« Le défi climatique est une chance pour le capitalisme »
Dès les origines et tout au long de son histoire, le capitalisme a fait l’objet de critiques sévères. Quel est son secret pour y survivre ?
Pour comprendre cette histoire, il faut abandonner l’idée qu’elle s’écrit au singulier. Le capitalisme ne se laisse pas enfermer dans une seule formule. Il a constamment plusieurs fers au feu, et c’est le secret de sa résilience.
Voyez la Chine : c’est une variété de capitalisme bien différente de celles que nous connaissons en Europe ou de la forme américaine.
Si on le définit comme un système économique fondé sur la libre initiative, le marché, la propriété privée, on manque une bonne partie du sujet. Certains systèmes capitalistes sont marqués par la présence très forte d’un État régulateur, interventionniste, voire autoritaire.
De la même façon, une définition à la Marx, insistant sur les rapports de production et l’émergence du salariat, ne capte qu’une partie des possibles : la première et la deuxième révolution industrielle. Or certaines formes de capitalisme se sont développées avec des esclaves ou des populations asservies, alors que d’autres, hier ou aujourd’hui, mobilisent des travailleurs semi-dépendants.
Une définition à la Schumpeter, insistant sur l’entreprise et la figure de l’entrepreneur manque, elle aussi, une partie de la question. Elle n’est d’ailleurs apparue que tardivement.
Ce qui fait l’unité et la cohérence historique du capitalisme, c’est la domination de l’argent et de la classe de détenteurs de moyens financiers – la bourgeoisie, pour faire court. Quand il émerge au XVIe siècle, ce nouveau modèle est d’abord marginal au sein d’une économie encore peu monétarisée dominée par la production agricole. Ce qui va assurer son succès et l’amener à contrôler, puis absorber, une part grandissante de la production et des échanges, c’est sa capacité d’innovation ou – mieux – de « destruction créatrice », selon Schumpeter, mais déjà saluée dans le Manifeste du parti communiste.
La puissance innovatrice du capitalisme lui aurait donc permis de répondre aux défis qu’il a pu rencontrer ?
Oui, et elle ne se réduit pas à la technologie. Au XIXe siècle, la révolution industrielle fait surgir la « question sociale » du fait de l’accroissement du nombre d’ouvriers et des conditions de vie dramatiques que le libre marché du travail leur impose. Dès les années 1880, Bismarck crée les premières assurances sociales. Dans les années 1930 et après 1945, animée par la contestation sociale et politique, s’opère en réponse à ce défi, une « grande transformation » (au sens de Karl Polanyi) qui régénère le capitalisme.
L’intervention de l’État, la lutte contre les inégalités, les transferts constituent une reprise de contrôle du politique sur l’économique (le « réencastrement » dont parle Polanyi) qui vient corriger les conséquences destructrices des marchés autorégulateurs. Et ce qui est remarquable, c’est la façon dont le capitalisme a transformé ces contraintes en un puissant moteur.
Le fordisme est l’une des formes de cette métamorphose. Ce n’est pas pour vendre ses voitures que Henry Ford a davantage payé ses ouvriers, mais pour résoudre le problème du turn-over associé aux bas salaires. Cette réponse à une problématique interne d’une entreprise va devenir, sous la houlette de l’État, le parangon d’un nouvel âge du capitalisme. Consommation et production de masse, explosion de la productivité, essor des classes moyennes urbaines, économie des loisirs, développement des services… ont correspondu à l’exceptionnelle croissance des Trente Glorieuses.
L’histoire du capitalisme est une histoire qui se laisse saisir par ses rythmes, ses crises majeures – économiques, sociales, politiques – et ses phases de rebond.
Défis et secousses marquent ainsi l’histoire du capitalisme, une histoire qui se laisse saisir par ses rythmes, ses crises majeures – économiques, sociales, politiques – et ses phases de rebond : surgissement parfois violent d’un problème (les guerres jouent un rôle majeur), réponse et transformation du système, nouveau problème (parfois issu de la réponse), nouvelle réponse… Et cela continue !
Ainsi c’est de la crise du fordisme, qui ne parvenait plus à élever sa productivité, qu’est née la révolution des années 1970–1980 incarnée par Thatcher et Reagan : monétarisme, financiarisation de l’économie et recentrement autour de la valeur actionnariale, dérégulation, mondialisation… Une nouvelle « grande transformation », cette fois néo-libérale, où la finance est omniprésente, appuyée sur la troisième révolution industrielle, a relancé la machine à innover, d’où la croissance des années 1994–2006 (the fabulous decade). Mais elle a généré à nouveau les conditions d’une grande crise financière qui a éclaté en 2008, et l’épuisement des gains de productivité.
Dans votre livre sur Le Capitalisme et ses rythmes (Garnier, deux tomes, 2017 et 2019), vous insistez sur le caractère endogène de ces crises, et sur le fait que le capitalisme va toujours à ses limites. C’est une marque de son dynamisme, mais n’est-ce pas aussi sa faiblesse ?
Le capitalisme est marqué par une logique accumulative, qui le distingue radicalement des systèmes économiques précédents (antiques, féodaux et d’Ancien Régime). « Accumulez, accumulez, disait Marx dans le livre I du Capital, c’est la loi et les prophètes. » Cette accumulation sans limite amène le capitalisme à des contradictions profondes.
C’est en cela que les crises sont endogènes, et je ne parle pas seulement ici des crises financières. Il a créé la question sociale, mais également, au tournant du XXe siècle, la question des monopoles, d’où la réponse de l’antitrust aux États-Unis, de la décartellisation allemande après 1945, etc. De la même façon, ce régime de prédation envers la nature a créé la question environnementale qui constitue aujourd’hui un défi majeur.
Le défi climatique et environnemental affole les boussoles. On voit réapparaître, avec la collapsologie, une pensée apocalyptique : nous serions punis de nos péchés envers la nature, comme hier envers Dieu ! Mais cela a contribué à faire comprendre l’importance du défi, pour les politiques et pour les agents économiques, les ménages et les entreprises, qui jouent désormais un rôle moteur dans l’élaboration d’une réponse.
Comme ceux qui l’ont précédé, ce nouveau défi aura sa réponse. Les changements des mentalités et des comportements, la poussée réglementaire vont produire des innovations technologiques et sociales dont le capitalisme, à nouveau régulé par l’État et ses politiques industrielles, sera partie prenante. La nouvelle alliance entre le capital et l’État participera activement au développement du monde d’après, un monde d’énergies propres où l’empreinte environnementale du point de PIB supplémentaire sera toujours plus faible, une évolution déjà ébauchée.
J’irai plus loin : le défi climatique est peut-être une chance pour le capitalisme. Celle de répondre à un autre défi : celui de la « stagnation séculaire », une inquiétude déjà ancienne remise à l’honneur en 2013 par Larry Summers, ancien président du National Economic Council de Barack Obama.
Summers, avec d’autres comme Robert Gordon, observe la baisse des gains de productivité depuis trente ans. Il l’explique par un déficit croissant d’opportunités d’investissement. Une crise de langueur de la demande, une crise de maturité : les jours heureux de la croissance facile seraient derrière nous.
Or il est parfaitement possible que le défi environnemental apporte une réponse à cette langueur. La transition environnementale est un immense chantier. Avec la fin du charbon et du pétrole, l’augmentation du prix de l’énergie est une promesse d’investissements rentables. Elle offre aussi un retour bienvenu de l’inflation, qui a déserté les marchés des biens pour se concentrer sur les seuls actifs immobiliers et financiers. Elle est, en outre, l’occasion de supprimer les gaspillages et d’éliminer certaines productions inutiles. On peut discuter, bien sûr, des effets négatifs du renchérissement du prix de l’énergie, notamment pour les zones comme l’Europe qui seront leaders dans cette transition. Il y a un prix à payer en termes de compétitivité, et sauf à vouloir être le dindon de la farce il faudra une taxe carbone aux frontières. Il y a ici un problème de coordination internationale qui n’est pas une mince affaire puisque la transition écologique doit être planétaire. Mais les contraintes nouvelles sont aussi des promesses de rebond. La « machine capitalisme », appuyé sur ce vieux, mais intermittent, complice qu’est l’État, peut trouver dans le défi climatique une occasion de rebondir à nouveau.