Dans le contexte actuel, où les démocraties sont fragilisées par les dernières innovations technologiques, les chercheurs en économie se penchent sur la question des inégalités entre pays riches et pauvres. À ce sujet, en 2024, trois chercheurs – Daron Acemoğlu, Simon Johnson et James A. Robinson – ont été récompensés par le prix Nobel d’économie « pour leurs études sur la manière dont les institutions sont formées et affectent la prospérité [des nations] ». Pierre Boyer, Héloïse Cloléry, Matías Núñez et Pauline Rossi répondent à nos questions sur les contributions de ces travaux, apportant leur éclairage sur l’ensemble des axes de recherches des Nobels 2024.
Quelles sont les retombées des recherches menées par les Nobels 2024 ?
Pierre Boyer. Depuis les années 2000, leurs recherches inspirent et influencent de nombreux chercheurs. De plus, leurs travaux entretiennent un lien étroit avec l’actualité. Par exemple, l’élection de Donald Trump et la remise en question des checks and balances, ou contre-pouvoirs, sont des sujets qui résonnent fortement avec leurs recherches. Ces événements rappellent que l’évolution des institutions est constante et que la stabilité n’est jamais acquise. Les Nobels de cette année s’intéressent également aux impacts de l’intelligence artificielle sur nos sociétés et aux défis d’avoir des institutions inclusives.
Les lauréats posent souvent la question suivante : dans quelle mesure une révolution technologique sera-t-elle accaparée par une minorité pour son propre profit, ou bénéficiera-t-elle au plus grand nombre ? La réponse dépendra des institutions mises en place pour partager les revenus et les bénéfices de ces innovations, afin qu’elles profitent à tous.
Est-ce que pour vous, il y a des parties spécifiques de ces contributions qui vous ont frappé et qui vous semblent particulièrement pertinentes ?
Héloïse Cloléry. Pour ma part, les travaux des lauréats m’ont beaucoup inspirée au cours de ma thèse, notamment la notion qu’ils défendent selon laquelle nous avons toujours besoin des institutions pour prendre des décisions collectives. Il existe de nombreux problèmes contemporains, tels que la crise climatique ou les pandémies globales, que l’on ne peut pas résoudre individuellement. Un seul individu n’a pas assez de poids pour que son action joue un rôle pivot, et il y a de grands risques de comportements de passager clandestin, où certains individus profitent des efforts des autres.
J’ai toujours trouvé la question « comment s’organise-t-on collectivement ? » fascinante. En tant que membres d’une société, nous avons besoin d’une autorité qui prenne des décisions pour le groupe. Mais une fois le pouvoir délégué aux institutions, comment s’assurer que ces mêmes institutions n’extraient pas toutes les richesses pour leur propre profit ? Daron Acemoğlu et James A. Robinson insistent, dans leurs récents travaux, sur l’équilibre qu’il faut constamment maintenir entre les pouvoirs d’une élite et les pouvoirs de la société. Sans équilibre des pouvoirs, il n’y a plus de croissance économique. Je trouve qu’il est très important de garder cette idée en tête, car les enjeux auxquels nous faisons face actuellement nous invitent à réfléchir à de nouvelles manières de nous organiser collectivement.
Matías Núñez. Les lauréats du Nobel sont des références incontournables en économie politique. Leurs contributions se distinguent par la pertinence et la qualité de leurs raisonnements, ainsi que par la richesse des sujets abordés et des techniques employées. Ils ne se contentent pas de théoriser ; ils appuient leurs analyses avec des données empiriques solides, rendant ainsi leurs arguments particulièrement convaincants. En explorant les interactions entre institutions politiques, développement économique et trajectoires historiques, ils nous aident à mieux comprendre les dynamiques complexes de nos sociétés.
Je recommande vivement aux lecteurs intéressés de consulter le cours d’économie politique de Daron Acemoğlu au MIT. Les supports de cours et les exercices, disponibles gratuitement en ligne, offrent un excellent aperçu des dernières avancées dans le domaine.

PB. Ce qui fait également que les Nobels 2024 ont réussi à nous influencer tous les trois et d’autres avec nous, c’est qu’ils ouvrent des portes plutôt que de les fermer et cela dans de nombreux domaines. Leurs travaux permettent à de nouvelles générations de chercheurs de s’engager dans leur sillage et de poursuivre des recherches innovantes. Par exemple, face à l’émergence d’une nouvelle technologie comme l’intelligence artificielle, leurs recherches sur les liens entre technologie et institutions nous aident à anticiper l’impact d’un tel bouleversement et à comprendre les fragilités qu’il peut engendrer pour nos démocraties. Dans le contexte actuel, leurs travaux offrent une véritable grille de lecture.
L’analyse quasi-contemporaine des évolutions et des dynamiques économiques et étatiques vous semble-t-elle innovante et avant-gardiste ?
PB. Les travaux des lauréats mettent en lumière le fait que les institutions ne sont pas immuables et peuvent évoluer, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire. Il est crucial de garder à l’esprit cette fragilité. Il y a une vingtaine d’années, l’idée que les vieilles démocraties d’Europe ou des États-Unis puissent être vulnérables pouvait sembler incongrue. Aujourd’hui, cependant, il est évident que même ces démocraties établies peuvent être affectées par les mises en garde formulées dans leurs recherches.
HC. L’idée que des pouvoirs politiques démocratiques puissent faillir n’est pas nouvelle. Cependant, ces dernières années, les travaux des lauréats ont reçu un grand écho dans l’actualité. On assiste actuellement à l’arrivée au pouvoir de mouvements populistes et à des phénomènes de polarisation qui divisent les opinions dans de nombreuses démocraties. Ces phénomènes s’accélèrent et prennent beaucoup d’ampleur du fait des réseaux sociaux et de la diffusion rapide de fake news. Les bouleversements numériques prennent parfois les États par surprise. Le Royaume-Uni en est un bon exemple, pays dans lequel les campagnes de désinformation ont joué un grand rôle dans l’issue du vote sur le Brexit. Les institutions doivent aujourd’hui s’adapter pour faire face aux ingérences informatiques et aux nouvelles technologies, un sujet que Daron Acemoğlu connaît bien.
La notion de transition est beaucoup revenue lors de votre conférence. Est- ce que c’est un choix conscient de votre part ou celui des Nobels de travailler spécifiquement sur cette question ?
PB. Cette approche découle directement des travaux des lauréats du prix Nobel. Ils ont choisi de développer des modèles dynamiques intégrant plusieurs états de la nature, par exemple, une répartition des richesses plus ou moins égalitaire. À partir de ces modèles, ils construisent des grilles de lecture avec diverses trajectoires possibles menant à ces états. Comme le soulignait Héloïse, cette méthode permet de visualiser les différentes trajectoires et les points de bifurcation où des événements peuvent orienter un pays vers une démocratie égalitaire ou une autocratie inégalitaire, en fonction d’éléments endogènes et exogènes.
HC. Je pense que la notion de transition est liée à leurs questions de recherche. Ce qui les obsède, c’est bien de comprendre pourquoi certains pays restent pauvres alors que d’autres ont réussi à devenir riches. À partir de là, leur objectif est de comprendre les facteurs qui expliquent pourquoi certains pays restent en situation de pauvreté. Identifier ces facteurs est crucial pour tenter de sortir ces pays de cette situation économique. Par définition, s’ils veulent répondre à cette question fondamentale, ils doivent comprendre comment générer une transition et s’assurer qu’une économie en croissance ne dévie pas vers un système totalitaire dans lequel une partie d’un pays s’approprie toutes les richesses.
MN. Parmi les différentes transitions qu’ils examinent, les transitions de régimes politiques abordées dans leur livre Economic Origins of Dictatorship and Democracy sont particulièrement pertinentes. Les auteurs soutiennent que le choix du système politique d’un pays résulte de l’interaction entre divers groupes sociaux et des chocs économiques. Ils illustrent cette théorie à travers de nombreux exemples historiques, comme la transition du Royaume-Uni au xixe siècle d’un régime censitaire vers un système plus démocratique.
Avez-vous l’impression qu’ils ont répondu à cette question fondamentale ?
PB. Il reste des zones d’ombre ! Si les recherches en sciences sociales nous donnaient la recette miracle, elle serait appliquée par tout le monde.
MN. En économie, une théorie représente souvent une possibilité parmi d’autres, sans qu’il n’existe de réponse unique. Plusieurs explications peuvent coexister simultanément. Les économistes ont cependant la capacité de poser des questions pertinentes qui suscitent de nombreuses réactions. Par exemple, les conséquences de l’intelligence artificielle sur les démocraties occidentales, questions auxquelles s’intéressent les lauréats dernièrement, sont des sujets qui stimulent le débat et la recherche.