Les guerres commerciales sont-elles bénéfiques ?
Essayons d’exposer simplement les principales conclusions de la théorie et de l’histoire des guerres commerciales.
Les leçons de l’histoire
(i) Très généralement les représailles commerciales punissent les initiateurs d’un conflit commercial. On utilise souvent pour montrer cela l’exemple du Hawley-Smoot Tariff Act qui en juin 1930 augmente des droits de douane aux États-Unis sur 890 produits du code tarifaire américain. Le taux de protection de l’économie américaine monte alors substantiellement, non seulement à cause de cette loi, mais aussi du fait de la déflation des prix : comme les douanes US appliquent de nombreux droits spécifiques (US$ par unité), la baisse des prix mondiaux fait croître le taux de protection pour un droit constant.
Les partenaires commerciaux importants des États-Unis exercent ensuite des représailles sévères : Canada, Angleterre, Cuba, France, Espagne, Italie… Alors que le commerce mondial plonge, tant en valeur qu’en volume, la part des États-Unis dans celui-ci diminue fortement, tant et si bien que la gestion de la crise par les républicains au pouvoir (Hoover) est le sujet central de l’élection présidentielle de 1932 Le démocrate Roosevelt gagne l’élection et adopte dès 1934 le Reciprocal Trade Agreement Act qui donne au Président américain la prérogative de négocier des traités de libéralisation commerciale. Bref, après l’adoption d’une loi protectionniste et des représailles des partenaires, il convient de négocier des accords de libéralisation, tant cela a été coûteux pour tout le monde.
(ii) Dans une guerre bilatérale entre un grand et un petit pays, le grand pays peut y gagner (ou ne pas pratiquement être affecté) et le petit pays y perdre beaucoup. Quelques cas de guerres commerciales à la fin du XIXe siècle l’ont bien montré : guerre commerciale entre la France et l’Italie entre 1886 et 1898, entre la France et la Suisse entre 1892 et 1895, entre l’Allemagne et la Russie en 1893–1894. Il faut comprendre ici que ce n’est pas tant la taille économique qui compte, mais la part que du « grand pays » dans le total des exportations du « petit pays », et dans son activité économique. En 1891, la France absorbe 18,6% des exportations suisses et la Suisse étant un petit pays, ces exportations représentent une large part de son PIB. En arrêtant pratiquement d’importer depuis la Suisse, la France inflige un tort économique considérable à son voisin.
(iii) Les deux cas de figure précédents ne sont pas tout à fait satisfaisants car d’une part le conflit commercial d’aujourd’hui ne concerne potentiellement que quelques produits, l’acier et l’aluminium, et d’autre part il y a aujourd’hui une organisation commerciale multilatérale qui offre un cadre de résolution des conflits commerciaux. Cela fait une grande différence. On pourrait donc compléter ce tableau par l’évocation de deux autres guerres commerciales, la guerre des poulets (1962–64) et la guerre du maïs (1986–87).
Le premier conflit est provoqué par l’adoption par l’Allemagne du tarif extérieur commun de la Communauté économique européenne (CEE). Cela accroît les droits de douane payés par les exportateurs américains de poulet, qui perdent rapidement le marché allemand au bénéfice des exportateurs français et néerlandais, qui ne sont pas soumis à ces taxes. Les États-Unis demandent réparation et menacent de représailles les camions allemands, le cognac français et la dextrine néerlandaise. Le conflit ne concerne que peu de secteurs, mais en outre il bénéficie de l’intermédiation de l’Accord Général sur les Tarifs et le Commerce (GATT en anglais). Les Européens refusent de céder et les États-Unis peuvent relever, en accord avec l’institution internationale, les droits de douane sur ces produits européens.
Le second conflit est similaire, mais il concerne l’entrée de l’Espagne dans la CEE et le secteur du maïs. C’est encore les exportations de la France qui profitent de l’ouverture du marché espagnol au détriment des exportateurs américains et c’est encore le cognac, entre autres, qui fait l’objet de menaces de représailles américaines. La CEE cède et accorde aux États-Unis un contingent annuel à taux réduit d’importation de maïs.
On peut tirer plusieurs enseignements de ces deux conflits. D’abord il y a des disputes commerciales (elles ne concernent qu’un ou deux produits) qui ne dégénèrent pas forcément en guerres commerciales (conflits portant sur beaucoup des produits échangés, voire tous). Ensuite une dispute commerciale a plus de chances de trouver une « issue pacifique » si elle est arbitrée par une juridiction internationale. Aujourd’hui, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) offre une procédure de règlement des différends. Enfin, que les représailles commerciales s’exercent souvent sur des produits stratégiquement choisis : des groupes de pression concentrés géographiquement et qui ont un poids politique important (le cognac en est une belle illustration).
La rationalité de ce choix relève uniquement de la théorie des jeux (la menace doit faire peur) et non pas de la théorie économique (sanctionner les consommateurs américains de cognac en les privant de ce produit n’indemnise pas les exportateurs américains de poulet). Notons enfin que dans le cadre de la guerre du maïs, la menace américaine n’est pas exécutée, ce qui est la caractéristique d’une bonne menace. Les grands joueurs d’échec disent : « la menace est plus forte que l’exécution » 1.
Le fait que l’Union européenne inscrive ses représailles potentielles dans le cadre de l’OMC est fondamental car cela donne davantage d’opportunité à une solution qui ne dégénère pas en conflit généralisé. Il est aussi intéressant que l’Union européenne menace dès aujourd’hui les États-Unis de représailles, même si celles-ci s’inscrivent dans le cadre de l’OMC, donc ne seront appliquées (potentiellement) qu’après une procédure de plusieurs mois. Les produits sont bien choisis : la plupart du bourbon est distillé au Kentucky, État de Mitch McConnell, leader de la majorité républicaine au Sénat ; une bonne partie des Harley Davidson est construite à Milwaukee dans le Wisconsin, patrie de Paul Ryan, le speaker républicain de la Chambre. Bref, les Européens semblent avoir adopté la stratégie du « œil pour œil, dent pour dent », préconisée par Jacques Delors à l’époque de la guerre du maïs.
Comment réagira alors Donald Trump au verdict d’une institution qu’il ne porte pas dans son cœur ?
Quelques inconnues
Cette dispute pourrait donc ne pas dégénérer en « guerre commerciale » si elle reste dans le cadre de l’OMC. Néanmoins subsistent quelques inconnues. D’abord la réaction de la Chine qui dispose de capacités de représailles importantes contre les États-Unis. On pense bien évidemment au soja que la Chine importe des États-Unis pour des montants considérables : 14 milliards de US dollars pour la seule année 2017. Aux États-Unis, le secteur de l’aéronautique a réagi très négativement, en précisant que si la hausse du prix de l’acier et de l’aluminium résultant de cette décision ne se répercuterait que marginalement sur le prix de ses produits finis, les représailles potentielles de la Chine sur ses importations dans le secteur pourraient infliger un tort considérable à cette industrie américaine de pointe. Il y a aussi le secteur des terres rares, ces minerais stratégiques dont la production mondiale est largement contrôlée par la Chine. Il y a enfin les importantes réserves en US dollars détenues par la banque centrale chinoise.
L’autre inconnue concerne évidemment la réaction potentielle du Président américain à la décision de l’OMC : a priori il y a de fortes chances pour que les États-Unis perdent à une procédure de plainte initiée entre autres par l’Union européenne. Comment réagira alors Donald Trump au verdict d’une institution qu’il ne porte pas dans son cœur ?
Dans tous les cas de figure, Donald Trump impressionne une nouvelle fois par son absence de compréhension des mécanismes économiques de base. Il refuse de voir que le déficit commercial américain n’est pas causé par le protectionnisme étranger, mais surtout par un excès de demande et une insuffisance d’épargne dans son pays, et que s’il y a encore creusement du déficit public états-unien, le déficit commercial augmentera quasi mécaniquement.
Imposer du protectionnisme alors que les États-Unis sont proches du plein emploi n’a pas de sens : cela contribuera surtout à créer des pressions inflationnistes.
Protéger des industries intermédiaires, qui se situent en amont d’industries stratégiques ou d’industries intensives en travail (l’agro-alimentaire), est contre-productif en termes d’emplois. Il refuse enfin de comprendre que les partenaires commerciaux ont les moyens d’exercer des représailles commerciales contre son pays et le feront : comme dirait Jean-Claude Juncker, « on peut aussi être stupides » 2.
Cet article a été publié pour la première fois dans la Paris Innovation Review le 22/03/2018