Les fragilités américaines face à la stratégie de Donald Trump
- La productivité par tête a progressé de 45 % aux États-Unis entre 2002 et la fin de 2024, contre seulement 10 % en Europe.
- Cependant, l’économie américaine présente des faiblesses, comme une main-d'œuvre peu qualifiée et une faible maîtrise des compétences par les Américains eux-mêmes.
- Les E-U disposent d’avantages comparatifs pour la production de services sophistiqués (technologie, information, finance), mais pas pour les biens manufacturés.
- Avec les avantages comparatifs des E-U, le protectionnisme est inefficace pour le pays, contrairement à une politique de libre-échange pour les biens et services.
- Les E-U doivent mettre en place une stratégie économique visant à renforcer leur avance sur la concurrence dans les secteurs de la finance et des technologies de l’information et de la communication.
Les forces de l’économie américaine sont connues et largement discutées, en particulier pour attirer l’attention sur les handicaps de l’Europe. La productivité par tête a progressé de 45 % aux États-Unis de 2002 à la fin de 2024, et de seulement de 10 % en Europe, ce qui explique l’écart de croissance sur la même période du Produit Intérieur Brut (PIB) en volume : 65 % aux États-Unis et 30 % en Europe (dans la zone euro). Cet écart est lié à l’effort important de Recherche-Développement des États-Unis (la R&D totale atteint 3,6 % du PIB contre 2,2 % du PIB de la zone euro), à la disponibilité de fonds importants pour financer les investissements à risque (en 2024, les fonds levés en venture capital atteignaient 250 milliards de dollars aux États-Unis, contre 110 milliards de dollars en Chine et 22 milliards de dollars en Europe), et au niveau élevé des investissements en nouvelles technologies (informatique, logiciels, intelligence artificielle…), qui avoisine 4 % du PIB aux États-Unis contre 2,3 % du PIB en Europe.
Un bilan économique à nuancer
Mais il ne faut pas oublier les multiples faiblesses de l’économie américaine. D’abord, la main- d’œuvre est peu qualifiée, ce que montrent clairement les résultats de l’enquête PIAAC de l’OCDE portant sur les compétences des adultes (le score global PIAAC des États-Unis est de 251 contre 267 pour l’Allemagne, 276 pour les Pays-Bas, et 285 pour le Japon). La faiblesse de compétences des Américains rend nécessaire une immigration importante (14,5 % des Américains sont nés à l’étranger à la fin de 2024, contre 11,5 % en 2007 et 13 % en 2018), en particulier parce que la proportion d’immigrés très qualifiés est importante (25,8 % des immigrants en 2023 ont un diplôme d’études supérieures – Master ou PhD – contre 14,8 % de la population totale).
Les États-Unis, par ailleurs, sont sur une trajectoire de désindustrialisation constante. Le poids du secteur manufacturier dans le PIB est passé de 12,5 % en 2007 à 10,3 % à la fin de 2024 ; la balance commerciale des biens est déficitaire de 100 milliards de dollars par mois. Nous utiliserons ces évolutions plus tard pour caractériser les avantages comparatifs des États-Unis.
Le déficit commercial constant a provoqué l’accumulation d’une dette extérieure nette très importante, qui atteint 80 % du PIB en 2024. Par ailleurs, le taux d’emploi des 15–64 ans est faible aux États-Unis (72 %) par rapport à son niveau en Allemagne (78 %), au Japon (80 %) ou encore en Suède (77 %). Cet écart résulte des problèmes de santé auxquels sont confrontés de nombreux américains : 14 % des adultes américains sont inaptes à travailler et 25 % des Américains n’ont pas rencontré de médecins depuis plus d’un an en raison du coût élevé de la santé.
Enfin, les infrastructures (de transport, électroniques, d’adduction d’eau, des bâtiments scolaires) sont en mauvais état aux États-Unis. Par exemple, 45 000 ponts et 20 % des routes sont fortement dégradés et 17 % des Américains n’ont pas accès à Internet.
Quels avantages comparatifs et, en conséquence, quelle stratégie pour les États-Unis ?
Nous venons de voir la liste des forces (niveau élevé de Recherche-Développement et des investissements en nouvelles technologies) et des fragilités (désindustrialisation, faiblesse des compétences, problèmes de santé et faiblesse du taux d’emploi ou encore mauvais état des infrastructures) de l’économie américaine.
Il est normal de conclure, au vu de cette liste, que les États-Unis ont des avantages comparatifs pour la production de services sophistiqués (services technologiques, services d’informations, services financiers), mais pas pour la production de biens manufacturés.
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En effet, la faiblesse des compétences de la population active, le poids faible de l’industrie manufacturière dans l’économie ou encore le déficit commercial pour les biens, révèlent que les États-Unis ne disposent pas de la main‑d’œuvre ou des infrastructures nécessaires au développement de l’industrie. Le contraste est clair entre le déficit commercial pour les biens manufacturés (1 600 milliards de dollars par an) et l’excédent commercial pour les services (300 milliards de dollars par an). Il faut donc s’interroger sur la stratégie optimale d’un pays qui a des avantages comparatifs – qui dispose des facteurs de production nécessaires – pour la production de services sophistiqués et non pas pour la production de biens manufacturés.
Le libre-échange comme stratégie efficace pour les États-Unis
On voit clairement qu’une politique protectionniste, compte tenu de la nature des avantages comparatifs des États-Unis, est une politique inefficace pour le pays. Taxer les importations de produits manufacturés en provenance du reste du monde, puisque les États-Unis n’ont pas d’avantage comparatif pour la production de ces produits, ne générera pas de relocalisation significative de leur production et fera simplement monter les prix des importations et les prix intérieurs des produits manufacturés. Le protectionnisme conduira donc à une perte de pouvoir d’achat des consommateurs américains, et à une très faible substitution de la production nationale américaine aux importations.
Une stratégie efficace pour les États-Unis serait donc de conserver le libre-échange pour les biens et services, ce qui permet d’importer des biens depuis le reste du monde sans que ces importations soient renchéries par des droits de douane, et d’éviter les mesures de représailles commerciales de la part des autres pays, qui handicapent les exportations de services sophistiqués (technologiques, financiers…) des États-Unis.
Par ailleurs, cette stratégie efficace comprend une politique économique visant à développer l’avance des États-Unis par rapport à ses concurrents dans la finance et dans les technologies de l’information et de la communication. Cette stratégie implique des aides publiques pour le développement de l’intelligence artificielle, ou pour développer des ordinateurs quantiques. Ces aides publiques ont été mises en place par Donald Trump, mais dans un contexte de guerre commerciale, qui va conduire les autres pays à restreindre leurs importations de produits technologiques depuis les États-Unis.
Cette stratégie (libre-échange et soutien à l’avance technologique des États-Unis) continuerait à attirer des capitaux et du travail qualifié vers les États-Unis ; les entrées de capitaux induites financeraient facilement le déficit commercial des biens, tandis que l’excédent commercial des services continuerait à progresser.
Une stratégie économique qui ne correspond pas aux avantages comparatifs d’un pays est inévitablement vouée à l’échec. C’est le cas de la stratégie de protectionnisme adoptée par Donald Trump, qui ne conduira pas à des relocalisations industrielles significatives aux États-Unis, étant donné l’état des compétences de la population active et la dégradation des infrastructures. L’Europe s’inquiète d’un mouvement de relocalisation vers les États-Unis, mais en réalité, il ne se produit pas (le poids de l’industrie manufacturière dans le PIB des États-Unis continue à diminuer) et il ne se produira pas. En effet, la vraie crainte légitime pour l’Europe est la domination des États-Unis dans le domaine des services technologiques et des services financiers.