« Claudia Goldin a remis le genre au centre de la science économique », explique Roland Rathelot, professeur à l’Institut polytechnique de Paris. Avant elle, les analyses de l’économie du travail excluent généralement les femmes, plus touchées par les interruptions de carrière et les dynamiques de temps partiel. En 1990, l’économiste américaine devient la première femme à intégrer le département d’économie de l’Université d’Harvard, où elle enseigne toujours aujourd’hui. Claudia Goldin est alors l’une des premières chercheuses à s’intéresser spécifiquement au rôle des femmes sur le marché du travail et aux spécificités de l’emploi féminin. En octobre 2023, ce sont ces travaux qui lui valent de recevoir le Prix Nobel d’économie. « Claudia Goldin est la première à affirmer que l’emploi des femmes est le plus grand bouleversement de la structure du marché du travail au XXème siècle », détaille Sara Signorelli, professeur adjointe d’économie à l’École polytechnique.
Contrairement à ce que l’on peut imaginer, la trajectoire de l’emploi féminin n’est pas linéaire. Dans les sociétés principalement agricoles, les femmes travaillaient autant que les hommes, « pour un salaire ou un bénéfice », indique Claudia Goldin dans son discours de remise du Prix Nobel. Avec la révolution industrielle, les opportunités d’emploi en dehors du foyer se multiplient, et les rôles des hommes et des femmes sont différenciés. Les premiers travaillent à l’extérieur, et les femmes prennent en charge le foyer. « Les femmes ont fini par accroître leur rôle dans l’économie de marché et dans le travail rémunéré, à mesure que leurs revenus augmentaient par rapport au coût des biens ménagers. Le rôle des femmes sur le marché a eu tendance à former un “ U ” au cours de l’histoire », précise Claudia Goldin.
Des actrices passives du marché du travail à la « révolution silencieuse »
La chercheuse a donc mis au jour une nouvelle façon de considérer l’évolution de la participation des femmes à l’économie américaine. En 1890, 19 % des femmes travaillent, et elles arrêtent, en général, lorsqu’elles se marient. Dès les années 1940, le stigmate social autour de l’emploi féminin se réduit. L’emploi des femmes augmente graduellement, avec la création du mi-temps, et la suppression des lois interdisant le travail des femmes mariées. Entre 1950 et 1970, de plus en plus de femmes, y compris mariées, travaillent. Mais ces dernières restent des actrices passives du marché du travail.
Il faut attendre la fin des années 1960 et le début des années 1970, et ce que Claudia Goldin appelle la « révolution silencieuse », pour que les femmes deviennent réellement actives. « Jusqu’à récemment, la vaste majorité des femmes, y compris les diplômées, occupaient les vallées, pas les sommets. Elles avaient des emplois, pas des carrières. […] Avant ce changement, les femmes qui arrivaient au sommet le faisaient en solo. Elles devenaient des symboles, des preuves que les femmes peuvent accomplir de grandes choses », résume l’économiste devant le comité du Prix Nobel.
À partir des années 1970 et 1980, les femmes gagnent une perspective, un « horizon » dans leur carrière. Cela passe notamment par l’investissement dans une éducation. L’économiste note une importante hausse du passage à l’université des femmes nées dans les années 1950. « Elles suivaient davantage de cours de mathématiques et de sciences pour se préparer à l’université, elles avaient de plus en plus d’attentes quant à leur futur emploi et elles ont réagi en augmentant leur nombre d’années d’études et en changeant de spécialité pour des filières plus orientées vers la carrière », décrit-elle. L’occupation professionnelle devient également une question d’identité et de reconnaissance sociale et plus seulement un moyen d’engendrer des revenus supplémentaires pour le foyer.
Le bouleversement de la pilule contraceptive
Au-delà d’identifier ces grandes évolutions, l’autre grande contribution de Claudia Goldin est d’avoir mis en avant les causes de cette « révolution silencieuse ». Pour l’économiste, l’une des avancées principales qui a permis ces bouleversements est la diffusion de la pilule contraceptive, aux États-Unis à partir des années 1960. « Quand la pilule devient disponible, les femmes s’en saisissent et récupèrent la décision de la fertilité. Cela permet de s’éduquer davantage, de rentrer dans le marché du travail, d’avoir une maîtrise sur leur carrière et sur le timing de la construction de la famille », indique Roland Rathelot. Les femmes se marient plus tard, accèdent ainsi à une meilleure éducation, occupent des professions auparavant considérées comme masculines. « L’augmentation de la main-d’œuvre féminine était un changement évolutif, mais le changement des attentes des femmes, de leur horizon, de leur sentiment d’identité, de leur nouvelle capacité à mieux contrôler leur destin, étaient des changements révolutionnaires », avance Claudia Goldin.
L’économiste américaine fait partie de la génération de chercheurs de la « révolution de la crédibilité ». Son travail sur la pilule correspond exactement à ces méthodes. « Le moyen de contraception s’est diffusé progressivement aux États-Unis, au fur et à mesure que les États ont fait évoluer leur législation. Goldin utilise le fait que cette diffusion se fasse à un rythme différent dans différents Etats pour déduire l’impact causal de la contraception. Il s’agit de combiner des approches empiriques causales et descriptives, avec le souci d’avoir un modèle formalisé », détaille Roland Rathelot.
Le plafond de verre des inégalités salariales
Entre 1950 et 1980, l’emploi des femmes américaines augmente donc très fortement. Dès 1980, les écarts entre les revenus des hommes et ceux des femmes commencent à se réduire. Claudia Goldin observe des « gains spectaculaires » pour les femmes dans les années 1980 et 1990. Jusque-là, la position des femmes sur le marché du travail ne fait que s’améliorer, en termes d’éducation, d’emploi, de réduction des inégalités salariales. Cependant, l’économiste note qu’à partir de la dernière décennie environ, les améliorations décélèrent voire s’arrêtent. « Dans l’histoire récente, elle constate une convergence sur l’éducation, les revenus, puis à un moment, les salaires arrêtent de se rapprocher. On peut appeler ça le plafond de verre », précise Sara Signorelli. En Europe, les femmes gagnent toujours 13 % de moins que les hommes. Pourtant, Claudia Goldin rappelle que dans tous les pays de l’OCDE, elles sont plus diplômées qu’eux.
« Dans toute cette partie de sa recherche, elle s’intéresse aux métiers qualifiés, ceux des femmes qui ont fait des études. Pourquoi ne gagnent-elles toujours pas autant que les hommes, malgré leur niveau d’éducation supérieur aux hommes ? », résume Sara Signorelli. Claudia Goldin avance plusieurs éléments d’explications. Pendant les dernières décennies, les revenus des femmes diplômées de l’enseignement supérieur ont moins augmenté. Par ailleurs, leurs salaires diminuent avec l’âge. Enfin, les différences entre les genres varient énormément selon les secteurs d’emploi.
Les emplois « cupides » et les emplois flexibles
Il s’agit d’une des principales clés de compréhension de ces inégalités, selon Claudia Goldin. Cette dernière distingue deux types d’emploi. Les professions « cupides », très rémunérées, demandent beaucoup de temps et d’engagement continuel au-delà des horaires de travail classiques. « Quand les enfants arrivent, les femmes sont plus nombreuses à s’en occuper et choisissent donc des emplois plus flexibles, moins rémunérés, qui demandent moins de disponibilité », explique Sara Signorelli. Pour Claudia Goldin, les inégalités salariales pourraient être réduites en réorganisant les conditions de travail. « Le moyen le plus simple est de créer des substituts efficaces entre les travailleurs, ce qui a été fait dans diverses professions qui utilisent les technologies de l’information pour transmettre des informations et transférer des clients », avance-t-elle dans son discours de 2023.
En s’intéressant à la place des femmes dans le marché du travail et aux inégalités, Claudia Goldin a contribué à développer le champ du genre au sein de l’économie du travail. Une littérature très conséquente a pu ainsi voir le jour sous son influence. Pour le chercheur Roland Rathelot, l’un de ses héritages majeur est également sa méthode scientifique. « Claudia Goldin est une grande théoricienne. Elle fait des allers-retours entre la formulation d’hypothèses modélisatrices, des modèles théoriques, formalisés, sur le comportement des acteurs sur le marché du travail et des résultats empiriques qui apportent du soutien à ses hypothèses de travail », commente le professeur. Claudia Goldin observe le temps long, avec l’utilisation de données et de citations historiques. Elle rassemble des indices, à la manière d’une détective, pour comprendre les tendances macro-économiques qui s’en détachent. Comprendre d’où on vient permet ainsi de nourrir les réflexions sur l’emploi des femmes de nos jours.