Relocalisations : mythe ou réalité ?
Au printemps, la propagation graduelle de la pandémie de Covid à l’économie mondiale a eu des répercussions sur les chaînes d’approvisionnement internationales, notamment sur les produits en forte demande car nécessaires dans la lutte contre la pandémie. Ces difficultés ont renforcé les débats pré-existants sur la mondialisation des échanges. Doit-on s’attendre à des relocalisations, régionalisations ou à une adaptation d’un système confronté à des risques nouveaux ? Pour Isabelle Méjean, chercheuse au Centre de recherche en économie et statistique (CREST), responsable du département d’économie de l’École polytechnique, et prix de la meilleure jeune économiste de France 2020, il s’agit d’un choix stratégique et non économique.
Dans vos travaux, vous agrégez les données des grandes entreprises pour comprendre les flux du commerce international. Quel est votre objectif ?
J’utilise effectivement des données statistiques sur les entreprises, leurs modes de production et leurs stratégies d’internationalisation. L’objectif est d’étudier la manière dont les stratégies microéconomiques de ces entreprises peuvent permettre de mieux comprendre certains phénomènes macroéconomiques. J’étudie par exemple la synchronisation des cycles économiques entre pays, la manière dont les fluctuations cycliques d’un certain nombre de pays étrangers affectent l’économie française.
Dans la théorie macroéconomique standard, ces corrélations de cycles s’expliquent par des ajustements des prix relatifs, une hausse de l’activité bénéficiant aux entreprises à l’étranger via la demande d’importations. Avec mes co-auteurs, nous montrons comment les choix d’internationalisation de quelques très grandes entreprises contribuent à expliquer de manière significative cette synchronisation des cycles. Comme ces décisions d’internationalisation sont très hétérogènes, les entreprises ne se développant pas à l’internationale de manière uniforme, il est très difficile de bien comprendre le phénomène agrégé sans creuser dans la granularité des données statistiques.
Cette approche nécessite donc de mobiliser un volume important de données. On n’est évidemment pas dans le « big data » au sens statistique du terme mais l’articulation entre les décisions individuelles et des effets macroéconomiques nécessite de caractériser l’ensemble de la distribution des entreprises ce qui implique un volume de données important.
A l’époque, il était difficile d’imaginer l’ampleur que prendrait la pandémie.
Quel phénomène économique lié à la pandémie vous a le plus frappée ?
Le début de la pandémie a démontré l’interdépendance entre les grandes entreprises internationales. Dès le début 2020, alors que seule la province du Wuhan était confinée, on a observé des ruptures d’approvisionnement, par exemple dans le secteur de l’électronique, cette région abritant le leader mondial de la fibre optique. A l’époque, il était difficile d’imaginer l’ampleur que prendrait la pandémie et cette propagation via les chaînes de valeur apparaissait finalement comme une illustration originale de la faible résilience des modes de production globalisés à des chocs locaux.
Très vite, cette diffusion du ralentissement de la productivité chinoise via les chaînes de valeur est devenue secondaire par rapport au séisme économique lié aux mesures de confinement nécessaires à la gestion de la crise sanitaire dans la quasi-totalité de l’économie mondiale. Mais les interdépendances entre entreprises, à l’échelle nationale comme à l’échelle internationale, restent une composante importante du fonctionnement de nos économies qui conduit à une diffusion des chocs, qu’ils soient négatifs comme dans le cas d’un confinement de l’économie, ou positifs comme dans le cas du plan de relance à venir.
Aujourd’hui se pose la question de la résilience. Comment mettre en place des facteurs d’absorption dans ces réseaux d’entreprises, pour éviter les défaillances en cascade ? Comment relancer les économies nationales, dans un cadre où tous les pays sont confrontés aux problèmes liés aux secondes vagues ? Prenons l’exemple du secteur automobile européen, qui est à la fois très fragmenté et très intégré à l’échelle de l’Union.
Aujourd’hui, les constructeurs français ou allemands ne peuvent pas repartir à plein régime sans à la fois un rebond de la demande et une reprise de l’activité dans l’ensemble de la chaîne, notamment chez les équipementiers en Europe de l’Ouest comme dans les pays d’Europe de l’Est. Le soutien à la demande est une partie importante du plan de relance. Mais les problèmes d’approvisionnement peuvent rapidement devenir un casse-tête dans un secteur qui produit largement en « just in time », avec très peu de stocks et une optimisation des processus à chaque point de la chaîne logistique et de production.
Par exemple, une usine qui expédie des pare-chocs doit récupérer les emballages pour conditionner les livraisons suivantes. Donc même le fait de constituer plus de stocks, une réponse apparemment simple aux problèmes d’approvisionnement, est difficile à mettre en place à court terme. A moyen terme, se posera sans doute la question d’un management du « just in case ».
Va-t-on assister à des relocalisations ou une régionalisation des chaînes d’approvisionnement ?
Je ne crois pas à un changement de modèle car je ne suis pas sûre que nous soyons disposés à renoncer aux gains de la mondialisation, qui se matérialisent en termes de pouvoir d’achat et de diversité de l’offre de biens de consommation. On estime par exemple que l’augmentation du commerce de la France avec les pays émergents du milieu des années 90 à la fin des années 2000 a généré des gains de pouvoir d’achat d’environ 1 000 euros par an et par ménage. Ce n’est pas négligeable, y compris lorsque ces gains sont comparés aux pertes, en particulier en termes d’emplois, celles-ci étant estimées à environ 100 000 emplois sur la même période.
On parle également de souveraineté. Est-on encore dans le domaine de l’économie ?
Depuis mars dernier, on parle beaucoup en effet de souveraineté « stratégique ». Comment réduire notre dépendance à la production étrangère sur des secteurs stratégiques pour lesquels cette dépendance peut constituer un risque en cas de tensions géo-politiques ? Sur ces aspects, la question n’est pas tellement économique mais plutôt géostratégique. Et on ne parle pas d’une réelle démondialisation mais de subventions à des productions nationales peu rentables sur un petit nombre de produits bien identifiés.
Néanmoins, la question qui se pose est : où s’arrête la souveraineté ? La prochaine crise requerra peut-être d’autres besoins primaires. Je crains que derrière la souveraineté ne se cache en réalité une forme de protectionnisme et une critique plus profonde de la mondialisation, vue comme un facteur de la faible croissance française, qui contribue au chômage de masse. Ce problème est effectivement à mon avis beaucoup plus préoccupant que la dépendance de la France à quelques produits achetés en Chine. Mais ce problème est avant tout européen. Le manque de compétitivité de l’économie française se matérialise massivement dans un déficit commercial sur la balance des biens vis-à-vis de nos partenaires européens. Cette faiblesse des parts de marché françaises dans l’Union Européenne ne sera pas réglée grâce à la relocalisation d’activités à faible valeur ajoutée. Il faut au contraire retrouver de la compétitivité sur des activités à fort contenu technologique, dans des secteurs d’avenir.
Faut-il s’attendre à un changement de modèle de la part des entreprises ?
Pour les entreprises, la crise actuelle est avant tout une crise de trésorerie très importante, en partie absorbée grâce aux mesures gouvernementales. Mais cette crise économique va se prolonger, la situation financière des entreprises va se dégrader fortement, et les investissements ralentir. Dans le court terme, je ne crois pas qu’il faille s’attendre au moindre « changement de modèle ». Pour une entreprise, revoir sa stratégie d’approvisionnement implique des investissements très importants qui ne seront probablement pas à l’ordre du jour dans le court terme. A plus long terme, la succession de crises liées à des catastrophes naturelles, une pandémie ou encore des problèmes d’instabilité politique amènera probablement les entreprises à revoir leur stratégie d’internationalisation.
Observe-t-on d’autres changements dans les échanges internationaux ?
C’est trop tôt pour faire un bilan, les statistiques de commerce arrivant souvent avec du retard. Contrairement à la crise de 2008, où l’on a observé une contraction du commerce beaucoup plus importante que celle du PIB mondial, il n’y a pas pour l’instant de “trade collapse” lié à la pandémie. En 2020, le commerce a suivi à peu près l’évolution du PIB, contraction très forte au deuxième trimestre puis reprise à partir du mois de juillet. En 2021, on restera entre 2 et 8 points de PIB en dessous du niveau d’avant crise et il est possible que la contraction du commerce s’accentue. On a devant nous un manque d’activité qui va durer. Évidemment, tous les pays ne sont pas touchés de la même manière. La France, qui a une spécialisation très marquée dans des secteurs qui sont particulièrement touchés par la crise, au premier rang desquels le secteur aéronautique et le tourisme, va très probablement connaître une accentuation forte de son déficit commercial.