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Pourquoi une inflation forte est-elle apparue dans la zone euro ?

Patrick_Artus
Patrick Artus
chef économiste chez Natixis
En bref
  • Le risque de conserver une inflation forte et durable est nettement plus élevé dans la zone euro qu'aux États-Unis.
  • C’est dû à la hausse des salaires, la hausse des taux de marges bénéficiaires des entreprises et une politique monétaire moins restrictive qu’aux États-Unis.
  • Depuis 2017, la zone euro est passée d'un régime d'insuffisance de la demande à un régime d'insuffisance de l'offre, ce qui a provoqué l’inflation.
  • Les causes de la limitation de la production en zone euro : l’insuffisance des équipements et les difficultés d’embauche.
  • En 2023 et 2024, la croissance attendue (0,8 % en 2023, 1,5 % en 2024) sera supérieure à la croissance de la production potentielle.

L’in­fla­tion de la zone euro est plus inquié­tante et prob­a­ble­ment plus durable que l’in­fla­tion des États-Unis. L’in­fla­tion hors énergie et ali­men­ta­tion (sous-jacente) est tou­jours égale à 5,5 % aux États-Unis au print­emps 2023, mais la mesure aux États-Unis de l’in­fla­tion a comme par­tic­u­lar­ité d’ac­corder un poids extrême­ment élevé (38 % dans l’in­fla­tion sous-jacente) aux loy­ers effec­tifs et aux loy­ers imputés aux pro­prié­taires de logements.

Ce poste aug­mente de 8 % sur un an, mais on doit atten­dre un recul de la hausse des loy­ers assez vio­lent au sec­ond semes­tre 2023, tirée par le recul des prix de l’im­mo­bili­er rési­den­tiel. Si on con­sid­ère l’in­fla­tion hors énergie, hors ali­men­ta­tion et hors loy­ers aux États-Unis, elle est rev­enue de presque 8 % au début de 2022 à 3,8 % en avril 2023. L’inflation améri­caine va con­tin­uer à reculer, parce que la crois­sance est faible (inférieure à 1 % en 2023), parce que le marché du tra­vail se détend un peu, et que les salaires ralentissent.

Inflation américaine et française : quelles différences ?

Cette sit­u­a­tion de l’in­fla­tion améri­caine est très dif­férente de celle de l’in­fla­tion de la zone euro. La hausse des loy­ers est restée rel­a­tive­ment faible dans la zone euro (2,9 % sur un an) et mal­gré cela, l’in­fla­tion hors énergie et ali­men­ta­tion atteint 7,3 % en avril 2023, soit plus de 4 points de plus que l’in­fla­tion hors énergie, ali­men­ta­tion et loy­ers aux États-Unis.

Cet écart con­sid­érable entre les rythmes d’in­fla­tion de la zone euro et des États-Unis est dû à trois caus­es. D’abord, des hauss­es de salaires plus fortes (5½ % atten­dus au pre­mier trimestre 2023 dans la zone euro, con­tre à peine plus de 4 % aux États-Unis). Ensuite, une hausse des taux de marges béné­fi­ci­aires des entre­pris­es depuis le début de 2021, qui a ajouté 1 point ½ par an à l’in­fla­tion, alors que les marges béné­fi­ci­aires des entre­pris­es bais­sent aux États-Unis depuis le début de 2021, réduisant au con­traire l’inflation de 1 point ½ par an sur cette période. 

Enfin, le fait que la poli­tique moné­taire est net­te­ment plus restric­tive aux États-Unis : le taux d’in­térêt des Fed Funds est de 5¼ % avec une infla­tion sous-jacente inclu­ant les loy­ers de 5,5 % ; dans la zone euro, le taux repo (le taux de refi­nance­ment) est de 4 ¾ % avec une infla­tion hors énergie et ali­men­ta­tion de 7,3 % ; rel­a­tive­ment à l’in­fla­tion, le taux d’in­térêt directeur de la BCE est 300 points de base plus bas que celui de la Réserve Fédérale, ce qui favorise le main­tien d’une infla­tion forte dans la zone euro.

On peut donc con­clure de l’ob­ser­va­tion des évo­lu­tions récentes que le risque de con­serv­er une infla­tion forte et durable est net­te­ment plus élevé dans la zone euro qu’aux États-Unis. Mais il faut com­pren­dre quels sont les mécan­ismes qui ont causé l’ap­pari­tion de cette infla­tion forte en Europe.

Les causes de la limitation de la production

Il est instruc­tif de par­tir d’une enquête très intéres­sante menée par la Com­mis­sion Européenne auprès des entre­pris­es européennes qui porte sur les fac­teurs qui lim­i­tent la pro­duc­tion dans l’in­dus­trie et dans les services.

De 2010 à 2016, le fac­teur essen­tiel qui lim­ite la pro­duc­tion est l’in­suff­i­sance de la demande. On se situe alors dans un régime dit « keynésien » : s’il y avait eu davan­tage de deman­des, les entre­pris­es auraient pu pro­duire davan­tage. Le régime d’in­suff­i­sance de demande réap­pa­raît tran­si­toire­ment en 2020 en rai­son de la crise du Covid.

Mais de 2017 à 2019, puis de 2021 à aujour­d’hui, les caus­es de la lim­i­ta­tion de la pro­duc­tion sont totale­ment dif­férentes. Les entre­pris­es ne men­tion­nent plus l’in­suff­i­sance de la demande mais d’une part, l’in­suff­i­sance des équipements, et d’autre part, les dif­fi­cultés d’embauche.

C’est la crise du Covid, avec la chute induite de la demande, qui a retardé l’ap­pari­tion de l’in­fla­tion dans la zone euro.

Les caus­es sont cohérentes avec l’évo­lu­tion de l’in­vestisse­ment des entre­pris­es et avec celle du marché du tra­vail dans la zone euro. Le taux d’in­vestisse­ment des entre­pris­es de la zone euro baisse con­sid­érable­ment en 2008 et 2009 avec la crise des sub­primes, et reste très déprimé jusqu’en 2018. Il ne retrou­ve son niveau de 2007 qu’en 2019, avant de reculer à nou­veau. Cette sit­u­a­tion chronique de sous-investisse­ment est bien cohérente avec la déc­la­ra­tion des entre­pris­es selon laque­lle c’est l’in­suff­i­sance des équipements qui provoque la perte de production.

Par ailleurs, les dif­fi­cultés de recrute­ment des entre­pris­es passent net­te­ment au-dessus de la nor­male de 2017 à 2019, et devi­en­nent extrême­ment élevées au milieu de l’an­née 2021, et le restent aujour­d’hui. Le ratio du nom­bre d’emplois vacants au nom­bre de chômeurs (dit ratio de Bev­eridge) passe de 0,15 en 2016 à 0,30 en 2019 et à 0,50 en 2022 et au début de 2023 : on com­prend donc que les entre­pris­es men­tion­nent les dif­fi­cultés de recrute­ment comme cause de perte de production.

Quelles perspectives futures ?

Depuis 2017, et à l’ex­cep­tion de l’an­née 2020, la zone euro est donc passée d’un régime d’in­suff­i­sance de la demande à un régime d’in­suff­i­sance de l’of­fre de biens et ser­vices (d’excès de demande), et ce autant à cause de l’in­suff­i­sance des équipements disponibles que de l’in­suff­i­sance des ressources en emplois. Il n’est pas éton­nant alors que l’inflation soit apparue. En fait, s’il n’y avait pas eu la crise du Covid, l’in­fla­tion serait apparue plus tôt : les salaires aug­mentent de moins de 2 % par an de 2011 à 2016, accélèrent jusqu’à 3 % en 2019, rechutent en 2021, et réac­célèrent de 2 % à 5 % par an au début de 2021 à la fin de 2022 ; c’est la crise du Covid, avec la chute induite de la demande, qui a retardé l’ap­pari­tion de l’in­fla­tion dans la zone euro.

L’inflation est donc solide­ment instal­lée dans la zone euro, avec la rareté des équipements et la rareté du tra­vail. Quelles sont les per­spec­tives ? L’in­fla­tion ne reculera sig­ni­fica­tive­ment dans la zone euro que si son économie revient à une sit­u­a­tion d’in­suff­i­sance de la demande, sorte de la sit­u­a­tion d’ex­cès de demande. Mais il est très peu prob­a­ble que ceci se pro­duise en 2023 ou 2024, en rai­son de la stag­na­tion de la pro­duc­tiv­ité du tra­vail et du recul de la pop­u­la­tion en âge de travailler.

Ces deux évo­lu­tions font appa­raître une crois­sance poten­tielle très faible, même en ten­ant compte de la hausse du taux d’emploi (de la pro­por­tion de la pop­u­la­tion en âge de tra­vailler et qui a un emploi). En 2023 et 2024, la crois­sance atten­due (0,8 % en 2023, 1,5 % en 2024) sera donc supérieure à la crois­sance de la pro­duc­tion poten­tielle, et il appa­raî­tra donc un excès de demande encore plus grand qu’aujourd’hui.

Les antic­i­pa­tions d’in­fla­tion de la BCE ou des marchés financiers (infla­tion à peine supérieure à 2 % à la fin de 2024) sont prob­a­ble­ment con­sid­érable­ment plus faibles que l’in­fla­tion qui va se réaliser.

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