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Pourquoi la Banque centrale européenne veut numériser l’euro

Marc Olivier Strauss-Kahn
Marc-Olivier Strauss-Kahn
directeur général honoraire de la Banque de France (BDF)

[Cet arti­cle est la syn­thèse d’une analyse appro­fondie pub­liée sur vari​ances​.eu, la revue des alum­ni d’ENSAE Paris. Pour lire l’article orig­i­nal, cliquez ici.]

La Banque cen­trale européenne (BCE) devrait annon­cer à la mi-2021 un pro­jet d’euro numérique con­crétisé d’ici 5 ans. Les États-Unis pour­raient suiv­re, mais plus tard, avec leur « dig­i­tal dol­lar ». Ce pro­jet de Mon­naie Numérique de Banque Cen­trale fait déjà couler beau­coup d’encre. En ter­mes sim­ples : que sera cet euro dig­i­tal, pourquoi intéresse-t-il la BCE et com­ment le met­tre en place ?

Qu’est-ce qu’une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) ?

Pour rap­pel, seules les espèces physiques – pièces et bil­lets –, appelées mon­naie « fidu­ci­aire » (à savoir de con­fi­ance), sont émis­es par l’autorité sou­veraine et ont cours légal dans un pays : elles ne peu­vent y être refusées en paiement. La mon­naie dite « scrip­turale » (en par­tie con­sti­tuée des dépôts ban­caires) est créée par les ban­ques super­visées et régulées, et peut être trans­férée élec­tron­ique­ment. Ces deux formes – fidu­ci­aire et scrip­turale – assurent ensem­ble les trois fonc­tions de la mon­naie : unité de compte, moyen de paiement et réserve de valeur (pourvu que l’inflation reste faible).

Une MNBC (CBDC en anglais, pour « Cen­tral Bank Dig­i­tal Cur­ren­cy ») réu­nit les avan­tages de ces deux formes moné­taires. 1/ Elle représente une créance auprès de la banque cen­trale aus­si sûre que le bil­let (et donc plus qu’un dépôt ban­caire) ; 2/ Elle est acces­si­ble à tous, comme le bil­let (alors qu’actuellement, seules les ban­ques ont un compte à la banque cen­trale) ; 3/ Mais elle est élec­tron­ique et peut être util­isée à dis­tance (au con­traire du bil­let). Elle est donc au cœur du sché­ma ci-dessous.

En quoi l’euro dig­i­tal dif­fér­erait-il du Diem ou du Bitcoin ?

La MNBC ne doit pas être con­fon­due avec les « sta­ble­coins », ces act­ifs élec­tron­iques qui com­men­cent à être pro­duits par le secteur privé mais sont indexés sur des mon­naies exis­tantes. L’exemple le plus con­nu de ces sta­ble­coins reste le Diem, ini­tiale­ment dénom­mé Libra par Face­book dès 2019, mais tou­jours en pro­jet. Les sta­ble­coins, émis par des entités non super­visées, présen­tent des risques pour la sta­bil­ité moné­taire et finan­cière (pro­tec­tion des don­nées, poten­tiels oli­gop­o­les mon­di­aux, etc.).

La MNBC dif­fère égale­ment des cryp­to-act­ifs (appelés à tort « cryp­tomon­naies »), dont la valeur n’est fondée sur aucune mon­naie exis­tante. La valeur du Bit­coin, exem­ple le plus célèbre, est extra­or­di­naire­ment volatile parce qu’elle est basée sur sa rareté annon­cée (au max­i­mum 21 mil­lions d’unités) et ses coûts de pro­duc­tion économiques et envi­ron­nemen­taux crois­sants. Ain­si, une trans­ac­tion en Bit­coin con­somme actuelle­ment l’énergie néces­saire à un demi-mil­lion de trans­ac­tions par carte. Cela lim­ite aus­si son exten­si­bil­ité (scal­a­bil­ité) pour­tant essen­tielle à une mon­naie. Les cryp­to-act­ifs sont néan­moins des act­ifs spécu­lat­ifs demandés, qui doivent être régle­men­tés1.

Pourquoi numéris­er la monnaie ?

D’une part pour con­serv­er un con­trôle pub­lic sur la créa­tion moné­taire face à la con­cur­rence privée. La MNBC four­nit un com­plé­ment au bil­let, dont l’usage pour trans­ac­tion baisse (en vol­ume et en valeur) mais dont le stock émis aug­mente (thésauri­sa­tion). Il s’agit là de pro­pos­er un act­if moné­taire garan­ti par l’État dans un monde numérisé incer­tain. La mon­naie est un bien pub­lic, et la banque cen­trale doit pro­pos­er une alter­na­tive sans risque aux act­ifs numérisés émis par des entités privées non super­visées. Il y a aus­si une dimen­sion géopoli­tique : des mon­naies numériques étrangères (publiques ou privées) risquent de désta­bilis­er, sinon d’évincer, les mon­naies nationales, comme dans le cas d’une « dol­lar­i­sa­tion » d’économies en développement. 

D’autre part, une mon­naie numérique per­met de ren­dre moins coû­teux et plus sûrs (avec moin­dre risque de perte et de vol) les moyens de paiement nationaux ou trans­fron­tières – notam­ment pour les pays émer­gents, mais aus­si les États-Unis et le Roy­aume-Uni. Selon les enquêtes de la Banque des Règle­ments inter­na­tionaux (BRI), c’est aus­si pour ren­forcer l’in­clu­sion finan­cière, surtout dans les régions en développe­ment, et accélér­er partout la tran­si­tion numérique,ce qu’escompte égale­ment la BCE2.

Com­ment con­cevoir une mon­naie numérique ?

D’ici la numéri­sa­tion effec­tive de l’euro, divers choix restent à faire, notam­ment quant à l’é­ten­due du parte­nar­i­at pub­lic-privé, à l’équilibre con­fi­den­tial­ité-con­for­mité, et au cadre juridique. Il en va de la con­fi­ance dans la monnaie. 

Sché­ma pyra­mi­dal de la BRI : les préférences des con­som­ma­teurs (à gauche) cor­re­spon­dent à autant de choix à faire par la banque cen­trale (à droite)3.

La BCE optera prob­a­ble­ment pour une archi­tec­ture (base rouge de la pyra­mide) hybride : elle ne délèguera pas inté­grale­ment la ges­tion de l’euro numérisé au secteur privé, mais ne le gèr­era pas non plus directe­ment. Dans son rap­port de 2020, elle explique ain­si que des « inter­mé­di­aires privés super­visés seraient les mieux placés pour fournir des ser­vices aux­il­i­aires » et qu’un « mod­èle dans lequel l’ac­cès à l’eu­ro numérique serait inter­médié par le secteur privé est donc préférable. »

La BCE doit aus­si tranch­er la ques­tion de l’infrastructure tech­nique (niveau jaune). Celle-ci pour­rait être cen­tral­isée sur une plate­forme unique ou faire appel à un reg­istre dis­tribué (dis­trib­uted ledger) via un réseau décen­tral­isé d’ordinateurs, ce qui peut pos­er un prob­lème d’extensibilité. 

Le niveau vert cor­re­spond notam­ment à l’arbitrage entre pro­tec­tion de la vie privée, favorisée par le choix d’un jeton (« token », comme le bil­let au por­teur), et con­for­mité régle­men­taire ; celle-ci pour­rait néces­siter un compte pour trac­er les trans­ac­tions, notam­ment afin d’éviter tout blanchi­ment d’argent ou finance­ment du terrorisme.

La pointe (bleue) de la pyra­mide se réfère à l’interopérabilité, à savoir la capac­ité de la MNBC à faire le lien entre marchés de gros et de détail en étant reliée aux sys­tèmes de paiement nationaux et trans­fron­tières. Ain­si, les bil­lets sont spé­ci­fiques à chaque zone moné­taire, mais respectent des normes mon­di­ales leur per­me­t­tant d’être échangés.

Finale­ment, et out­re divers aspects tech­niques (risques cyberné­tiques, trans­ac­tions hors ligne, etc.), des con­sid­éra­tions juridiques doivent être clar­i­fiées. Celles-ci inclu­ent : la base légale d’émission numérique, les impli­ca­tions juridiques de dif­férents for­mats et l’applicabilité des lég­is­la­tions de la zone moné­taire à la banque cen­trale comme émet­teur. Sans entr­er dans les détails, une com­bi­nai­son d’articles du Traité sur le Fonc­tion­nement de l’Union européenne et du Statut du Sys­tème européen de banque cen­trale devrait le per­me­t­tre, selon le Rap­port BCE de 2020.

Les inno­va­tions ont mar­qué l’histoire des mon­naies. Une MNBC sera une belle étape de plus dans « l’Odyssée des Espèces ». Le besoin des ban­ques cen­trales d’accélérer le proces­sus en cours est clair, notam­ment en parte­nar­i­at avec le secteur privé. Des cryp­to-act­ifs ou sta­ble­coins au pro­jet de MNBC comme l’euro numérique, un principe général sem­ble tou­jours s’appliquer : « le privé ini­tie, l’Etat cod­i­fie ou s’approprie ».

1 https://​www​.law​.ox​.ac​.uk/​b​u​s​i​n​e​s​s​-​l​a​w​-​b​l​o​g​/​b​l​o​g​/​2​0​2​0​/​1​1​/​m​a​r​k​e​t​s​-​c​r​y​p​t​o​-​a​s​s​e​t​s​-​r​e​g​u​l​a​t​i​o​n​-​m​i​c​a​-​a​n​d​-​e​u​-​d​i​g​i​t​a​l​-​f​i​n​a​n​c​e​-​s​t​r​ategy
2https://​www​.banque​-france​.fr/​s​i​t​e​s​/​d​e​f​a​u​l​t​/​f​i​l​e​s​/​m​e​d​i​a​/​2​0​2​0​/​1​2​/​0​7​/​5​0​6​t​f​2​0​_​r​e​p​o​r​t​_​o​n​_​a​_​d​i​g​i​t​a​l​_​e​u​r​o​_​v​e​r​s​i​o​n​_​f​i​n​a​l​e.pdf
3https://​www​.bis​.org/​p​u​b​l​/​q​t​r​p​d​f​/​r​_​q​t​2​0​0​3​j.htm

Auteurs

Marc Olivier Strauss-Kahn

Marc-Olivier Strauss-Kahn

directeur général honoraire de la Banque de France (BDF)

Marc-Olivier Strauss-Kahn est Directeur général honoraire de la Banque de France (BDF), Senior Fellow à l’Atlantic Council, enseignant et membre de conseils d’administration privés ou associatifs, dont celui de Citéco, 1er musée d’éducation économique d’Europe. En 2001-08 et 2012-17, il fut Chef Economiste et membre du Comité de Direction de la BDF, représentant français dans des instances tel le G20 ou à la BRI, l’OCDE et le FMI. Il travailla aussi dans ces trois dernières institutions, à la FED et la BID. Il est diplômé de l’ESSEC, de Sciences Po Paris, et des Universités de la Sorbonne, de Nanterre et de Chicago.

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