotés d’outils législatifs pour conserver une marge de manœuvre face aux réglementations internationales. Quels sont-ils ?

Bien que l’architecture des règles autour du com­merce inter­na­tion­al soit solide­ment établie, les États-Unis béné­fi­cient d’une marge de manœu­vre notable. Par la sec­tion 301 du Trade Act de 1974, le représen­tant au Com­merce peut sus­pendre les con­ces­sions com­mer­ciales ou impos­er des mesures de restric­tion, s’il est démon­tré que le parte­naire com­mer­cial vio­le ses engage­ments com­mer­ci­aux ou a des pra­tiques dis­crim­i­na­toires. Dénon­cé par plusieurs pays, l’OMC a cepen­dant validé ce mécan­isme. C’est pré­cisé­ment cet out­il qui est aujourd’hui util­isé à l’encontre de la Chine.

Autre levi­er, la sec­tion 232 du Trade Expan­sion Act de 1962 donne la pos­si­bil­ité au prési­dent d’imposer des tar­ifs ou de pren­dre toute autre mesure si une aug­men­ta­tion sub­stantielle des impor­ta­tions est de nature à causer ou men­ac­er des torts irré­para­bles à une indus­trie ou à l’économie améri­caine. Men­tion­nons encore l’International Emer­gency Eco­nom­ic Pow­ers Act de 1977, auquel a eu recours le prési­dent Trump le 2 avril 2025. 

Une véritable stratégie derrière les hausses des droits de douane ?

Dès son pre­mier man­dat, Don­ald Trump avait amor­cé une hausse glob­ale des droits de douane. En revanche, les annonces se suc­cé­daient les unes après les autres selon une cer­taine logique : les mesures visaient d’abord l’ALENA – qual­i­fié par le prési­dent améri­cain comme « le pire accord jamais signé par les États-Unis » – avant de s’attaquer à la Chine, puis de cibler l’Union européenne.

Le deux­ième man­dat de Trump se dis­tingue par la bru­tal­ité des méth­odes employées et par l’accumulation de mesures tous azimuts. Aucun parte­naire n’est épargné. Le 1er févri­er 2025, trois exec­u­tive orders envis­agent une appli­ca­tion de + 25 % des droits de douane sur les impor­ta­tions mex­i­caines et cana­di­ennes et de + 10 % sur les pro­duits importés en prove­nance de la Chine. En par­al­lèle, le prési­dent Trump a demandé aux dif­férentes agences impliquées de dress­er un état des lieux sur la manière dont les pays dis­crim­i­nent les États-Unis en matière com­mer­ciale (tar­ifs, sub­ven­tions, tax­es, régle­men­ta­tions, etc.), et ce pour le 1er avril.

Le résul­tat est tombé le 2 avril :  un tarif général de 10 % et des tar­ifs sup­plé­men­taires dits « tar­ifs récipro­ques » pour à peu près tous les pays, à l’exception notable du Cana­da et du Mex­ique.  Men­tion­nons par exem­ple l’UE (20 %), la Chine (34 %), le Japon (24 %) ou encore le Viet­nam (46 %), le Cam­bodge (49 %), Taïwan (32 %). Le mer­cre­di 9 avril 2025, les États-Unis imposent de nou­velles sur­tax­es sur les pro­duits en prove­nance de près de 60 parte­naires com­mer­ci­aux, avec des droits de douane addi­tion­nels allant de 11 % à 60 %, excep­tion faite pour la Chine, dont les pro­duits sont taxés à 104 %. Cepen­dant, peu après, nou­veau retourne­ment de sit­u­a­tion : Don­ald Trump annonce la sus­pen­sion, pour une durée de 90 jours, des droits de douane récipro­ques. Les parte­naires com­mer­ci­aux sont désor­mais soumis à des droits de douane uni­formisés à 10 %, à l’ex­cep­tion notable, une fois de plus, de la Chine, cette fois-ci taxée à 125 %.

Cette poli­tique est en rup­ture totale avec la vision inter­na­tion­al­iste qui pré­valait depuis la prési­dence de Franklin D. Roo­sevelt jusqu’à celle de Barack Oba­ma. Elle est désor­mais rem­placée par une vision géoé­conomique et « com­péti­tiviste » du monde. Si, in fine, l’objectif est de recen­tr­er l’économie mon­di­ale sur les États-Unis, cette vision existe déjà ; c’est celle que la Chine défend, avec l’objectif de déloger les États-Unis de sa posi­tion encore hégé­monique. Mais Don­ald Trump a‑t-il réelle­ment les moyens de ses ambi­tions ? Peut-il appli­quer les mêmes méth­odes que la Chine sans met­tre en péril la sta­bil­ité économique de son pro­pre pays ?

L’UE a promis de réagir « fermement et immédiatement ». Comment entend-elle riposter ?

For­cée de réa­gir, l’U­nion européenne a pré­paré un paquet de mesures pour riposter aux men­aces améri­caines. Les réac­tions avaient été immé­di­ates, bien que, dans les faits, rel­a­tive­ment pru­dentes. Des mesures de riposte con­cer­nant une sélec­tion de pro­duits améri­cains ont donc été pris­es. Cette réac­tion pru­dente s’explique d’abord par la volon­té d’éviter une escalade avec un parte­naire com­mer­cial extrême­ment puis­sant, mais égale­ment pour éviter de s’attaquer à des pro­duits dont la chaîne de valeur est mon­di­al­isée. Il est plus aisé de tax­er des oranges que des pièces auto­mo­biles d’un véhicule fab­riqué et assem­blé dans dif­férents pays.

Mais depuis 2 avril 2025, Don­ald Trump a bous­culé toute l’organisation des chaînes de valeur. La véri­ta­ble ques­tion est de savoir si l’Union européenne va bas­culer ou non dans la géoé­conomie du com­péti­tivisme. Le rap­port de Mario Draghi, présen­té à Brux­elles en sep­tem­bre 2024, alar­mait déjà sur la perte de com­péti­tiv­ité des entre­pris­es européennes face aux géants améri­cains et chi­nois. Il pointait les dan­gers qui pla­nent au-dessus de l’UE et appelait les États mem­bres à repenser les poli­tiques com­mer­ciales. Les valeurs européennes s’inscrivent tou­jours dans l’internationalisme libéral mais face à la bru­tal­ité des méth­odes actuelles, est-ce la bonne stratégie ?

Tous perdants ?

Naturelle­ment, avec les nou­velles mesures voulues par l’administration Trump, l’é­conomie mon­di­ale subi­ra inévitable­ment des con­séquences. Les échanges seront per­tur­bés, frag­ilisant la sta­bil­ité dont le monde des affaires a besoin pour fonc­tion­ner. Partout, une aug­men­ta­tion des prix et des chocs économiques est à prévoir. D’après la majorité des mod­èles, ce sont les économies les plus frag­iles qui seront les pre­mières et les plus dure­ment touchées.

Les Européens ne doivent pas sous-estimer l’impact sur leur pro­pre marché. Certes, deux tiers de son com­merce est réal­isé en interne mais tous les pays mem­bres ont des excé­dents com­mer­ci­aux avec les États-Unis. Les inquié­tudes pour les impacts à long terme se por­tent prin­ci­pale­ment sur les investisse­ments directs (IDE) améri­cains : 40 % des IDE améri­cains sont en Europe (en Irlande, aux Pays-Bas, au Roy­aume-Uni, etc.). Un mou­ve­ment de rap­a­triement des cap­i­taux vers les États-Unis met­tra à mal bon nom­bre d’économies européennes, en pre­mier lieu l’Irlande, par­ti­c­ulière­ment exposée, puisque la moitié de son PIB dépend des multi­na­tionales américaines.

Un tournant géoéconomique

La logique de rival­ité a pris le dessus dans les affaires inter­na­tionales, les acteurs sont désor­mais guidés par une vision com­péti­tiviste et stratégique. Les États-Unis agis­sent au nom de l’urgence économique nationale et optent pour un uni­latéral­isme exac­er­bé. Le monde est perçu comme une arène de com­bat et non plus comme un espace de coopéra­tion.  La guerre com­mer­ciale est une guerre de plus par­mi tous les ter­rains d’affrontements qui existent.

Propos recueillis par Alicia Piveteau

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir la newsletter