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Prix Nobel : quelles applications pour les travaux des derniers lauréats 

Prix Nobel d’économie : l’équilibre délicat entre la technologie, les institutions et le pouvoir

Pierre Boyer, professeur d'économie à l'École polytechnique (IP Paris) et membre du CREST , Héloïse Cloléry, chercheuse postdoctorale à l’Université Bocconi de Milan et Matías Núñez, professeur à l'École polytechnique (IP Paris) et membre permanent du CREST
Le 26 mars 2025 |
6 min. de lecture
Pierre Boyer
Pierre Boyer
professeur d'économie à l'École polytechnique (IP Paris) et membre du CREST
Héloise Cloléry
Héloïse Cloléry
chercheuse postdoctorale à l’Université Bocconi de Milan
Matias Nunez
Matías Núñez
professeur à l'École polytechnique (IP Paris) et membre permanent du CREST
En bref
  • Des chercheurs ont été récompensés par le prix Nobel d'économie 2024 « pour leurs études sur la manière dont les institutions se forment et influencent la prospérité ».
  • Ils s’interrogent notamment sur le fait qu’une révolution technologique puisse être accaparée par une minorité pour son profit ou bénéficier au plus grand nombre.
  • Ces chercheurs défendent, entre autres, l’idée que les institutions sont essentielles pour prendre des décisions collectives (crises climatiques, pandémies mondiales).
  • Leurs travaux sur les liens entre technologie et institutions ouvrent de nouveaux champs de recherche, en particulier sur les enjeux liés à l’intelligence artificielle.
  • La question de la « transition » est également au cœur de leurs études : ils cherchent à comprendre les facteurs expliquant pourquoi certains pays demeurent en situation de pauvreté.

Dans le con­texte actuel, où les démoc­ra­ties sont frag­ilisées par les dernières inno­va­tions tech­nologiques, les chercheurs en économie se penchent sur la ques­tion des iné­gal­ités entre pays rich­es et pau­vres. À ce sujet, en 2024, trois chercheurs – Daron Ace­moğlu, Simon John­son et James A. Robin­son – ont été récom­pen­sés par le prix Nobel d’é­conomie « pour leurs études sur la manière dont les insti­tu­tions sont for­mées et affectent la prospérité [des nations] ». Pierre Boy­er, Héloïse Cloléry, Matías Núñez et Pauline Rossi répon­dent à nos ques­tions sur les con­tri­bu­tions de ces travaux, appor­tant leur éclairage sur l’ensemble des axes de recherch­es des Nobels 2024. 

Quelles sont les retombées des recherches menées par les Nobels 2024 ? 

Pierre Boy­er. Depuis les années 2000, leurs recherch­es inspirent et influ­en­cent de nom­breux chercheurs. De plus, leurs travaux entre­ti­en­nent un lien étroit avec l’ac­tu­al­ité. Par exem­ple, l’élec­tion de Don­ald Trump et la remise en ques­tion des checks and bal­ances, ou con­tre-pou­voirs, sont des sujets qui réson­nent forte­ment avec leurs recherch­es. Ces événe­ments rap­pel­lent que l’évo­lu­tion des insti­tu­tions est con­stante et que la sta­bil­ité n’est jamais acquise. Les Nobels de cette année s’in­téressent égale­ment aux impacts de l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle sur nos sociétés et aux défis d’avoir des insti­tu­tions inclusives. 

Les lau­réats posent sou­vent la ques­tion suiv­ante : dans quelle mesure une révo­lu­tion tech­nologique sera-t-elle acca­parée par une minorité pour son pro­pre prof­it, ou béné­ficiera-t-elle au plus grand nom­bre ? La réponse dépen­dra des insti­tu­tions mis­es en place pour partager les revenus et les béné­fices de ces inno­va­tions, afin qu’elles prof­i­tent à tous. 

Est-ce que pour vous, il y a des parties spécifiques de ces contributions qui vous ont frappé et qui vous semblent particulièrement pertinentes ? 

Héloïse Cloléry. Pour ma part, les travaux des lau­réats m’ont beau­coup inspirée au cours de ma thèse, notam­ment la notion qu’ils défend­ent selon laque­lle nous avons tou­jours besoin des insti­tu­tions pour pren­dre des déci­sions col­lec­tives. Il existe de nom­breux prob­lèmes con­tem­po­rains, tels que la crise cli­ma­tique ou les pandémies glob­ales, que l’on ne peut pas résoudre indi­vidu­elle­ment. Un seul indi­vidu n’a pas assez de poids pour que son action joue un rôle piv­ot, et il y a de grands risques de com­porte­ments de pas­sager clan­des­tin, où cer­tains indi­vidus prof­i­tent des efforts des autres. 

J’ai tou­jours trou­vé la ques­tion « com­ment s’organise-t-on col­lec­tive­ment ? » fasci­nante. En tant que mem­bres d’une société, nous avons besoin d’une autorité qui prenne des déci­sions pour le groupe. Mais une fois le pou­voir délégué aux insti­tu­tions, com­ment s’assurer que ces mêmes insti­tu­tions n’extraient pas toutes les richess­es pour leur pro­pre prof­it ? Daron Ace­moğlu et James A. Robin­son insis­tent, dans leurs récents travaux, sur l’équilibre qu’il faut con­stam­ment main­tenir entre les pou­voirs d’une élite et les pou­voirs de la société. Sans équili­bre des pou­voirs, il n’y a plus de crois­sance économique. Je trou­ve qu’il est très impor­tant de garder cette idée en tête, car les enjeux aux­quels nous faisons face actuelle­ment nous invi­tent à réfléchir à de nou­velles manières de nous organ­is­er collectivement. 

Matías Núñez. Les lau­réats du Nobel sont des références incon­tourn­ables en économie poli­tique. Leurs con­tri­bu­tions se dis­tinguent par la per­ti­nence et la qual­ité de leurs raison­nements, ain­si que par la richesse des sujets abor­dés et des tech­niques employées. Ils ne se con­tentent pas de théoris­er ; ils appuient leurs analy­ses avec des don­nées empiriques solides, ren­dant ain­si leurs argu­ments par­ti­c­ulière­ment con­va­in­cants. En explo­rant les inter­ac­tions entre insti­tu­tions poli­tiques, développe­ment économique et tra­jec­toires his­toriques, ils nous aident à mieux com­pren­dre les dynamiques com­plex­es de nos sociétés. 

Je recom­mande vive­ment aux lecteurs intéressés de con­sul­ter le cours d’é­conomie poli­tique de Daron Ace­moğlu au MIT. Les sup­ports de cours et les exer­ci­ces, disponibles gra­tu­ite­ment en ligne, offrent un excel­lent aperçu des dernières avancées dans le domaine. 

PB. Ce qui fait égale­ment que les Nobels 2024 ont réus­si à nous influ­encer tous les trois et d’autres avec nous, c’est qu’ils ouvrent des portes plutôt que de les fer­mer et cela dans de nom­breux domaines. Leurs travaux per­me­t­tent à de nou­velles généra­tions de chercheurs de s’en­gager dans leur sil­lage et de pour­suiv­re des recherch­es inno­vantes. Par exem­ple, face à l’émer­gence d’une nou­velle tech­nolo­gie comme l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle, leurs recherch­es sur les liens entre tech­nolo­gie et insti­tu­tions nous aident à anticiper l’im­pact d’un tel boule­verse­ment et à com­pren­dre les fragilités qu’il peut engen­dr­er pour nos démoc­ra­ties. Dans le con­texte actuel, leurs travaux offrent une véri­ta­ble grille de lecture. 

L’analyse quasi-contemporaine des évolutions et des dynamiques économiques et étatiques vous semble-t-elle innovante et avant-gardiste ? 

PB. Les travaux des lau­réats met­tent en lumière le fait que les insti­tu­tions ne sont pas immuables et peu­vent évoluer, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire. Il est cru­cial de garder à l’e­sprit cette fragilité. Il y a une ving­taine d’an­nées, l’idée que les vieilles démoc­ra­ties d’Eu­rope ou des États-Unis puis­sent être vul­nérables pou­vait sem­bler incon­grue. Aujour­d’hui, cepen­dant, il est évi­dent que même ces démoc­ra­ties établies peu­vent être affec­tées par les mis­es en garde for­mulées dans leurs recherches. 

HC. L’idée que des pou­voirs poli­tiques démoc­ra­tiques puis­sent fail­lir n’est pas nou­velle. Cepen­dant, ces dernières années, les travaux des lau­réats ont reçu un grand écho dans l’actualité. On assiste actuelle­ment à l’arrivée au pou­voir de mou­ve­ments pop­ulistes et à des phénomènes de polar­i­sa­tion qui divisent les opin­ions dans de nom­breuses démoc­ra­ties. Ces phénomènes s’accélèrent et pren­nent beau­coup d’ampleur du fait des réseaux soci­aux et de la dif­fu­sion rapi­de de fake news. Les boule­verse­ments numériques pren­nent par­fois les États par sur­prise. Le Roy­aume-Uni en est un bon exem­ple, pays dans lequel les cam­pagnes de dés­in­for­ma­tion ont joué un grand rôle dans l’issue du vote sur le Brex­it. Les insti­tu­tions doivent aujourd’hui s’adapter pour faire face aux ingérences infor­ma­tiques et aux nou­velles tech­nolo­gies, un sujet que Daron Ace­moğlu con­naît bien. 

La notion de transition est beaucoup revenue lors de votre conférence. Est- ce que c’est un choix conscient de votre part ou celui des Nobels de travailler spécifiquement sur cette question ? 

PB. Cette approche découle directe­ment des travaux des lau­réats du prix Nobel. Ils ont choisi de dévelop­per des mod­èles dynamiques inté­grant plusieurs états de la nature, par exem­ple, une répar­ti­tion des richess­es plus ou moins égal­i­taire. À par­tir de ces mod­èles, ils con­stru­isent des grilles de lec­ture avec divers­es tra­jec­toires pos­si­bles menant à ces états. Comme le soulig­nait Héloïse, cette méth­ode per­met de visu­alis­er les dif­férentes tra­jec­toires et les points de bifur­ca­tion où des événe­ments peu­vent ori­en­ter un pays vers une démoc­ra­tie égal­i­taire ou une auto­cratie iné­gal­i­taire, en fonc­tion d’élé­ments endogènes et exogènes. 

HC. Je pense que la notion de tran­si­tion est liée à leurs ques­tions de recherche. Ce qui les obsède, c’est bien de com­pren­dre pourquoi cer­tains pays restent pau­vres alors que d’autres ont réus­si à devenir rich­es. À par­tir de là, leur objec­tif est de com­pren­dre les fac­teurs qui expliquent pourquoi cer­tains pays restent en sit­u­a­tion de pau­vreté. Iden­ti­fi­er ces fac­teurs est cru­cial pour ten­ter de sor­tir ces pays de cette sit­u­a­tion économique. Par déf­i­ni­tion, s’ils veu­lent répon­dre à cette ques­tion fon­da­men­tale, ils doivent com­pren­dre com­ment génér­er une tran­si­tion et s’assurer qu’une économie en crois­sance ne dévie pas vers un sys­tème total­i­taire dans lequel une par­tie d’un pays s’approprie toutes les richesses. 

MN. Par­mi les dif­férentes tran­si­tions qu’ils exam­i­nent, les tran­si­tions de régimes poli­tiques abor­dées dans leur livre Eco­nom­ic Ori­gins of Dic­ta­tor­ship and Democ­ra­cy sont par­ti­c­ulière­ment per­ti­nentes. Les auteurs sou­ti­en­nent que le choix du sys­tème poli­tique d’un pays résulte de l’in­ter­ac­tion entre divers groupes soci­aux et des chocs économiques. Ils illus­trent cette théorie à tra­vers de nom­breux exem­ples his­toriques, comme la tran­si­tion du Roy­aume-Uni au xixe siè­cle d’un régime cen­si­taire vers un sys­tème plus démocratique. 

Avez-vous l’impression qu’ils ont répondu à cette question fondamentale ? 

PB. Il reste des zones d’ombre ! Si les recherch­es en sci­ences sociales nous don­naient la recette mir­a­cle, elle serait appliquée par tout le monde. 

MN. En économie, une théorie représente sou­vent une pos­si­bil­ité par­mi d’autres, sans qu’il n’ex­iste de réponse unique. Plusieurs expli­ca­tions peu­vent coex­is­ter simul­tané­ment. Les écon­o­mistes ont cepen­dant la capac­ité de pos­er des ques­tions per­ti­nentes qui sus­ci­tent de nom­breuses réac­tions. Par exem­ple, les con­séquences de l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle sur les démoc­ra­ties occi­den­tales, ques­tions aux­quelles s’intéressent les lau­réats dernière­ment, sont des sujets qui stim­u­lent le débat et la recherche. 

Propos recueillis par Marie Varasson

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