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π Économie

Les guerres commerciales sont-elles bénéfiques ?

Antoine Bouët
Antoine Bouët
professeur d'économie à l'Université de Bordeaux

Essayons d’exposer sim­ple­ment les prin­ci­pales con­clu­sions de la théorie et de l’histoire des guer­res commerciales.

Les leçons de l’histoire

(i) Très générale­ment les repré­sailles com­mer­ciales punis­sent les ini­ti­a­teurs d’un con­flit com­mer­cial. On utilise sou­vent pour mon­tr­er cela l’exemple du Haw­ley-Smoot Tar­iff Act qui en juin 1930 aug­mente des droits de douane aux États-Unis sur 890 pro­duits du code tar­i­faire améri­cain. Le taux de pro­tec­tion de l’économie améri­caine monte alors sub­stantielle­ment, non seule­ment à cause de cette loi, mais aus­si du fait de la défla­tion des prix : comme les douanes US appliquent de nom­breux droits spé­ci­fiques (US$ par unité), la baisse des prix mon­di­aux fait croître le taux de pro­tec­tion pour un droit constant. 

Les parte­naires com­mer­ci­aux impor­tants des États-Unis exer­cent ensuite des repré­sailles sévères : Cana­da, Angleterre, Cuba, France, Espagne, Ital­ie… Alors que le com­merce mon­di­al plonge, tant en valeur qu’en vol­ume, la part des États-Unis dans celui-ci dimin­ue forte­ment, tant et si bien que la ges­tion de la crise par les répub­li­cains au pou­voir (Hoover) est le sujet cen­tral de l’élection prési­den­tielle de 1932 Le démoc­rate Roo­sevelt gagne l’élection et adopte dès 1934 le Rec­i­p­ro­cal Trade Agree­ment Act qui donne au Prési­dent améri­cain la prérog­a­tive de négoci­er des traités de libéral­i­sa­tion com­mer­ciale. Bref, après l’adoption d’une loi pro­tec­tion­niste et des repré­sailles des parte­naires, il con­vient de négoci­er des accords de libéral­i­sa­tion, tant cela a été coû­teux pour tout le monde.

(ii) Dans une guerre bilatérale entre un grand et un petit pays, le grand pays peut y gag­n­er (ou ne pas pra­tique­ment être affec­té) et le petit pays y per­dre beau­coup. Quelques cas de guer­res com­mer­ciales à la fin du XIXe siè­cle l’ont bien mon­tré : guerre com­mer­ciale entre la France et l’Italie entre 1886 et 1898, entre la France et la Suisse entre 1892 et 1895, entre l’Allemagne et la Russie en 1893–1894. Il faut com­pren­dre ici que ce n’est pas tant la taille économique qui compte, mais la part que du « grand pays » dans le total des expor­ta­tions du « petit pays », et dans son activ­ité économique. En 1891, la France absorbe 18,6% des expor­ta­tions suiss­es et la Suisse étant un petit pays, ces expor­ta­tions représen­tent une large part de son PIB. En arrê­tant pra­tique­ment d’importer depuis la Suisse, la France inflige un tort économique con­sid­érable à son voisin.

(iii) Les deux cas de fig­ure précé­dents ne sont pas tout à fait sat­is­faisants car d’une part le con­flit com­mer­cial d’aujourd’hui ne con­cerne poten­tielle­ment que quelques pro­duits, l’acier et l’aluminium, et d’autre part il y a aujourd’hui une organ­i­sa­tion com­mer­ciale mul­ti­latérale qui offre un cadre de réso­lu­tion des con­flits com­mer­ci­aux. Cela fait une grande dif­férence. On pour­rait donc com­pléter ce tableau par l’évocation de deux autres guer­res com­mer­ciales, la guerre des poulets (1962–64) et la guerre du maïs (1986–87). 

Le pre­mier con­flit est provo­qué par l’adoption par l’Allemagne du tarif extérieur com­mun de la Com­mu­nauté économique européenne (CEE). Cela accroît les droits de douane payés par les expor­ta­teurs améri­cains de poulet, qui per­dent rapi­de­ment le marché alle­mand au béné­fice des expor­ta­teurs français et néer­landais, qui ne sont pas soumis à ces tax­es. Les États-Unis deman­dent répa­ra­tion et men­a­cent de repré­sailles les camions alle­mands, le cognac français et la dex­trine néer­landaise. Le con­flit ne con­cerne que peu de secteurs, mais en out­re il béné­fi­cie de l’intermédiation de l’Accord Général sur les Tar­ifs et le Com­merce (GATT en anglais). Les Européens refusent de céder et les États-Unis peu­vent relever, en accord avec l’institution inter­na­tionale, les droits de douane sur ces pro­duits européens.

Le sec­ond con­flit est sim­i­laire, mais il con­cerne l’entrée de l’Espagne dans la CEE et le secteur du maïs. C’est encore les expor­ta­tions de la France qui prof­i­tent de l’ouverture du marché espag­nol au détri­ment des expor­ta­teurs améri­cains et c’est encore le cognac, entre autres, qui fait l’objet de men­aces de repré­sailles améri­caines. La CEE cède et accorde aux États-Unis un con­tin­gent annuel à taux réduit d’importation de maïs.

On peut tir­er plusieurs enseigne­ments de ces deux con­flits. D’abord il y a des dis­putes com­mer­ciales (elles ne con­cer­nent qu’un ou deux pro­duits) qui ne dégénèrent pas for­cé­ment en guer­res com­mer­ciales (con­flits por­tant sur beau­coup des pro­duits échangés, voire tous). Ensuite une dis­pute com­mer­ciale a plus de chances de trou­ver une « issue paci­fique » si elle est arbi­trée par une juri­dic­tion inter­na­tionale. Aujourd’hui, l’Organisation mon­di­ale du com­merce (OMC) offre une procé­dure de règle­ment des dif­férends. Enfin, que les repré­sailles com­mer­ciales s’exercent sou­vent sur des pro­duits stratégique­ment choi­sis : des groupes de pres­sion con­cen­trés géo­graphique­ment et qui ont un poids poli­tique impor­tant (le cognac en est une belle illustration). 

La ratio­nal­ité de ce choix relève unique­ment de la théorie des jeux (la men­ace doit faire peur) et non pas de la théorie économique (sanc­tion­ner les con­som­ma­teurs améri­cains de cognac en les pri­vant de ce pro­duit n’indemnise pas les expor­ta­teurs améri­cains de poulet). Notons enfin que dans le cadre de la guerre du maïs, la men­ace améri­caine n’est pas exé­cutée, ce qui est la car­ac­téris­tique d’une bonne men­ace. Les grands joueurs d’échec dis­ent : « la men­ace est plus forte que l’exécution » 1

Le fait que l’Union européenne inscrive ses repré­sailles poten­tielles dans le cadre de l’OMC est fon­da­men­tal car cela donne davan­tage d’opportunité à une solu­tion qui ne dégénère pas en con­flit général­isé. Il est aus­si intéres­sant que l’Union européenne men­ace dès aujourd’hui les États-Unis de repré­sailles, même si celles-ci s’inscrivent dans le cadre de l’OMC, donc ne seront appliquées (poten­tielle­ment) qu’après une procé­dure de plusieurs mois. Les pro­duits sont bien choi­sis : la plu­part du bour­bon est dis­til­lé au Ken­tucky, État de Mitch McConnell, leader de la majorité répub­li­caine au Sénat ; une bonne par­tie des Harley David­son est con­stru­ite à Mil­wau­kee dans le Wis­con­sin, patrie de Paul Ryan, le speak­er répub­li­cain de la Cham­bre. Bref, les Européens sem­blent avoir adop­té la stratégie du « œil pour œil, dent pour dent », pré­con­isée par Jacques Delors à l’époque de la guerre du maïs.

Com­ment réa­gi­ra alors Don­ald Trump au ver­dict d’une insti­tu­tion qu’il ne porte pas dans son cœur ?

Quelques inconnues

Cette dis­pute pour­rait donc ne pas dégénér­er en « guerre com­mer­ciale » si elle reste dans le cadre de l’OMC. Néan­moins sub­sis­tent quelques incon­nues. D’abord la réac­tion de la Chine qui dis­pose de capac­ités de repré­sailles impor­tantes con­tre les États-Unis. On pense bien évidem­ment au soja que la Chine importe des États-Unis pour des mon­tants con­sid­érables : 14 mil­liards de US dol­lars pour la seule année 2017. Aux États-Unis, le secteur de l’aéronautique a réa­gi très néga­tive­ment, en pré­cisant que si la hausse du prix de l’acier et de l’aluminium résul­tant de cette déci­sion ne se réper­cuterait que mar­ginale­ment sur le prix de ses pro­duits finis, les repré­sailles poten­tielles de la Chine sur ses impor­ta­tions dans le secteur pour­raient infliger un tort con­sid­érable à cette indus­trie améri­caine de pointe. Il y a aus­si le secteur des ter­res rares, ces min­erais stratégiques dont la pro­duc­tion mon­di­ale est large­ment con­trôlée par la Chine. Il y a enfin les impor­tantes réserves en US dol­lars détenues par la banque cen­trale chinoise.

L’autre incon­nue con­cerne évidem­ment la réac­tion poten­tielle du Prési­dent améri­cain à la déci­sion de l’OMC : a pri­ori il y a de fortes chances pour que les États-Unis per­dent à une procé­dure de plainte ini­tiée entre autres par l’Union européenne. Com­ment réa­gi­ra alors Don­ald Trump au ver­dict d’une insti­tu­tion qu’il ne porte pas dans son cœur ?

Dans tous les cas de fig­ure, Don­ald Trump impres­sionne une nou­velle fois par son absence de com­préhen­sion des mécan­ismes économiques de base. Il refuse de voir que le déficit com­mer­cial améri­cain n’est pas causé par le pro­tec­tion­nisme étranger, mais surtout par un excès de demande et une insuff­i­sance d’épargne dans son pays, et que s’il y a encore creuse­ment du déficit pub­lic états-unien, le déficit com­mer­cial aug­mentera qua­si mécaniquement.

Impos­er du pro­tec­tion­nisme alors que les États-Unis sont proches du plein emploi n’a pas de sens : cela con­tribuera surtout à créer des pres­sions inflationnistes.

Pro­téger des indus­tries inter­mé­di­aires, qui se situent en amont d’industries stratégiques ou d’industries inten­sives en tra­vail (l’agro-alimentaire), est con­tre-pro­duc­tif en ter­mes d’emplois. Il refuse enfin de com­pren­dre que les parte­naires com­mer­ci­aux ont les moyens d’exercer des repré­sailles com­mer­ciales con­tre son pays et le fer­ont : comme dirait Jean-Claude Junck­er, « on peut aus­si être stu­pides » 2.

Cet arti­cle a été pub­lié pour la pre­mière fois dans la Paris Inno­va­tion Review le 22/03/2018

1Sieg­bert Tar­rasch, cité par Saviel­ly Tar­takow­er dans Brévi­aire des échecs, Paris, Stock, 1936
2Déc­la­ra­tion à Ham­bourg le 2 mars 2018

Auteurs

Antoine Bouët

Antoine Bouët

professeur d'économie à l'Université de Bordeaux

Professeur d'économie à l'Université de Bordeaux, ainsi que chercheur senior au Groupe de Recherche en Économie Théorique et Appliquée (GREThA, Université de Bordeaux) et, depuis 2005, chercheur senior à l'International Food Policy Research Institute (Washington, DC).

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