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Les « cygnes verts », point de bascule de la finance mondiale

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Luiz Awazu Pereira Da Silva
directeur général adjoint de la Banque des règlements internationaux
En bref
  • Inspiré du concept de « cygne noir » qui évoque la rareté et l’imprévisibilité de certains événements aux impacts extrêmes, l’idée de « cygne vert » le renverse : avec le changement climatique, on sait désormais avec certitude que de tels événements se produiront plus souvent.
  • Cette idée est issue du monde des banques centrales, qui s’inquiètent de l’instabilité financière née de l’irruption des « cygnes verts ».
  • Afin de réduire ces risques, superviseurs et régulateurs peuvent jouer un rôle grâce à leur travail de classification des actifs, qui peut accélérer la transition énergétique.
  • Aussi puissante que soit leur capacité à orienter des flux financiers, c’est entre les mains des États que se trouvent les instruments décisifs, notamment le prix du carbone.
  • L’enjeu majeur est aujourd’hui d’assurer la coordination entre tous ces acteurs.

D’où vient le concept de « cygne vert », et dans quelles conditions a‑t-il été formulé ?

C’est un con­cept qui a émergé au sein de la Banque des règle­ments inter­na­tionaux, une insti­tu­tion qui com­porte dans son man­dat la coor­di­na­tion entre ban­ques cen­trales et donc, incidem­ment, la sta­bil­ité finan­cière. Nous nous sommes inspirés de l’idée du « cygne noir », dévelop­pée par Nas­sim Nicholas Taleb, qui évoque l’im­pact extrême de cer­tains types d’événe­ments rares et imprévis­i­bles. Il don­nait en exem­ples Inter­net, l’or­di­na­teur per­son­nel, la Pre­mière Guerre mon­di­ale, la chute de l’URSS ou les atten­tats du 11 sep­tem­bre 20011. Son livre est paru en 2007, juste avant la crise finan­cière qui en a con­sti­tué une illustration.

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Mais si, pour Taleb, des événe­ments de ce type finis­sent par sur­venir, leur prob­a­bil­ité reste faible. Ils sont can­ton­nés dans une queue de dis­tri­b­u­tion de ce qui reste un univers prob­a­biliste gaussien assez clas­sique. L’idée de « cygnes verts » opère une rup­ture épisté­mologique avec cette représen­ta­tion, car le change­ment cli­ma­tique rabat les cartes. Nous savons désor­mais avec cer­ti­tude que des événe­ments avec un impact extrême vont arriv­er au cours des décen­nies à venir. Plus grave encore, si nous ne faisons rien pour invers­er le cours de cette évo­lu­tion, on attein­dra des points de non-retour, avec des con­séquences qui s’entrelaceront. Par exem­ple, la hausse du niveau des mers touchera directe­ment de nom­breuses zones urbaines situées sur les lit­toraux, ce qui aura des con­séquences en cas­cade : cer­taines vont devenir inhab­it­a­bles, d’autres deman­deront des investisse­ments colos­saux, le prix des biens immo­biliers va subir des chocs, les coûts d’assurance vont augmenter. 

De même, la zone intertrop­i­cale pour­rait devenir inhab­it­able si des journées à plus de 45°C y deve­naient per­ma­nentes et non plus excep­tion­nelles. Là encore, les con­séquences démo­graphiques, économiques, poli­tiques s’entremêlent et peu­vent devenir très dif­fi­ciles à gér­er : une crise en amène une autre, et ain­si de suite. Un peu comme en 2008, la très forte cor­rec­tion sur le marché des act­ifs immo­biliers améri­cains a dégénéré en crise ban­caire, puis en crise finan­cière glob­ale, puis en crise de l’euro, puis en crise poli­tique avec la mon­tée des populismes.

On arrive ain­si à l’idée du « cygne vert » : des événe­ments cer­tains, à l’impact extrême, et dont les con­séquences s’entrelaceront à mesure qu’ils seront plus fréquents.

Ce renversement épistémologique du modèle du « cygne noir » interpelle directement la communauté des superviseurs et régulateurs financiers, au sein de laquelle cette idée a été formulée. Comment, dans votre domaine, représenter ces risques d’un type nouveau ?

Nous avons posé ce débat, au sein de la BRI, par le biais de la sta­bil­ité finan­cière parce que c’est le cœur de notre man­dat. Pour le dire sim­ple­ment : ces événe­ments pro­duisent des pertes dans le bilan des insti­tu­tions finan­cières (ban­ques, com­pag­nies d’assurances, fonds de pen­sion). Ces pertes ne sont par­fois pas assurées et peu­vent être con­sid­érables. Or les insti­tu­tions finan­cières ne sont pas encore capa­bles de les absorber (notam­ment parce qu’elles n’ont pas suff­isam­ment de fonds pro­pres). Il y a donc un risque de crise.

D’autres acteurs ont poussé la réflex­ion un peu plus loin, en s’intéressant par exem­ple à la sta­bil­ité des prix : la sécher­esse affecte la pro­duc­tiv­ité agri­cole et cause ain­si de l’inflation.

Il y a un troisième niveau de réflex­ion : les « risques de tran­si­tion ». Quand on com­mence à pren­dre en compte des con­traintes nou­velles, ici les émis­sions de CO2, cela entraîne toute une série de chocs : tel secteur prend de la valeur, tel autre en perd, des activ­ités peu­vent dis­paraître ou voir leur mod­èle économique boulever­sé. Ces chocs se traduiront par des vari­a­tions dans le bilan des ban­ques. Une sim­ple évo­lu­tion de la régle­men­ta­tion peut provo­quer de fortes dégra­da­tions de la valeur de cer­tains act­ifs. On peut faire en sorte d’anticiper, et les com­pag­nies pétrolières, par exem­ple, s’y emploient, mais une vente en masse de leurs actions aurait un impact sur la sta­bil­ité financière.

On ne par­le pas ici de « sim­ples » crises finan­cières, qui sont du domaine tra­di­tion­nel de l’action des ban­ques cen­trales ; mais d’un autre registre.

Qua­trième niveau de réflex­ion : le tra­vail de clas­si­fi­ca­tion des act­ifs, avec le risque d’une mau­vaise clas­si­fi­ca­tion. Dans le con­texte d’une poli­tique de tran­si­tion, qui ver­ra une réori­en­ta­tion  des flux d’investissements vers cer­taines activ­ités, cer­taines clas­si­fi­ca­tions ne sont pas suff­isam­ment pré­cis­es et mélan­gent des critères, ce qui gêne le dis­cerne­ment des investis­seurs. On peut penser notam­ment aux critères ESG (envi­ron­nemen­taux, soci­aux et de gou­ver­nance). Or les clas­si­fi­ca­tions ori­en­tent des quan­tités mas­sives d’investissements. À terme, il fau­dra des critères très pré­cis, à même d’éviter le green­wash­ing, et en par­ti­c­uli­er établir l’obligation pour chaque entre­prise de faire et de divulguer son bilan car­bone, ain­si que sa stratégie pour le rap­procher de la neu­tral­ité. C’est le rôle des super­viseurs et régu­la­teurs que de faire en sorte que cette infor­ma­tion soit de plus en plus disponible et gran­u­laire. À la BRI, nous avons ain­si com­mencé à con­stituer des mod­èles de portefeuilles.

Cette ques­tion des clas­si­fi­ca­tions et des nou­veaux critères a don­né lieu à un débat non tranché dans le monde des ban­ques cen­trales : com­ment doivent-elles pren­dre en compte ces nou­veaux critères quand elles procè­dent à des rachats d’actifs, ou quand elles acceptent des col­latéraux ? Les ban­ques cen­trales ne peu­vent certes pas tout faire, mais elles jouent un rôle essen­tiel dans la sta­bil­ité finan­cière ; par ailleurs, leurs instru­ments sont si puis­sants qu’ils joueront un rôle cer­tain dans la tran­si­tion. Mais le prin­ci­pal out­il de cette dernière, à savoir la fix­a­tion d’un prix du car­bone, n’est pas de leur ressort : il appar­tient aujourd’hui aux États. Cer­tains ban­quiers cen­traux con­sid­èrent qu’il est de leur devoir d’agir puisque les États n’en font pas suff­isam­ment, d’autres pointent le risque d’aléa moral : si les ban­ques cen­trales déci­dent d’agir, les États en fer­ont encore moins.

Aus­si puis­santes que soient les insti­tu­tions en charge de la sta­bil­ité finan­cière, et aus­si en pointe soient-elles sur la représen­ta­tion des nou­veaux risques, elles ne peu­vent agir seules. Elles ne peu­vent se sub­stituer aux poli­tiques ; en fait, c’est même stricte­ment l’inverse. On ne par­le pas ici de « sim­ples » crises finan­cières, qui sont du domaine tra­di­tion­nel de l’action des ban­ques cen­trales, mais d’un autre registre.

Aucun acteur isolé ne sera capa­ble de don­ner la réponse. Le pre­mier enjeu pour agir est la coor­di­na­tion, ce qui nous ren­voie directe­ment aux travaux du prix Nobel d’économie Eli­nor Ostrom sur la gou­ver­nance des biens com­muns. Il s’agit de se met­tre en ordre de marche, de s’organiser dès main­tenant pour que la sci­ence puisse jouer un rôle. J’ajouterai ici un point essen­tiel : il faut faire comme si il n’y aura pas de tech­nolo­gie de rechange, et s’assurer que le coût de l’assurance est disponible.

L’un des enjeux reste pourtant de développer et de diffuser les technologies qui nous permettront d’atteindre la neutralité carbone.

Bien sûr. Cet aspect con­cerne d’ailleurs aus­si bien les investisse­ments privés que les finances des États. Car il fau­dra mobilis­er des cap­i­taux publics et non pas seule­ment ori­en­ter des flux de cap­i­taux privés. Il fau­dra aus­si des alliances. Celles-ci ont com­mencé à se dévelop­per : je pense à la Glas­gow Finan­cial Alliance for Net Zero, lancée en 2021 et qui regroupe des insti­tu­tions finan­cières, ou au Net­work for Green­ing the Finan­cial Sys­tem (NGFS), un réseau de plus de cent ban­ques cen­trales et super­viseurs financiers qui vise à accélér­er la mise à l’échelle de la finance verte et à éla­bor­er des recom­man­da­tions sur le rôle des ban­ques cen­trales dans le change­ment climatique.

Il faut faire comme s’il n’y aura pas de tech­nolo­gie de rechange, et s’assurer que le coût de l’assurance est disponible.

Le rôle de ces alliances est de pouss­er à un change­ment de pra­tiques et à la mise en place de nou­veaux instru­ments, mais aus­si d’en dis­cuter. Cette dimen­sion de forum est essen­tielle pour faire appa­raître des aspects prob­lé­ma­tiques. Un des enjeux cru­ci­aux est en effet d’imaginer l’inimaginable. Le NGFS éla­bore ain­si des scé­nar­ios dis­cor­dants, comme par exem­ple celui de la « tran­si­tion désor­don­née » : on laisse la sit­u­a­tion se dégrad­er et les ajuste­ments se font trop tard, tout le monde se pré­cip­ite pour ven­dre ses act­ifs « bruns ». Dans ce scé­nario, des fail­lites en série débouchent sur une crise finan­cière. La réflex­ion porte donc sur les moyens d’enclencher une tran­si­tion ordon­née, avec une forme de plan­i­fi­ca­tion écologique et une coor­di­na­tion des acteurs.

La hausse actuelle des prix de l’énergie va, au fond, dans la bonne direc­tion, mais elle nous rap­pelle égale­ment l’importance des poli­tiques redis­trib­u­tives, car cer­tains groupes soci­aux sont par­ti­c­ulière­ment exposés à ces hauss­es. C’est néan­moins une oppor­tu­nité à saisir : com­ment utilis­er ce change­ment du prix relatif et en faire une inci­ta­tion à accélér­er la transition ?

Pour traiter ces ques­tions, nous sommes oblig­és de tra­vailler ensem­ble, et de con­sid­ér­er ces dif­férentes dimen­sions de la tran­si­tion. Cette coor­di­na­tion ne va pas de soi : elle exige de com­bin­er les cycles longs et les cycles courts, comme ceux des poli­tiques par exem­ple – c’est la « tragédie de l’horizon ». Et le risque d’avoir des pas­sagers clan­des­tins qui lais­sent les efforts aux autres est con­sid­érable – c’est la « tragédie des communs ».

Au niveau mon­di­al, enfin, la coor­di­na­tion inter­na­tionale passe inévitable­ment par un sou­tien des pays les plus avancés, soit par trans­fert de tech­nolo­gie soit via un fonds d’investissements. La dernière COP a débouché sur la promesse d’un fonds de 100 mil­liards de dol­lars, mais c’est trop peu.

Propos recueillis par Richard Robert
1https://​www​.bis​.org/​p​u​b​l​/​o​t​h​p​3​1.pdf

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