La science économique au défi des valeurs morales
- L’importance et la pluralité des valeurs morales sont un défi pour la science économique, parce qu’elles sont très difficiles à rationaliser.
- Quand on intègre la morale dans des modèles économiques, on a souvent tendance à favoriser l’imaginaire « win win ». Or la défense de nos valeurs peut avoir un prix élevé, et il faut admettre qu’elles rentrent en conflit avec l’efficacité économique.
- La réalité des valeurs morales entre aussi en conflit avec le système de valeurs des économistes, selon lequel le monde sera meilleur quand chacun maximisera son plaisir et minimisera ses peines.
- L’économie a donc intérêt à mieux penser la confrontation entre l’efficacité et les valeurs, et à se ressourcer à des auteurs qui ont vu le monde autrement.
Dans l’histoire de la science économique, il y a eu un moment, incarné par Gary Becker (prix Nobel en 1992), qui a vu les économistes investir de nouveaux champs (la famille, la criminalité, la ville) pour apporter leurs méthodes et leurs solutions. Votre travail semble s’inscrire dans un mouvement inverse, où l’économie se ressource aux autres disciplines.
La tradition interdisciplinaire existe depuis Adam Smith, qui était à la fois un philosophe et un économiste. Une partie de la science économique s’est toujours intéressée au lien avec la sociologie, la philosophie. Dans les vingt dernières années, c’est surtout la psychologie qui a nourri notre discipline, avec la vogue de l’économie comportementale qui tente de réaliser des expériences de laboratoire pour étudier le comportement apparemment « non-rationnel » des agents. Notre travail s’inscrit dans cette tradition interdisciplinaire à laquelle appartenait Gary Becker, mais nous nous sommes orientés vers une question qui, davantage qu’une promesse de fertilisation croisée, est un défi pour notre discipline : l’importance des valeurs morales, et surtout leur pluralité au sein de la population.
Pourquoi est-ce un défi ? Parce que cette pluralité ne se réduit pas aux « préférences altruistes », auxquelles se réfèrent les économistes. Quand on s’intéresse à la pluralité des valeurs, on tombe sur des phénomènes beaucoup plus difficiles à rationaliser. Par exemple, les gens valorisent la liberté pour elle-même, mais sans forcément en faire usage. Ou encore ils ont un altruisme à géométrie variable, qui favorise le groupe, la communauté. Voir, si l’on en croit le psychologue Jonathan Haidt, la pureté. Il y a aussi les différences culturelles ou nationales. Par exemple, quand on leur propose des options pour réguler le trafic en centre-ville, les Français se montrent plus hostiles à un péage que les Américains et les Allemands, qui sont eux plus favorables à une diminution du nombre de places. Derrière ces préférences, il y a des valeurs.
L’analyse économique peine à prendre en compte la pluralité de ces valeurs, même si les économistes savent qu’il n’y a pas que l’efficacité qui compte. Ils comprennent que l’humanité n’est pas faite que de calculateurs rationnels et qu’il existe une forme d’altruisme. Mais dans la tradition utilitariste de Jeremy Bentham, ils envisagent cet altruisme sous une forme abstraite et universelle. Dit autrement, les économistes ont eux-mêmes un système de valeurs particulier, qu’ils sont pourtant tentés de projeter sur le reste de la population. Or les écarts sont très sensibles.
Ce qui nous intéresse, ce sont les valeurs qui résistent à la fois à la projection et à la généralisation dans des préférences collectives. Celles, en somme, qui ne se laissent ni réduire ni absorber par notre discipline. Par exemple, quand on les interroge sur l’alternative entre taxe carbone et normes environnementales pour les constructeurs automobiles, 92 % des économistes soutiennent la taxe carbone, contre 22 % seulement des Américains. Il y a manifestement ici un conflit entre deux formes de justice.
Le titre de votre ouvrage, Le Prix de nos valeurs, suggère cependant un point de rencontre : pour régler les frictions, on pourrait toujours s’accorder sur un prix. N’est-ce pas l’approche traditionnelle de l’économie, qui ramène tout au marché ?
Je dirais plutôt que c’est une approche du « juste milieu », même si potentiellement, le prix de nos valeurs peut être infini (pas de compromis possible). On a tendance aujourd’hui à favoriser l’imaginaire du « win win », notamment dans le débat politique où les propositions mettant en jeu des valeurs sont censées s’articuler facilement : par exemple la transition énergétique, portée par le souci des générations futures, produira de la croissance. Ou encore : l’entreprise responsable satisfait à la fois ses consommateurs, ses investisseurs et ses employés, elle s’en trouve donc très bien. Or, dans bien des cas, la défense de nos valeurs peut avoir un prix élevé, et, plutôt que de se raconter que tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes, il faut admettre qu’elles rentrent en conflit avec l’économie. Les dilemmes posés par l’invasion de l’Ukraine l’illustrent bien : sommes-nous prêts à baisser notre chauffage pour stopper la guerre ? Et surtout, jusqu’à quel point ?
Cette tension n’aurait donc pas vocation à se résoudre ?
Pas au sens où tout finirait par s’aligner. Nous évoquions plus haut l’économie comportementale. Ce champ explore l’idée que les gens ne maximisent pas leur bien-être matériel, qu’ils font des erreurs systématiques (ils extrapolent trop les tendances passées, manquent d’autodiscipline, etc.). Mais l’économie comportementale en déduit qu’il faut apprendre aux gens à mieux optimiser leur vie, voire les contraindre à le faire ! Or cette ambition est une position philosophique très discutable. Elle promeut le mode de vie hédoniste promu au XIXe siècle par l’économiste Jeremy Bentham avec sa philosophie « utilitariste » : le monde sera meilleur quand chacun maximisera son plaisir et minimisera ses peines.
Tel est le système des valeurs que de nombreux économistes plaquent sur leurs analyses. Or rien n’indique que c’est le système de valeurs des gens. Une contradiction particulièrement flagrante concerne la liberté : les économistes sont libéraux, au sens où la liberté est un instrument pour atteindre l’efficacité économique.
Je dirais plutôt que c’est une approche du « juste milieu », même si potentiellement, le prix de nos valeurs peut être infini.
Les gens n’ont pas que l’efficacité en tête, et ils sont prêts à payer pour cela. Nous avons ainsi enquêté sur la situation suivante : pour soutenir un constructeur local et préserver 1 000 emplois, on propose d’acheter des tramways d’un coût supérieur, en augmentant le prix de l’abonnement. Trois groupes, soumis à une hausse différente de ce prix, sont invités à noter le projet (de 0 pour le désaccord complet à 10 pour l’accord complet). La moyenne des notes est de 7,4 pour le groupe soumis à une hausse de 5 %, de 6,6 pour ceux soumis à une hausse de 10 % et elle est de 6,1 pour ceux soumis à une hausse de 50 %. La valeur de solidarité résiste même à une hausse conséquente.
Dans le monde des économistes, le marché avec ses individus libres pourrait être remplacé par un ordinateur capable d’allouer les ressources. Au contraire, dans la vraie vie la valeur de liberté est forte, mais c’est aussi la liberté de faire de « mauvais » choix. Et c’est une liberté en elle-même, déconnectée de toute idée d’efficacité. En un mot, c’est une valeur morale.
Ce retour critique sur votre discipline et sur ses prémisses philosophiques vous conduit à explorer des visions complètement étrangères à la tradition individualiste à laquelle est associée l’économie. Par exemple, vous vous référez au père de la sociologie, Émile Durkheim.
Durkheim met en avant le vide existentiel dans lequel la société industrielle plonge les individus, car elle promeut la maximisation des intérêts individuels au détriment du groupe. Durkheim pense que l’individualisme utilitariste est un « enfer sociologique » : il refroidit les cœurs et cause le désespoir. Pour des économistes comme nous, c’est une pensée très hétérodoxe, mais éclairante. Elle nous aide à prendre la mesure de ce qui résiste à nos méthodes. Et les valeurs morales qui sont au premier plan dans sa vision du monde sont justement celles qui sont les moins prises en compte par notre discipline. Elles nous aident à élaborer notre programme de recherches.
Mais l’enjeu central reste d’enrichir la pensée économique. Y compris dans ses aspects les plus techniques et les plus spécialisés. Ma spécialité académique, ainsi, c’est l’économie financière. On parle beaucoup d’investissement responsable, d’entreprise socialement responsable. Les investisseurs sont bien sûr avant tout motivés par le profit, le rendement, mais de plus en plus, les préoccupations sociétales ou environnementales deviennent importantes, au point qu’elles vont finir par éroder la pure logique de la rentabilité. C’est un sujet passionnant.
La pensée économique a tout à gagner à penser cette confrontation entre l’efficacité et les valeurs. Cela lui permettra de mieux informer les débats politiques. Nous partons du principe qu’il faut demander aux gens ce qu’ils pensent, de manière sérieuse, de manière à révéler les tensions et à faire apparaître des contradictions. Mais si les gens sont prêts à payer très cher pour réduire la pollution, prendre le contrôle de leur communauté (par la décentralisation) ou pour se passer des importations chinoises, pourquoi pas ? Il est indispensable d’informer certains débats en prenant en compte les préférences morales des gens, et en mesurant ce que cela signifie économiquement.