Pourquoi une inflation forte est-elle apparue dans la zone euro ?
- Le risque de conserver une inflation forte et durable est nettement plus élevé dans la zone euro qu'aux États-Unis.
- C’est dû à la hausse des salaires, la hausse des taux de marges bénéficiaires des entreprises et une politique monétaire moins restrictive qu’aux États-Unis.
- Depuis 2017, la zone euro est passée d'un régime d'insuffisance de la demande à un régime d'insuffisance de l'offre, ce qui a provoqué l’inflation.
- Les causes de la limitation de la production en zone euro : l’insuffisance des équipements et les difficultés d’embauche.
- En 2023 et 2024, la croissance attendue (0,8 % en 2023, 1,5 % en 2024) sera supérieure à la croissance de la production potentielle.
L’inflation de la zone euro est plus inquiétante et probablement plus durable que l’inflation des États-Unis. L’inflation hors énergie et alimentation (sous-jacente) est toujours égale à 5,5 % aux États-Unis au printemps 2023, mais la mesure aux États-Unis de l’inflation a comme particularité d’accorder un poids extrêmement élevé (38 % dans l’inflation sous-jacente) aux loyers effectifs et aux loyers imputés aux propriétaires de logements.
Ce poste augmente de 8 % sur un an, mais on doit attendre un recul de la hausse des loyers assez violent au second semestre 2023, tirée par le recul des prix de l’immobilier résidentiel. Si on considère l’inflation hors énergie, hors alimentation et hors loyers aux États-Unis, elle est revenue de presque 8 % au début de 2022 à 3,8 % en avril 2023. L’inflation américaine va continuer à reculer, parce que la croissance est faible (inférieure à 1 % en 2023), parce que le marché du travail se détend un peu, et que les salaires ralentissent.
Inflation américaine et française : quelles différences ?
Cette situation de l’inflation américaine est très différente de celle de l’inflation de la zone euro. La hausse des loyers est restée relativement faible dans la zone euro (2,9 % sur un an) et malgré cela, l’inflation hors énergie et alimentation atteint 7,3 % en avril 2023, soit plus de 4 points de plus que l’inflation hors énergie, alimentation et loyers aux États-Unis.
Cet écart considérable entre les rythmes d’inflation de la zone euro et des États-Unis est dû à trois causes. D’abord, des hausses de salaires plus fortes (5½ % attendus au premier trimestre 2023 dans la zone euro, contre à peine plus de 4 % aux États-Unis). Ensuite, une hausse des taux de marges bénéficiaires des entreprises depuis le début de 2021, qui a ajouté 1 point ½ par an à l’inflation, alors que les marges bénéficiaires des entreprises baissent aux États-Unis depuis le début de 2021, réduisant au contraire l’inflation de 1 point ½ par an sur cette période.
Enfin, le fait que la politique monétaire est nettement plus restrictive aux États-Unis : le taux d’intérêt des Fed Funds est de 5¼ % avec une inflation sous-jacente incluant les loyers de 5,5 % ; dans la zone euro, le taux repo (le taux de refinancement) est de 4 ¾ % avec une inflation hors énergie et alimentation de 7,3 % ; relativement à l’inflation, le taux d’intérêt directeur de la BCE est 300 points de base plus bas que celui de la Réserve Fédérale, ce qui favorise le maintien d’une inflation forte dans la zone euro.
On peut donc conclure de l’observation des évolutions récentes que le risque de conserver une inflation forte et durable est nettement plus élevé dans la zone euro qu’aux États-Unis. Mais il faut comprendre quels sont les mécanismes qui ont causé l’apparition de cette inflation forte en Europe.
Les causes de la limitation de la production
Il est instructif de partir d’une enquête très intéressante menée par la Commission Européenne auprès des entreprises européennes qui porte sur les facteurs qui limitent la production dans l’industrie et dans les services.
De 2010 à 2016, le facteur essentiel qui limite la production est l’insuffisance de la demande. On se situe alors dans un régime dit « keynésien » : s’il y avait eu davantage de demandes, les entreprises auraient pu produire davantage. Le régime d’insuffisance de demande réapparaît transitoirement en 2020 en raison de la crise du Covid.
Mais de 2017 à 2019, puis de 2021 à aujourd’hui, les causes de la limitation de la production sont totalement différentes. Les entreprises ne mentionnent plus l’insuffisance de la demande mais d’une part, l’insuffisance des équipements, et d’autre part, les difficultés d’embauche.
C’est la crise du Covid, avec la chute induite de la demande, qui a retardé l’apparition de l’inflation dans la zone euro.
Les causes sont cohérentes avec l’évolution de l’investissement des entreprises et avec celle du marché du travail dans la zone euro. Le taux d’investissement des entreprises de la zone euro baisse considérablement en 2008 et 2009 avec la crise des subprimes, et reste très déprimé jusqu’en 2018. Il ne retrouve son niveau de 2007 qu’en 2019, avant de reculer à nouveau. Cette situation chronique de sous-investissement est bien cohérente avec la déclaration des entreprises selon laquelle c’est l’insuffisance des équipements qui provoque la perte de production.
Par ailleurs, les difficultés de recrutement des entreprises passent nettement au-dessus de la normale de 2017 à 2019, et deviennent extrêmement élevées au milieu de l’année 2021, et le restent aujourd’hui. Le ratio du nombre d’emplois vacants au nombre de chômeurs (dit ratio de Beveridge) passe de 0,15 en 2016 à 0,30 en 2019 et à 0,50 en 2022 et au début de 2023 : on comprend donc que les entreprises mentionnent les difficultés de recrutement comme cause de perte de production.
Quelles perspectives futures ?
Depuis 2017, et à l’exception de l’année 2020, la zone euro est donc passée d’un régime d’insuffisance de la demande à un régime d’insuffisance de l’offre de biens et services (d’excès de demande), et ce autant à cause de l’insuffisance des équipements disponibles que de l’insuffisance des ressources en emplois. Il n’est pas étonnant alors que l’inflation soit apparue. En fait, s’il n’y avait pas eu la crise du Covid, l’inflation serait apparue plus tôt : les salaires augmentent de moins de 2 % par an de 2011 à 2016, accélèrent jusqu’à 3 % en 2019, rechutent en 2021, et réaccélèrent de 2 % à 5 % par an au début de 2021 à la fin de 2022 ; c’est la crise du Covid, avec la chute induite de la demande, qui a retardé l’apparition de l’inflation dans la zone euro.
L’inflation est donc solidement installée dans la zone euro, avec la rareté des équipements et la rareté du travail. Quelles sont les perspectives ? L’inflation ne reculera significativement dans la zone euro que si son économie revient à une situation d’insuffisance de la demande, sorte de la situation d’excès de demande. Mais il est très peu probable que ceci se produise en 2023 ou 2024, en raison de la stagnation de la productivité du travail et du recul de la population en âge de travailler.
Ces deux évolutions font apparaître une croissance potentielle très faible, même en tenant compte de la hausse du taux d’emploi (de la proportion de la population en âge de travailler et qui a un emploi). En 2023 et 2024, la croissance attendue (0,8 % en 2023, 1,5 % en 2024) sera donc supérieure à la croissance de la production potentielle, et il apparaîtra donc un excès de demande encore plus grand qu’aujourd’hui.
Les anticipations d’inflation de la BCE ou des marchés financiers (inflation à peine supérieure à 2 % à la fin de 2024) sont probablement considérablement plus faibles que l’inflation qui va se réaliser.