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Prix Nobel : quelles applications pour les travaux des derniers lauréats 

Prix Nobel d’économie : comprendre les inégalités de genre face à l’emploi

Sara Signorelli , professeur assistant au CREST à l'École polytechnique (IP Paris) et Roland Rathelot, professeur d’économie à l’ENSAE (IP Paris)
Le 9 septembre 2024 |
6 min. de lecture
Sara Signorelli
Sara Signorelli
professeur assistant au CREST à l'École polytechnique (IP Paris)
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Roland Rathelot
professeur d’économie à l’ENSAE (IP Paris)
En bref
  • L’économiste américaine Claudia Goldin a reçu le Prix Nobel d’économie en 2023 pour ses travaux sur la place des femmes sur le marché du travail et ses analyses sur les inégalités salariales.
  • Elle a montré que la participation des femmes à l'économie a suivi une trajectoire en "U", influencée par des changements sociétaux majeurs, comme la pilule contraceptive.
  • Sa méthode de travail est particulièrement novatrice puisqu’elle fait appel à des données historiques, analyse le temps long et formule de multiples hypothèses.
  • Claudia Goldin décrit une « révolution silencieuse » au début des années 1970, lancée notamment par la contraception, qui a permis aux femmes américaines de planifier et construire leurs carrières professionnelles.
  • Malgré les progrès, l’économiste constate que les inégalités salariales persistent, notamment à cause des « emplois cupides » et de la flexibilité du travail.

« Clau­dia Goldin a remis le genre au cen­tre de la sci­ence économique », explique Roland Rath­elot, pro­fesseur à l’Institut poly­tech­nique de Paris. Avant elle, les analy­ses de l’économie du tra­vail exclu­ent générale­ment les femmes, plus touchées par les inter­rup­tions de car­rière et les dynamiques de temps par­tiel. En 1990, l’économiste améri­caine devient la pre­mière femme à inté­gr­er le départe­ment d’économie de l’Université d’Harvard, où elle enseigne tou­jours aujourd’hui. Clau­dia Goldin est alors l’une des pre­mières chercheuses à s’intéresser spé­ci­fique­ment au rôle des femmes sur le marché du tra­vail et aux spé­ci­ficités de l’emploi féminin. En octo­bre 2023, ce sont ces travaux qui lui valent de recevoir le Prix Nobel d’économie. « Clau­dia Goldin est la pre­mière à affirmer que l’emploi des femmes est le plus grand boule­verse­ment de la struc­ture du marché du tra­vail au XXème siè­cle », détaille Sara Sig­norel­li, pro­fesseur adjointe d’économie à l’École polytechnique.

Con­traire­ment à ce que l’on peut imag­in­er, la tra­jec­toire de l’emploi féminin n’est pas linéaire. Dans les sociétés prin­ci­pale­ment agri­coles, les femmes tra­vail­laient autant que les hommes, « pour un salaire ou un béné­fice », indique Clau­dia Goldin dans son dis­cours de remise du Prix Nobel. Avec la révo­lu­tion indus­trielle, les oppor­tu­nités d’emploi en dehors du foy­er se mul­ti­plient, et les rôles des hommes et des femmes sont dif­féren­ciés. Les pre­miers tra­vail­lent à l’extérieur, et les femmes pren­nent en charge le foy­er. « Les femmes ont fini par accroître leur rôle dans l’é­conomie de marché et dans le tra­vail rémunéré, à mesure que leurs revenus aug­men­taient par rap­port au coût des biens ménagers. Le rôle des femmes sur le marché a eu ten­dance à for­mer un “ U ” au cours de l’his­toire », pré­cise Clau­dia Goldin.

Des actrices passives du marché du travail à la « révolution silencieuse »

La chercheuse a donc mis au jour une nou­velle façon de con­sid­ér­er l’évolution de la par­tic­i­pa­tion des femmes à l’économie améri­caine. En 1890, 19 % des femmes tra­vail­lent, et elles arrê­tent, en général, lorsqu’elles se mari­ent. Dès les années 1940, le stig­mate social autour de l’emploi féminin se réduit. L’emploi des femmes aug­mente gradu­elle­ment, avec la créa­tion du mi-temps, et la sup­pres­sion des lois inter­dis­ant le tra­vail des femmes mar­iées. Entre 1950 et 1970, de plus en plus de femmes, y com­pris mar­iées, tra­vail­lent. Mais ces dernières restent des actri­ces pas­sives du marché du travail.

Il faut atten­dre la fin des années 1960 et le début des années 1970, et ce que Clau­dia Goldin appelle la « révo­lu­tion silen­cieuse », pour que les femmes devi­en­nent réelle­ment actives. « Jusqu’à récem­ment, la vaste majorité des femmes, y com­pris les diplômées, occu­paient les val­lées, pas les som­mets. Elles avaient des emplois, pas des car­rières. […] Avant ce change­ment, les femmes qui arrivaient au som­met le fai­saient en solo. Elles deve­naient des sym­bol­es, des preuves que les femmes peu­vent accom­plir de grandes choses », résume l’économiste devant le comité du Prix Nobel.

À par­tir des années 1970 et 1980, les femmes gag­nent une per­spec­tive, un « hori­zon » dans leur car­rière. Cela passe notam­ment par l’investissement dans une édu­ca­tion. L’économiste note une impor­tante hausse du pas­sage à l’université des femmes nées dans les années 1950. « Elles suiv­aient davan­tage de cours de math­é­ma­tiques et de sci­ences pour se pré­par­er à l’u­ni­ver­sité, elles avaient de plus en plus d’at­tentes quant à leur futur emploi et elles ont réa­gi en aug­men­tant leur nom­bre d’an­nées d’é­tudes et en changeant de spécial­ité pour des filières plus ori­en­tées vers la car­rière », décrit-elle. L’occupation pro­fes­sion­nelle devient égale­ment une ques­tion d’identité et de recon­nais­sance sociale et plus seule­ment un moyen d’engendrer des revenus sup­plé­men­taires pour le foyer.

Le bouleversement de la pilule contraceptive

Au-delà d’identifier ces grandes évo­lu­tions, l’autre grande con­tri­bu­tion de Clau­dia Goldin est d’avoir mis en avant les caus­es de cette « révo­lu­tion silen­cieuse ». Pour l’économiste, l’une des avancées prin­ci­pales qui a per­mis ces boule­verse­ments est la dif­fu­sion de la pilule con­tra­cep­tive, aux États-Unis à par­tir des années 1960. « Quand la pilule devient disponible, les femmes s’en sai­sis­sent et récupèrent la déci­sion de la fer­til­ité. Cela per­met de s’éduquer davan­tage, de ren­tr­er dans le marché du tra­vail, d’avoir une maîtrise sur leur car­rière et sur le tim­ing de la con­struc­tion de la famille », indique Roland Rath­elot. Les femmes se mari­ent plus tard, accè­dent ain­si à une meilleure édu­ca­tion, occu­pent des pro­fes­sions aupar­a­vant con­sid­érées comme mas­cu­lines. « L’aug­men­ta­tion de la main-d’œu­vre fémi­nine était un change­ment évo­lu­tif, mais le change­ment des attentes des femmes, de leur hori­zon, de leur sen­ti­ment d’i­den­tité, de leur nou­velle capac­ité à mieux con­trôler leur des­tin, étaient des change­ments révo­lu­tion­naires », avance Clau­dia Goldin.

L’économiste améri­caine fait par­tie de la généra­tion de chercheurs de la « révo­lu­tion de la crédi­bil­ité ». Son tra­vail sur la pilule cor­re­spond exacte­ment à ces méth­odes. « Le moyen de con­tra­cep­tion s’est dif­fusé pro­gres­sive­ment aux États-Unis, au fur et à mesure que les États ont fait évoluer leur lég­is­la­tion. Goldin utilise le fait que cette dif­fu­sion se fasse à un rythme dif­férent dans dif­férents Etats pour déduire l’impact causal de la con­tra­cep­tion. Il s’agit de com­bin­er des approches empiriques causales et descrip­tives, avec le souci d’avoir un mod­èle for­mal­isé », détaille Roland Rathelot.

Le plafond de verre des inégalités salariales

Entre 1950 et 1980, l’emploi des femmes améri­caines aug­mente donc très forte­ment. Dès 1980, les écarts entre les revenus des hommes et ceux des femmes com­men­cent à se réduire. Clau­dia Goldin observe des « gains spec­tac­u­laires » pour les femmes dans les années 1980 et 1990. Jusque-là, la posi­tion des femmes sur le marché du tra­vail ne fait que s’améliorer, en ter­mes d’éducation, d’emploi, de réduc­tion des iné­gal­ités salar­i­ales. Cepen­dant, l’économiste note qu’à par­tir de la dernière décen­nie env­i­ron, les amélio­ra­tions décélèrent voire s’arrêtent. « Dans l’histoire récente, elle con­state une con­ver­gence sur l’éducation, les revenus, puis à un moment, les salaires arrê­tent de se rap­procher. On peut appel­er ça le pla­fond de verre », pré­cise Sara Sig­norel­li. En Europe, les femmes gag­nent tou­jours 13 % de moins que les hommes. Pour­tant, Clau­dia Goldin rap­pelle que dans tous les pays de l’OCDE, elles sont plus diplômées qu’eux.

« Dans toute cette par­tie de sa recherche, elle s’intéresse aux métiers qual­i­fiés, ceux des femmes qui ont fait des études. Pourquoi ne gag­nent-elles tou­jours pas autant que les hommes, mal­gré leur niveau d’éducation supérieur aux hommes ? », résume Sara Sig­norel­li. Clau­dia Goldin avance plusieurs élé­ments d’explications. Pen­dant les dernières décen­nies, les revenus des femmes diplômées de l’enseignement supérieur ont moins aug­men­té. Par ailleurs, leurs salaires dimin­u­ent avec l’âge. Enfin, les dif­férences entre les gen­res vari­ent énor­mé­ment selon les secteurs d’emploi.

Les emplois « cupides » et les emplois flexibles

Il s’agit d’une des prin­ci­pales clés de com­préhen­sion de ces iné­gal­ités, selon Clau­dia Goldin. Cette dernière dis­tingue deux types d’emploi. Les pro­fes­sions « cupi­des », très rémunérées, deman­dent beau­coup de temps et d’engagement con­tin­uel au-delà des horaires de tra­vail clas­siques. « Quand les enfants arrivent, les femmes sont plus nom­breuses à s’en occu­per et choi­sis­sent donc des emplois plus flex­i­bles, moins rémunérés, qui deman­dent moins de disponi­bil­ité », explique Sara Sig­norel­li. Pour Clau­dia Goldin, les iné­gal­ités salar­i­ales pour­raient être réduites en réor­gan­isant les con­di­tions de tra­vail. « Le moyen le plus sim­ple est de créer des sub­sti­tuts effi­caces entre les tra­vailleurs, ce qui a été fait dans divers­es pro­fes­sions qui utilisent les tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tion pour trans­met­tre des infor­ma­tions et trans­fér­er des clients », avance-t-elle dans son dis­cours de 2023.

En s’intéressant à la place des femmes dans le marché du tra­vail et aux iné­gal­ités, Clau­dia Goldin a con­tribué à dévelop­per le champ du genre au sein de l’économie du tra­vail. Une lit­téra­ture très con­séquente a pu ain­si voir le jour sous son influ­ence. Pour le chercheur Roland Rath­elot, l’un de ses héritages majeur est égale­ment sa méth­ode sci­en­tifique. « Clau­dia Goldin est une grande théorici­enne. Elle fait des allers-retours entre la for­mu­la­tion d’hypothèses mod­élisatri­ces, des modèles théoriques, for­mal­isés, sur le com­porte­ment des acteurs sur le marché du tra­vail et des résul­tats empiriques qui appor­tent du sou­tien à ses hypothèses de tra­vail », com­mente le pro­fesseur. Clau­dia Goldin observe le temps long, avec l’utilisation de don­nées et de cita­tions his­toriques. Elle rassem­ble des indices, à la manière d’une détec­tive, pour com­pren­dre les ten­dances macro-économiques qui s’en détachent. Com­pren­dre d’où on vient per­met ain­si de nour­rir les réflex­ions sur l’emploi des femmes de nos jours.

Sirine Azouaoui

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