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Banques centrales : les outils pour lutter contre le changement climatique

Patricia Crifo
Patricia Crifo
professeure d’économie à l’École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • Au rythme actuel, le budget carbone mondial, à hauteur de 580 GtCO2, serait épuisé en moins de 15 ans.
  • Les banques centrales peuvent jouer un rôle crucial dans la lutte contre le changement climatique, d’autant qu’il menace la stabilité financière et l’activité économique.
  • En finance, le risque climat comporte le risque physique, à savoir les coûts économiques, et le risque de transition, qui résulte des changements de politiques gouvernementales.
  • En 2021, le stress test de l’ACPR a montré que le coût des sinistres climatiques devrait être multiplié par 5 ou 6 entre 2020 et 2050 dans certains départements français.
  • Afin d’intégrer le risque climatique dans les enjeux financiers, la banque centrale dispose de plusieurs outils, comme les portefeuilles d’investissement ou les mesures prudentielles.

La pandémie de Covid, la crise liée à la guerre en Ukraine et les enjeux que pose le change­ment cli­ma­tique pla­cent les ban­ques cen­trales face à un défi com­plexe : pilot­er et maîtris­er une infla­tion qui ne cesse d’augmenter. La BCE a notam­ment comme objec­tif d’arriver à une infla­tion à 2 % à moyen terme – alors que l’on atteint aujourd’hui les 3 % en Europe – mais sans frein­er les investisse­ments néces­saires à la tran­si­tion énergétique.

Taux d’inflation en Europe. Source : Euro­stat1.

Or, d’une part l’ampleur des investisse­ments néces­saires au regard des objec­tifs cli­ma­tiques est colossal.

Notre bud­get car­bone mon­di­al restant, qui représente les émis­sions de CO2 com­pat­i­bles avec l’Accord de Paris, serait de 580 GtCO2 pour une prob­a­bil­ité de 50 % de main­tenir le réchauf­fe­ment en dessous de 1,5 °C selon les esti­ma­tions du rap­port du GIEC2. En moyenne, les émis­sions anthropiques annuelles mon­di­ales sont de l’ordre de 40GtCO23. À ce rythme, ce bud­get car­bone serait épuisé en moins de 15 ans. D’autre part, les sources de l’inflation sont aujourd’hui mul­ti­ples, de la désor­gan­i­sa­tion des chaînes de valeur pen­dant la pandémie au déséquili­bre entre l’offre et la demande en sor­tie de crise. À ceci se rajoute la hausse des prix de l’énergie liée à la guerre en Ukraine et les poli­tiques de tran­si­tion énergé­tique qui ali­mentent une « infla­tion verte » (« green­fla­tion »4). 

Prix de l’élec­tric­ité pour le secteur rési­den­tiel – don­nées semes­trielles 2007–2022, EU27. Source : Euro­stat5.

Est-il pour autant légitime que les ban­ques cen­trales s’emparent du sujet de la lutte con­tre le change­ment climatique ?

C’est une ques­tion que soule­vait déjà Mil­ton Fried­man en 1970 à pro­pos de la respon­s­abil­ité envi­ron­nemen­tale et sociale des entre­pris­es, lorsqu’il ques­tion­nait la légitim­ité poli­tique des chefs d’entreprises à fournir des biens publics6. Or, en matière de lutte con­tre le change­ment cli­ma­tique, nous faisons face à une dou­ble défail­lance à inté­gr­er le risque cli­ma­tique : défail­lance des marchés mais aus­si défail­lance des gou­verne­ments7.

La mobilisation des banques centrales

Les attentes à l’égard des acteurs économiques et financiers et des régu­la­teurs sont légitimes. Mais cela ne sig­ni­fie pas pour autant que les ban­ques cen­trales doivent se sub­stituer aux gouvernements.

Émis­sions totales de COdans le monde. Source : Friedling­stein et al. 2022 ; Glob­al Car­bon Project 20228.
Illus­tra­tion de l’estimation du bud­get car­bone restant. Cette esti­ma­tion est réal­isée à par­tir du niveau de réchauf­fe­ment cli­ma­tique his­torique d’o­rig­ine humaine, de l’en­gage­ment à zéro émis­sion nette, de la con­tri­bu­tion du réchauf­fe­ment futur sans CO2 (com­pat­i­ble avec zéro émis­sion nette mon­di­ale ou non), de la réponse cli­ma­tique tran­si­toire aux émis­sions cumulées de car­bone (TCRE) et de la cor­rec­tion sup­plé­men­taire pour la rétroac­tion du sys­tème ter­restre non représen­tée. La par­tie grise illus­tre la façon dont l’in­cer­ti­tude de la TCRE se propage à par­tir du point de départ. Source : Rogelj et al. (2019)9

La néces­sité de mobil­i­sa­tion des ban­ques cen­trales dans la lutte con­tre le change­ment cli­ma­tique est dou­ble : le change­ment cli­ma­tique est une men­ace à la fois pour l’activité économique, mais aus­si pour la sta­bil­ité finan­cière, il fait donc par­tie inté­grante du man­dat de la Banque centrale.

C’est d’ailleurs ain­si que débute le rap­port TCFD10 de la Banque de France et l’ACPR en 2022 :

« Con­tribuer à éval­uer, réduire et gér­er l’impact des risques cli­ma­tiques sur l’économie réelle et le sys­tème financier fait à nos yeux par­tie inté­grante du man­dat des ban­ques cen­trales et des super­viseurs, tant au titre de la stratégie moné­taire que de la sta­bil­ité finan­cière. La Banque de France s’est ain­si investie de manière pré­coce pour la prise en compte des enjeux cli­ma­tiques par la com­mu­nauté des ban­quiers cen­traux et des super­viseurs. À l’international, elle a notam­ment, dès 2017, fait par­tie des mem­bres fon­da­teurs du NGFS11, le Réseau des ban­ques cen­trales et des super­viseurs pour le verdisse­ment du sys­tème financier, qui compte aujourd’hui 121 mem­bres, et dont elle assure le secré­tari­at mondial. »

Qu’est-ce que le risque climat en finance ?

Le risque cli­mat en finance se définit selon deux com­posantes prin­ci­pales : d’une part le risque physique, d’autre part le risque de tran­si­tion12. Le risque physique représente les coûts économiques et financiers subis en rai­son de la grav­ité et la fréquence crois­sante des aléas cli­ma­tiques physiques. Le risque de tran­si­tion, quant à lui, résulte des change­ments de poli­tiques gou­verne­men­tales, des change­ments tech­nologiques et des change­ments de com­porte­ments des investis­seurs et consommateurs.

La tran­si­tion vers une économie à faible émis­sion de GES néces­site des tran­si­tions rapi­des et de grande enver­gure dans les domaines de l’énergie, de l’aménagement du ter­ri­toire, de l’urbanisme, des infra­struc­tures et des sys­tèmes indus­triels. 830 mil­liards d’euros par an seraient néces­saires pour assur­er cette tran­si­tion13.

830 mil­liards d’euros par an seraient néces­saires pour assur­er la tran­si­tion vers une économie à faible émis­sion de GES.

Cer­tains secteurs peu­vent per­dre une grande par­tie de leur valeur, voire être amenés à dis­paraître dans les décen­nies à venir (on par­le alors d’actifs échoués). Les études14 esti­ment qu’une poli­tique visant à lim­iter le réchauf­fe­ment cli­ma­tique à 2 °C impli­querait que 35 % des réserves de pét­role, 52 % des réserves de gaz et 88 % des réserves de char­bon devi­en­nent inex­ploita­bles. Dans ce con­texte, faut-il alors con­tin­uer à inve­stir des cap­i­taux dans la recherche et l’exploitation de ces réserves ? Ces investisse­ments risquent de devenir non util­is­ables, très onéreux, et pos­si­ble­ment totale­ment dépréciés.

Tous ces change­ments peu­vent génér­er des pertes iden­ti­fi­ables au tra­vers des risques financiers tra­di­tion­nels : de crédit (emprun­teurs sen­si­bles au sujet), de marché (val­ori­sa­tion des act­ifs), de liq­uid­ité (accès au finance­ment ban­caire) ou opéra­tionnel (risque de con­for­mité et réglementaire).

En matière d’inflation – man­dat fon­da­men­tal de la Banque Cen­trale –, les risques physiques liés au change­ment cli­ma­tique entraî­nent des chocs d’offre négat­ifs (destruc­tion de cap­i­tal, réduc­tion de l’offre de tra­vail, incer­ti­tudes sur la pro­duc­tiv­ité) qui réduisent la pro­duc­tion poten­tielle, aug­mentent les écarts de pro­duc­tion et les pres­sions infla­tion­nistes. Une aug­men­ta­tion de la fréquence et de la grav­ité de ces chocs d’offre négat­ifs pour­rait entraîn­er une volatil­ité accrue de l’inflation glob­ale et, dans cer­taines cir­con­stances, pour­rait affecter les antic­i­pa­tions d’inflation15

Les stress tests de l’ACPR

L’ACPR (Autorité de con­trôle pru­den­tiel et de régu­la­tion), a con­duit en 2021 un exer­ci­ce pilote cli­ma­tique (stress test) qui met en évi­dence l’exposition au risque cli­ma­tique en France de 9 groupes ban­caires et 15 groupes d’assurance, qui représen­tent à eux seuls 85 % du total du bilan ban­caire et 75 % du total du bilan des assureurs en France. Cet exer­ci­ce mon­tre que, pour le secteur de l’assurance, le coût des sin­istres cli­ma­tiques devrait être mul­ti­plié par 5 ou 6 entre 2020 et 2050 dans cer­tains départe­ments (à l’ouest de la France notamment).

Le coût des sin­istres cli­ma­tiques devrait être mul­ti­plié par 5 ou 6 entre 2020 et 2050.

Les prin­ci­paux aléas con­tribuant à cet accroisse­ment de la sinis­tral­ité sont liés au risque de sécher­esse et d’inondation, et à l’accroissement du risque de tem­pêtes cycloniques dans les ter­ri­toires d’outre-mer. Si ce risque devait être com­pen­sé par une hausse des coti­sa­tions, les primes d’assurance devraient alors aug­menter de 130 à 200 % sur 30 ans soit 3 à 3,7 % par an16.

Intégrer le risque climatique dans les enjeux financiers

Afin d’intégrer le risque cli­ma­tique dans le suivi de la sta­bil­ité finan­cière, dans la super­vi­sion pru­den­tielle et dans la ges­tion de porte­feuille, la banque cen­trale dis­pose de plusieurs out­ils (voir par exem­ple les recom­man­da­tions du NGFS, 201917) :

  • L’analyse économique et finan­cière (pren­dre en compte le change­ment cli­ma­tique dans ses mod­èles, pro­jec­tions macroé­conomiques et éval­u­a­tion des risques).
  • La super­vi­sion ban­caire et assur­antielle (sen­si­bilis­er et s’assurer que ban­ques et assur­ances gèrent le risque cli­ma­tique de façon adéquate).
  • La poli­tique moné­taire et les porte­feuilles d’investissement (les ban­ques cen­trales peu­vent inve­stir notam­ment dans les oblig­a­tions vertes).
  • Les mesures pru­den­tielles et de sta­bil­ité finan­cière (par exem­ple sur les exi­gences de fonds pro­pres et ratios de leviers sectoriels).

La stratégie cli­ma­tique de la Banque de France et de l’ACPR s’incarne ain­si dans toutes les mis­sions de l’institution (stratégie moné­taire, sta­bil­ité finan­cière, ser­vices à l’économie et à la société et per­for­mance durable). Cinq actions cli­mat stratégiques sont dédiées à des chantiers pri­or­i­taires : adapter les opéra­tions de poli­tique moné­taire aux risques cli­ma­tiques, ampli­fi­er la prise en compte du risque cli­ma­tique par le secteur financier, éval­uer l’intégration des risques cli­ma­tiques dans la cota­tion des entre­pris­es, s’engager active­ment vers la neu­tral­ité car­bone et vis­er la sobriété numérique dans tous les usages18.

1https://​ec​.europa​.eu/​e​u​r​o​s​t​a​t​/​d​a​t​a​b​r​o​w​s​e​r​/​v​i​e​w​/​t​e​c​0​0​1​1​8​/​d​e​f​a​u​l​t​/​l​i​n​e​?​l​a​ng=fr
2Rogelj, J. et al. (2018) in Glob­al Warm­ing of 1.5 °C : An IPCC Spe­cial Report on the Impacts of Glob­al Warm­ing of 1.5 °C Above Pre-Indus­tri­al Lev­els and Relat­ed Glob­al Green­house Gas Emis­sion Path­ways, in the Con­text of Strength­en­ing the Glob­al Response to the Threat of Cli­mate Change, Sus­tain­able Devel­op­ment, and Efforts to Erad­i­cate Pover­ty (eds Fla­to, G., Fuglestvedt, J., Mra­bet, R. & Scha­ef­fer, R.) 93–174 (IPCC/WMO, 2018).
3Glob­al Car­bon Project 2022. https://​www​.glob​al​car​bon​pro​ject​.org/​c​a​r​b​o​n​b​u​dget/
4Schn­abel, I. (2022). Look­ing through high­er ener­gy prices ? Mon­e­tary pol­i­cy and the green tran­si­tion. Speech at the pan­el on “Cli­mate and the Finan­cial Sys­tem” at the Amer­i­can Finance Asso­ci­a­tion 2022 Vir­tu­al Annu­al Meet­ing.
5https://​ec​.europa​.eu/​e​u​r​o​s​t​a​t​/​d​a​t​a​b​r​o​w​s​e​r​/​v​i​e​w​/​n​r​g​_​p​c​_​2​0​4​/​d​e​f​a​u​l​t​/line
6Fried­man M. (1970). The Social Respon­si­bil­i­ty Of Busi­ness Is to Increase Its Prof­its. The New York Times Mag­a­zine, Sep­tem­ber 13, 1970. Sec­tion SM, Page 17.
7Cri­fo P., For­get V. (2015). The eco­nom­ics of cor­po­rate social respon­si­ib­li­ty : a firm-lev­el per­spec­tive sur­vey. Jour­nal of Eco­nom­ic Sur­veys  Vol. 29, No. 1, pp. 112–130.
8Friedling­stein et al 2022 ; Glob­al Car­bon Bud­get https://​essd​.coper​ni​cus​.org/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​1​4​/​4​8​1​1​/​2022/
9Rogelj, J., Forster, P., Kriegler, E., Smith, C., Séféri­an, R. (2019). Esti­mat­ing and track­ing the remain­ing car­bon bud­get for strin­gent cli­mate tar­gets. Nature 571, 335–342.  
10TCFD – Task Force on Cli­mate-Relat­ed Finan­cial Dis­clo­sures.Créée en 2015 dans le con­texte de la COP 21 et sous l’égide du Con­seil de sta­bil­ité finan­cière (FSB), la TCFD vise à aider les entre­pris­es à fournir de meilleures infor­ma­tions extra-finan­cières. Elle pub­lie à l’été 2017 onze recom­man­da­tions, s’articulant autour de qua­tre piliers qui représen­tent des élé­ments fon­da­men­taux du fonc­tion­nement des organ­i­sa­tions : la gou­ver­nance, la stratégie, la ges­tion des risques et les mesures et objec­tifs. La TCFD fait par­tie des lignes direc­tri­ces de 2019 de la Com­mis­sion européenne en matière de report­ing extra-financier
11NGFS ‑Net­work for Green­ing the Finan­cial Sys­tem (NGFS). Le groupe des régu­la­teurs sur la finance verte créé en décem­bre 2017 au One plan­et sum­mit par 8 Ban­ques Cen­trales et régu­la­teurs (dont la Banque de France) réu­nit en octo­bre 2022 121 mem­bres et 19 obser­va­teurs au niveau mon­di­al.
12Car­ney M. (2015). Break­ing the tragedy of the hori­zon – cli­mate change and finan­cial sta­bil­i­ty. 
13GIEC (2018). Réchauf­fe­ment plané­taire de 1,5 °C, Résumé à l’intention des décideurs, 2018.
14McGlade, C., Ekins, P. (2015). The geo­graph­i­cal dis­tri­b­u­tion of fos­sil fuels unused when lim­it­ing glob­al warm­ing to 2 °C. Nature 517, 187–190.
15Dées S., Weber PF (2020). Les con­séquences du change­ment cli­ma­tique pour la poli­tique moné­taire », Revue d’é­conomie finan­cière, 2020/2 N° 138, p. 243–257. 
16ACPR (2021) Une pre­mière éval­u­a­tion des risques financiers dus au change­ment cli­ma­tique. Les prin­ci­paux résul­tats de l’exercice pilote cli­ma­tique 2020.
17
18ACPR (2022) L’action cli­mat de la Banque de France et l’ACPR. Rap­port TCFD. 

Auteurs

Patricia Crifo

Patricia Crifo

professeure d’économie à l’École polytechnique (IP Paris)

À l’École polytechnique Patricia Crifo est la directrice du Master « Economics for Smart cities and Climate Policy », de l’IdR Finance Durable et Investissement Responsable (TSE-Ecole Polytechnique) et la directrice adjointe du centre Energy4Climate. Elle est professeure d’économie à l’École polytechnique (IP Paris), chercheuse au CREST (CNRS) et chercheuse associée à CIRANO.

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