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Les fragilités américaines face à la stratégie de Donald Trump

Patrick_Artus
Patrick Artus
chef économiste chez Natixis
En bref
  • La productivité par tête a progressé de 45 % aux États-Unis entre 2002 et la fin de 2024, contre seulement 10 % en Europe.
  • Cependant, l’économie américaine présente des faiblesses, comme une main-d'œuvre peu qualifiée et une faible maîtrise des compétences par les Américains eux-mêmes.
  • Les E-U disposent d’avantages comparatifs pour la production de services sophistiqués (technologie, information, finance), mais pas pour les biens manufacturés.
  • Avec les avantages comparatifs des E-U, le protectionnisme est inefficace pour le pays, contrairement à une politique de libre-échange pour les biens et services.
  • Les E-U doivent mettre en place une stratégie économique visant à renforcer leur avance sur la concurrence dans les secteurs de la finance et des technologies de l’information et de la communication.

Les forces de l’é­conomie améri­caine sont con­nues et large­ment dis­cutées, en par­ti­c­uli­er pour attir­er l’at­ten­tion sur les hand­i­caps de l’Eu­rope. La pro­duc­tiv­ité par tête a pro­gressé de 45 % aux États-Unis de 2002 à la fin de 2024, et de seule­ment de 10 % en Europe, ce qui explique l’é­cart de crois­sance sur la même péri­ode du Pro­duit Intérieur Brut (PIB) en vol­ume : 65 % aux États-Unis et 30 % en Europe (dans la zone euro). Cet écart est lié à l’ef­fort impor­tant de Recherche-Développe­ment des États-Unis (la R&D totale atteint 3,6 % du PIB con­tre 2,2 % du PIB de la zone euro), à la disponi­bil­ité de fonds impor­tants pour financer les investisse­ments à risque (en 2024, les fonds lev­és en ven­ture cap­i­tal atteignaient 250 mil­liards de dol­lars aux États-Unis, con­tre 110 mil­liards de dol­lars en Chine et 22 mil­liards de dol­lars en Europe), et au niveau élevé des investisse­ments en nou­velles tech­nolo­gies (infor­ma­tique, logi­ciels, intel­li­gence arti­fi­cielle…), qui avoi­sine 4 % du PIB aux États-Unis con­tre 2,3 % du PIB en Europe.

Un bilan économique à nuancer

Mais il ne faut pas oubli­er les mul­ti­ples faib­less­es de l’é­conomie améri­caine. D’abord, la main- d’œu­vre est peu qual­i­fiée, ce que mon­trent claire­ment les résul­tats de l’en­quête PIAAC de l’OCDE por­tant sur les com­pé­tences des adultes (le score glob­al PIAAC des États-Unis est de 251 con­tre 267 pour l’Alle­magne, 276 pour les Pays-Bas, et 285 pour le Japon). La faib­lesse de com­pé­tences des Améri­cains rend néces­saire une immi­gra­tion impor­tante (14,5 % des Améri­cains sont nés à l’é­tranger à la fin de 2024, con­tre 11,5 % en 2007 et 13 % en 2018), en par­ti­c­uli­er parce que la pro­por­tion d’im­mi­grés très qual­i­fiés est impor­tante (25,8 % des immi­grants en 2023 ont un diplôme d’é­tudes supérieures – Mas­ter ou PhD – con­tre 14,8 % de la pop­u­la­tion totale).

Les États-Unis, par ailleurs, sont sur une tra­jec­toire de désin­dus­tri­al­i­sa­tion con­stante. Le poids du secteur man­u­fac­turi­er dans le PIB est passé de 12,5 % en 2007 à 10,3 % à la fin de 2024 ; la bal­ance com­mer­ciale des biens est défici­taire de 100 mil­liards de dol­lars par mois. Nous utilis­erons ces évo­lu­tions plus tard pour car­ac­téris­er les avan­tages com­para­t­ifs des États-Unis.

Le déficit com­mer­cial con­stant a provo­qué l’ac­cu­mu­la­tion d’une dette extérieure nette très impor­tante, qui atteint 80 % du PIB en 2024. Par ailleurs, le taux d’emploi des 15–64 ans est faible aux États-Unis (72 %) par rap­port à son niveau en Alle­magne (78 %), au Japon (80 %) ou encore en Suède (77 %). Cet écart résulte des prob­lèmes de san­té aux­quels sont con­fron­tés de nom­breux améri­cains : 14 % des adultes améri­cains sont inaptes à tra­vailler et 25 % des Améri­cains n’ont pas ren­con­tré de médecins depuis plus d’un an en rai­son du coût élevé de la santé.

Enfin, les infra­struc­tures (de trans­port, élec­tron­iques, d’ad­duc­tion d’eau, des bâti­ments sco­laires) sont en mau­vais état aux États-Unis. Par exem­ple, 45 000 ponts et 20 % des routes sont forte­ment dégradés et 17 % des Améri­cains n’ont pas accès à Internet.

Quels avantages comparatifs et, en conséquence, quelle stratégie pour les États-Unis ?

Nous venons de voir la liste des forces (niveau élevé de Recherche-Développe­ment et des investisse­ments en nou­velles tech­nolo­gies) et des fragilités (désin­dus­tri­al­i­sa­tion, faib­lesse des com­pé­tences, prob­lèmes de san­té et faib­lesse du taux d’emploi ou encore mau­vais état des infra­struc­tures) de l’é­conomie américaine.

Il est nor­mal de con­clure, au vu de cette liste, que les États-Unis ont des avan­tages com­para­t­ifs pour la pro­duc­tion de ser­vices sophis­tiqués (ser­vices tech­nologiques, ser­vices d’in­for­ma­tions, ser­vices financiers), mais pas pour la pro­duc­tion de biens manufacturés.

En effet, la faib­lesse des com­pé­tences de la pop­u­la­tion active, le poids faible de l’in­dus­trie man­u­fac­turière dans l’é­conomie ou encore le déficit com­mer­cial pour les biens, révè­lent que les États-Unis ne dis­posent pas de la main‑d’œuvre ou des infra­struc­tures néces­saires au développe­ment de l’in­dus­trie. Le con­traste est clair entre le déficit com­mer­cial pour les biens man­u­fac­turés (1 600 mil­liards de dol­lars par an) et l’ex­cé­dent com­mer­cial pour les ser­vices (300 mil­liards de dol­lars par an). Il faut donc s’in­ter­roger sur la stratégie opti­male d’un pays qui a des avan­tages com­para­t­ifs – qui dis­pose des fac­teurs de pro­duc­tion néces­saires – pour la pro­duc­tion de ser­vices sophis­tiqués et non pas pour la pro­duc­tion de biens manufacturés.

Le libre-échange comme stratégie efficace pour les États-Unis

On voit claire­ment qu’une poli­tique pro­tec­tion­niste, compte tenu de la nature des avan­tages com­para­t­ifs des États-Unis, est une poli­tique inef­fi­cace pour le pays. Tax­er les impor­ta­tions de pro­duits man­u­fac­turés en prove­nance du reste du monde, puisque les États-Unis n’ont pas d’a­van­tage com­para­tif pour la pro­duc­tion de ces pro­duits, ne génér­era pas de relo­cal­i­sa­tion sig­ni­fica­tive de leur pro­duc­tion et fera sim­ple­ment mon­ter les prix des impor­ta­tions et les prix intérieurs des pro­duits man­u­fac­turés. Le pro­tec­tion­nisme con­duira donc à une perte de pou­voir d’achat des con­som­ma­teurs améri­cains, et à une très faible sub­sti­tu­tion de la pro­duc­tion nationale améri­caine aux importations.

Une stratégie effi­cace pour les États-Unis serait donc de con­serv­er le libre-échange pour les biens et ser­vices, ce qui per­met d’im­porter des biens depuis le reste du monde sans que ces impor­ta­tions soient renchéries par des droits de douane, et d’éviter les mesures de repré­sailles com­mer­ciales de la part des autres pays, qui hand­i­capent les expor­ta­tions de ser­vices sophis­tiqués (tech­nologiques, financiers…) des États-Unis.

Par ailleurs, cette stratégie effi­cace com­prend une poli­tique économique visant à dévelop­per l’a­vance des États-Unis par rap­port à ses con­cur­rents dans la finance et dans les tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion. Cette stratégie implique des aides publiques pour le développe­ment de l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle, ou pour dévelop­per des ordi­na­teurs quan­tiques. Ces aides publiques ont été mis­es en place par Don­ald Trump, mais dans un con­texte de guerre com­mer­ciale, qui va con­duire les autres pays à restrein­dre leurs impor­ta­tions de pro­duits tech­nologiques depuis les États-Unis.

Cette stratégie (libre-échange et sou­tien à l’a­vance tech­nologique des États-Unis) con­tin­uerait à attir­er des cap­i­taux et du tra­vail qual­i­fié vers les États-Unis ; les entrées de cap­i­taux induites financeraient facile­ment le déficit com­mer­cial des biens, tan­dis que l’ex­cé­dent com­mer­cial des ser­vices con­tin­uerait à progresser.

Une stratégie économique qui ne cor­re­spond pas aux avan­tages com­para­t­ifs d’un pays est inévitable­ment vouée à l’échec. C’est le cas de la stratégie de pro­tec­tion­nisme adop­tée par Don­ald Trump, qui ne con­duira pas à des relo­cal­i­sa­tions indus­trielles sig­ni­fica­tives aux États-Unis, étant don­né l’é­tat des com­pé­tences de la pop­u­la­tion active et la dégra­da­tion des infra­struc­tures. L’Eu­rope s’in­quiète d’un mou­ve­ment de relo­cal­i­sa­tion vers les États-Unis, mais en réal­ité, il ne se pro­duit pas (le poids de l’in­dus­trie man­u­fac­turière dans le PIB des États-Unis con­tin­ue à dimin­uer) et il ne se pro­duira pas. En effet, la vraie crainte légitime pour l’Eu­rope est la dom­i­na­tion des États-Unis dans le domaine des ser­vices tech­nologiques et des ser­vices financiers.

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