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« Joe Biden a le pouvoir d’imposer sa politique fiscale au reste du monde »

Pierre Boyer
Pierre Boyer
professeur d'économie à l'École polytechnique - CREST (IP Paris)

L’administration Biden a le pro­jet de relever l’impôt fédéral sur les sociétés de 21% à 28%. Com­biné aux impôts des États, cela ramèn­erait le taux effec­tif à 32,4% alors que la moyenne des pays de l’OCDE se situe à 22,9%. Pourquoi une telle réforme, et quel sera son impact ?

La mesure annon­cée par Joe Biden va à con­tre-courant de la dynamique à l’œuvre depuis les années 80. Cette remon­tée des taux devrait servir à con­tre­bal­ancer la baisse opérée sous le man­dat de Trump, et à déblo­quer des fonds pour financer des infra­struc­tures1. Elle vise sûre­ment aus­si à s’attirer les faveurs d’une par­tie des démocrates.

Je pense égale­ment que les États-Unis sont sous pres­sion quant à la tax­a­tion des GAFAM. Trump avait men­acé de sur­tax­er les pro­duits d’exportation des nom­breux États qui avaient prévu d’introduire des tax­es sur le numérique2 – et dont la France fai­sait par­tie – pour les en dis­suad­er. Biden ne sem­ble pas vouloir suiv­re cette ligne : il a con­science que les géants du web améri­cains doivent pay­er leurs impôts, et sem­ble ouvert aux négociations.

Les con­séquences con­crètes de cette remon­tée des taux d’imposition sont cepen­dant dif­fi­ciles à prévoir. Tout dépend si les taux statu­taires (ceux annon­cés dans le texte lég­is­latif) seront les taux effec­tifs (ceux réelle­ment payés par les entre­pris­es, après les déduc­tions d’impôts). Il peut aus­si y avoir un décalage sig­ni­fi­catif entre l’annonce et la loi qui sera finale­ment votée. L’administration actuelle n’a pas une large majorité, et elle va devoir négoci­er. Cer­tains seront sûre­ment déçus !

Les États-Unis jouis­sent d’un lead­er­ship sur toute la régu­la­tion fis­cale, et l’annonce de Joe Biden envoie un sig­nal fort, qui aura sûre­ment des con­séquences sur les négo­ci­a­tions en cours à l’OCDE. On pour­ra peut-être con­stater sur les ques­tions fis­cales un effet proche du « Brus­sels effect », qui con­duit les entre­pris­es à se con­former à la régle­men­ta­tion européenne, sou­vent plus exigeante, puis à l’imposer partout pour éviter d’avoir à pro­duire des pro­duits dif­féren­ciés selon les zones géo­graphiques3. La nou­velle norme fis­cale améri­caine devien­dra peut-être ain­si la norme par défaut.

Plusieurs pays comme les États-Unis, l’Allemagne et la France souhait­ent uni­formiser l’impôt sur les sociétés pour les pays de l’OCDE pour des raisons d’équité con­cur­ren­tielle. Com­ment des pays comme l’Irlande (dont le taux est à 12,5 %) ou la Hon­grie (à 9 %) vont-ils réagir ?

La crise de 2008 a ren­du vis­i­bles ces pra­tiques de con­cur­rence fis­cale, dont les entre­pris­es du numérique sont les grandes béné­fi­ci­aires, même si elles ne sont pas les seules4. Dans les négo­ci­a­tions en cours à l’OCDE, Biden et sa secré­taire au Tré­sor Janet Yel­let essaient de chang­er les ter­mes du débat en imposant un taux plus élevé que ce qui était prévu. Mais plusieurs ques­tions sem­blent se pos­er : peut-on impos­er un taux min­i­mum ? Com­ment éviter de capter la base fis­cale des autres pays ?

Mais la seule véri­ta­ble inter­ro­ga­tion est : dans quelle mesure les États-Unis sont-ils prêts à impos­er ce taux min­i­mal ? Parce que s’ils le souhait­ent, leur puis­sance économique peut leur per­me­t­tre de con­train­dre les autres États à adopter cette mesure. Le meilleur exem­ple de cela reste le secret ban­caire suisse, que tout le monde perce­vait comme intouch­able, mais que l’administration Oba­ma a réus­si à déver­rouiller en 2010, en menaçant les ban­ques suiss­es de sur­tax­er leurs opéra­tions sur le sol améri­cain. Il est très dif­fi­cile pour les entre­pris­es, et a for­tiori pour les ban­ques, de se pass­er de leurs activ­ités aux États-Unis, et elles ont ain­si accep­té de révéler les infor­ma­tions sur les citoyens améri­cains détenant un compte en Suisse dépas­sant les 50 000 dol­lars. Un tel pas­sage en force pour­rait se repro­duire avec les normes fiscales.

Mais la seule véri­ta­ble inter­ro­ga­tion est : dans quelle mesure les États-Unis sont-ils prêts à impos­er ce taux minimal ?

Un accord fis­cal à l’OCDE aurait aus­si pour objec­tif de faire dis­paraître les par­adis fis­caux. Mais pourquoi le Pana­ma ou les Bahamas chang­eraient-ils leurs règles ?

Il y a l’annonce, et la manière dont on la fait appli­quer. L’instauration d’un taux min­i­mal ne vaudrait que si l’on par­ve­nait à sup­primer le dump­ing fis­cal, et l’administration Biden a l’air très con­sciente de ce problème.

Cela peut se faire en tax­ant la dif­férence entre le taux d’imposition améri­cain, et ce que l’entreprise paie dans le par­adis fis­cal. Comme le taux est inférieur aux Bahamas, par exem­ple, l’entreprise devrait tout sim­ple­ment pay­er la dif­férence aux États-Unis5. Et si ce mécan­isme est mis en place jusqu’au bout, sans établir de liste de pays dans lesquels il ne serait pas appliqué, alors il deviendrait absol­u­ment impos­si­ble pour les par­adis fis­caux de con­tin­uer à exercer une con­cur­rence fiscale.

Ce relève­ment des tax­es ne risque-t-il pas de pénalis­er l’investissement des entre­pris­es néces­saire à la reprise économique ?

C’est très vari­able selon les types de dis­posi­tifs appliqués. Ce relève­ment des tax­es peut être accom­pa­g­né par des crédits d’impôts qui, par exem­ple, sou­ti­en­nent la recherche et les investisse­ments. C’est l’ensemble des poli­tiques économiques mis­es en place qui gou­vern­era le taux effec­tif (le taux réelle­ment payé par les entreprises). 

Pour les entre­pris­es français­es, nous avons ten­dance à imag­in­er que les taux d’imposition effec­tifs sont plus bas seule­ment pour les grandes entre­pris­es, mais nous avons mené une étude à l’Institut des poli­tiques publiques6 qui con­tred­it cette idée. À tous les niveaux de tailles, il y a des entre­pris­es qui paient des impôts sur les sociétés très élevés, ou plus faibles. Cela dépend notam­ment, mais pas seule­ment, de leurs secteurs d’activité. Cette iné­gal­ité vis-à-vis de l’impôt est donc partout, et si la réforme vise à la cor­riger et enclencher une con­ver­gence des taux, cela peut être béné­fique pour l’ensemble de l’économie.

Plus large­ment, l’ad­min­is­tra­tion Biden prend d’une main et redis­tribue de l’autre (plan de sauve­tage de 1 900 mil­liards et plan pour l’emploi de 2 290 mil­liards). Est-ce le retour d’une économie un peu plus dirigée et le recul des solu­tions de marché priv­ilégiées depuis le début des années 1980 ? 

La crise san­i­taire a favorisé un retour soudain de l’interventionnisme, mais ne sem­ble pas avoir redéfi­ni le rôle de l’État dans l’économie. Si l’on se fie à ce qu’il s’est passé en 2008, alors on con­state que l’implication des États dans l’économie a certes été impor­tante, mais surtout ponctuelle. Très peu de temps après avoir recap­i­tal­isé les ban­ques, les États ont reven­du leurs act­ifs. Pour autant, le retour à une poli­tique d’austérité a été bien trop pré­cip­ité, et les analy­ses ex-post ont mon­tré que cela nous a coûté très cher.

Tout l’enjeu pour les gou­verne­ments est donc aujourd’hui de trou­ver le bon moment pour met­tre fin à leurs poli­tiques expan­sion­nistes – afin d’éviter la sur­chauffe et les bulles, sans pénalis­er la reprise. C’est une ques­tion d’arbitrage, qui est de toute façon aus­si poli­tique qu’économique. 

Propos recueillis par Clément Boulle et Juliette Parmentier
1https://​www​.econ​o​mist​.com/​u​n​i​t​e​d​-​s​t​a​t​e​s​/​2​0​2​1​/​0​4​/​1​0​/​a​m​e​r​i​c​a​-​i​n​c​-​i​s​-​o​n​-​t​h​e​-​h​o​o​k​-​f​o​r​-​j​o​e​-​b​i​d​e​n​s​-​s​p​l​u​r​g​e​-​o​n​-​i​n​f​r​a​s​t​r​u​cture
2https://​tax​foun​da​tion​.org/​d​i​g​i​t​a​l​-​t​a​x​-​e​u​r​o​p​e​-​2020/
3 https://​glob​al​.oup​.com/​academic/product/the-brussels-effect-9780190088583?cc=us&lang=en&#
4https://​www​.ccomptes​.fr/​f​r​/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​/​a​d​a​p​t​e​r​-​l​a​-​f​i​s​c​a​l​i​t​e​-​d​e​s​-​e​n​t​r​e​p​r​i​s​e​s​-​u​n​e​-​e​c​o​n​o​m​i​e​-​m​o​n​d​i​a​l​e​-​n​u​m​e​risee
5https://​www​.cae​-eco​.fr/​F​i​s​c​a​l​i​t​e​-​i​n​t​e​r​n​a​t​i​o​n​a​l​e​-​d​e​s​-​e​n​t​r​e​p​r​i​s​e​s​-​q​u​e​l​l​e​s​-​r​e​f​o​r​m​e​s​-​p​o​u​r​-​q​u​e​l​s​-​e​ffets
6https://​www​.ipp​.eu/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​/​m​a​r​s​2​0​1​9​-​h​e​t​e​r​o​g​e​n​e​i​t​e​-​d​e​s​-​t​a​u​x​-​d​i​m​p​o​s​i​t​i​o​n​-​i​m​p​l​i​c​i​t​e​s​-​d​e​s​-​p​r​o​f​i​t​s​-​e​n​-​f​r​a​n​c​e​-​c​o​n​s​t​a​t​s​-​e​t​-​f​a​c​t​e​u​r​s​-​e​x​p​l​i​c​atifs

Auteurs

Pierre Boyer

Pierre Boyer

professeur d'économie à l'École polytechnique - CREST (IP Paris)

Pierre Boyer est Research Fellow au Centre for Economic Policy Research (CEPR), directeur adjoint de l'Institut des Politiques Publiques (IPP), directeur de programme du groupe de recherche « Démocratie et Institutions » à l'IPP, et Fellow au CESifo. Ses recherches portent sur l'économie publique, l'économie politique, l'intégration européenne et la réglementation bancaire. Ses recherches ont été publiées dans l'American Economic Review, le Quarterly Journal of Economics, l'American Economic Journal : Economic Policy, le Journal of Financial Intermediation et le Journal of Public Economics.

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