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Investissement responsable ou greenwashing : comment faire la différence ?

Patricia Crifo
Patricia Crifo
professeure d’économie à l’École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • L’Investissement socialement responsable (ISR) évalue les investissements selon des critères non financiers ESG (environnement, social, gouvernance).
  • L’investissement à impact adopte des stratégies actives cherchant un retour extra-financier fort s’appuyant sur trois principes : intentionnalité, additionalité et mesure d’impact.
  • Les portefeuilles ISR et conventionnels ont néanmoins tendance à être très proches et les impacts pratiques de l’ISR semblent très limités.
  • Des chercheurs montrent que les investisseurs ISR s’approprient le vocabulaire de l’évaluation d’impact sans adopter ses pratiques, ce qui s’apparente à du greenwashing.
  • Pour avoir véritablement de l’impact, les investisseurs ISR doivent surmonter de nombreux défis et dépasser l’intégration des critères ESG.

Mar­gin­al jusqu’au début des années 2000, l’in­vestisse­ment sociale­ment respon­s­able (ISR) con­siste à pren­dre en con­sid­éra­tion des critères non financiers, tels que l’environnement, le social et la gou­ver­nance (ESG), dans le proces­sus d’évaluation des investissements. 

En 2021, 96 % des 250 plus grandes entre­pris­es multi­na­tionales de la liste Fortune500 (elles étaient 64 % en 2005) ont com­mu­niqué sur leur poli­tique ESG. De la même façon, près de 4 400 investis­seurs et 50 four­nisseurs de ser­vices, représen­tant plus de 120 bil­lions de dol­lars d’ac­t­ifs, ont signé un engage­ment à inté­gr­er les infor­ma­tions ESG dans leurs déci­sions d’in­vestisse­ment12.

Crois­sance du nom­bre de sig­nataires des Principes pour l’Investissement Respon­s­able (PRI) (voir encadré ci-dessous)3.

Mais lorsqu’il s’ag­it de définir des normes ESG, les diver­gences d’opin­ion abon­dent et les cri­tiques se mul­ti­plient. Elon Musk a par exem­ple qual­i­fié l’ESG « d’escroquerie » et dénon­cé les « faux guer­ri­ers de la jus­tice sociale » après que Tes­la a été sor­ti de l’indice ESG du S&P 500 – pour des raisons liées à la dis­crim­i­na­tion et aux con­di­tions de tra­vail – alors qu’Exxon­Mo­bil restait dans cet indice (voir4). Au-delà de la polémique, une ques­tion de fond sur l’ISR et son véri­ta­ble impact sur la société émerge.

Les Principes pour l’Investissement Respon­s­able (PRI)5 ont été mis en place par les prin­ci­paux investis­seurs mon­di­aux avec le sou­tien de l’Initiative Finance du Pro­gramme des Nations Unies pour l’Environnement (UNEP-FI) et le Pacte Mon­di­al des Nations Unies en 2007. Les sig­nataires des PRI s’engagent à respecter les principes suivants :

- Pren­dre en compte les ques­tions ESG dans les proces­sus d’analyse et de déci­sion en matière d’investissements.

- Pren­dre en compte les ques­tions ESG dans les poli­tiques et pra­tiques d’actionnaires.

- Deman­der aux entités dans lesquelles ils investis­sent de pub­li­er des infor­ma­tions appro­priées sur les ques­tions ESG.

- Favoris­er l’acceptation et l’application des Principes auprès des acteurs de la ges­tion d’actifs.

- Tra­vailler ensem­ble pour accroître l’efficacité dans l’application des Principes.

- Ren­dre compte indi­vidu­elle­ment de ses activ­ités et de ses pro­grès dans l’application des Principes.

Origine et stratégies des fonds « éthiques »

Il n’y a rien de mal, d’un point de vue éthique, à diriger une entre­prise pour faire du prof­it tout en s’assurant que la pro­duc­tion soit sociale­ment respon­s­able. Mais l’in­vestisse­ment à impact sig­ni­fie plus qu’une sim­ple atténu­a­tion des risques basée sur les fac­teurs ESG. Il s’ag­it de soutenir des entre­pris­es qui s’en­ga­gent à faire une dif­férence de manière proac­tive et donc de mon­tr­er que l’on a effec­tive­ment été capa­ble de chang­er les choses, et ce sur plusieurs plans.

His­torique­ment, les pre­miers fonds « éthiques » sont nés aux États-Unis. Basés sur l’exclusion d’entreprises liées au secteur de l’alcool, du tabac, de l’armement, de la pornogra­phie ou des jeux, l’objectif était de répon­dre aux exi­gences de cer­tains investis­seurs, dont les organ­i­sa­tions religieuses. Les fonds avec une approche pos­i­tive appa­rais­sent dans les années 1970 aux États-Unis et dans les années 1990 en Europe : ces fonds de développe­ment durable con­sid­èrent des critères extra-financiers afin de pro­mou­voir la per­for­mance à long terme et une crois­sance durable. Plus récem­ment, ce sont notam­ment l’accord de Paris sur le cli­mat signé en 2015, les régle­men­ta­tions qui en découlent et la prise de con­science du risque cli­ma­tique par les grands acteurs financiers qui con­tribuent au développe­ment de l’ISR6.

Dif­férents degrés d’engagement dans l’investissement7.

Les straté­gies ISR sont très var­iées : exclu­sions nor­ma­tives ou sec­to­rielles (entre­pris­es engagées dans des activ­ités con­tra­dic­toires avec des normes ou dans des activ­ités jugées néfastes), approche dites « best-in-class » (investisse­ment dans les entre­pris­es les plus per­for­mantes d’un secteur don­né), « best-in-uni­verse » (investisse­ment dans les entre­pris­es les plus per­for­mantes quel que soit le secteur), « best-effort » (meilleure amélio­ra­tion des pra­tiques ESG), thé­ma­tiques (par exem­ple, « éner­gies renouvelables »).

L’investissement à impact se définit quant à lui par des straté­gies actives cher­chant un retour extra-financier fort  en s’appuyant sur trois principe clés : l’intentionnalité – soit la volon­té inten­tion­nelle de l’investisseur de génér­er un impact posi­tif sur le plan social ou envi­ron­nemen­tal, l’additionalité (la con­tri­bu­tion par­ti­c­ulière – finan­cière ou non – de l’investisseur per­me­t­tant à l’entreprise d’accroître son impact posi­tif),  et la mesure d’impact – c’est-à-dire l’évaluation des exter­nal­ités pos­i­tives et néga­tives de la struc­ture investie8.

Les ISR : alerte au greenwashing ?

Jusqu’à il y a quelques années, les fonds d’investissement à impact auraient été les seuls investis­seurs à réalis­er une analyse d’impact : ce n’est plus le cas aujourd’hui, car les investis­seurs sociale­ment respon­s­ables (ISR) visent désor­mais à démon­tr­er leur impact concret.

Or les deux types d’investisseurs (ISR vs impact) ont fon­da­men­tale­ment des degrés d’engagement et des méth­odes d’évaluation très dif­férentes. Les investis­seurs ISR investis­sent générale­ment dans des sociétés multi­na­tionales cotées et con­cen­trent leurs efforts non financiers sur le proces­sus de sélec­tion des émet­teurs, plutôt que sur les résul­tats obtenus grâce à leurs investisse­ments. Par exem­ple, alors qu’un fonds d’investissement à impact vis­era à démon­tr­er la réduc­tion des émis­sions de car­bone obtenue grâce au finance­ment d’éoliennes, un fonds ISR cal­culera le « score » car­bone des entre­pris­es présentes dans son portefeuille. 

Finale­ment, les porte­feuilles ISR et con­ven­tion­nels ont ten­dance à être très proches et les impacts pra­tiques de l’ISR sem­blent très lim­ités pour un nom­bre crois­sant de chercheurs. Il reste dif­fi­cile d’imaginer com­ment un investis­seur détenant un pour­cent­age infime des actions d’une grande entre­prise pour­rait prou­ver que son investisse­ment fait la dif­férence – aus­si bonnes soient ses inten­tions. Utilis­er super­fi­cielle­ment la ter­mi­nolo­gie tra­di­tion­nelle de l’im­pact est donc loin d’être utile pour la com­mu­nauté ISR et peut même s’apparenter à du green­washing9.

Dans une étude récente sur la con­fu­sion de gen­res entre impact et ISR, nous mon­trons que, bien que les investis­seurs ISR s’approprient le vocab­u­laire de l’évaluation d’impact, ils n’adoptent pas ses pra­tiques. Or, compte tenu du pou­voir de marché de l’ISR par rap­port à l’investissement à impact (env­i­ron 40 fois plus volu­mineux), l’appropriation de l’analyse d’impact par les fonds ISR n’est pas sans con­séquence : la dif­fu­sion des mesures d’impact dans l’industrie ISR peut soit soutenir le développe­ment de l’investissement à impact, soit men­ac­er son sens et sa légitim­ité en con­fon­dant les deux pratiques.

De même, si l’industrie ISR vise véri­ta­ble­ment à lut­ter con­tre le green­wash­ing, les moti­va­tions des ges­tion­naires d’investissement vari­ent, avec dif­férents niveaux d’engagement envers la dimen­sion socié­tale de l’impact. Les investis­seurs ISR doivent donc sur­mon­ter de nom­breux défis pour dépass­er l’intégration des critères ESG et avoir véri­ta­ble­ment de l’impact. L’intégration ESG cherche en effet à mesur­er l’impact de divers fac­teurs sur les flux financiers de l’entreprise : la matéri­al­ité d’un fac­teur se traduit donc par une vari­a­tion du chiffre d’affaire, des charges ou des investisse­ments de l’entreprise. À l’opposé, l’investissement à impact, et plus générale­ment la mesure d’impact, cherche à mesur­er l’impact des activ­ités de l’entreprise sur des enjeux ESG, indépen­dam­ment de la matéri­al­ité finan­cière pour l’entreprise. 

1KPMG (2022) Big shifts, small steps. Sur­vey of sus­tain­abil­i­ty report­ing 2022.
2PRI (2022) PRI Annu­al Report. https://​www​.unpri​.org/​a​n​n​u​a​l​-​r​e​p​o​r​t​-2022
3https://​dwtyzx6up​klss​.cloud​front​.net/​U​p​l​o​a​d​s​/​b​/​f​/​m​/​p​r​i​_​a​n​n​u​a​l​_​r​e​p​o​r​t​_​2​0​2​2​_​6​8​9​0​4​7.pdf
4Elon Musk sur Twit­ter : « Exxon is rat­ed top ten best in world for envi­ron­ment, social & gov­er­nance (ESG) by S&P 500, while Tes­la didn’t make the list! ESG is a scam. It has been weaponized by pho­ny social jus­tice war­riors. » Source : https://​twit​ter​.com/​e​l​o​n​m​u​s​k​/​s​t​a​t​u​s​/​1​5​2​6​9​5​8​1​1​0​0​2​3​2​45829
5https://​www​.unpri​.org/​d​o​w​n​l​o​a​d​?​a​c​=​10965
6Arjal­iès, Diane-Lau­re, Bouchet, Vin­cent, Cri­fo, Patri­cia & Mot­tis, Nico­las, « La mesure d’im­pact et l’In­vestisse­ment Sociale­ment Respon­s­able (ISR) : Un tour d’hori­zon », in Tcho­touri­an E., Bres L. and Geel­hand de Merx­em L. (Eds.), Zone fron­tières et entre­prise sociale­ment respon­s­able – Per­spec­tive mul­ti­ple: droit, admin­is­tra­tion et éthique, Edi­tions Yvon Blais (Cana­da), 2020, disponible sur le SSRN : https://​ssrn​.com/​a​b​s​t​r​a​c​t​=​3​7​33755
7https://​papers​.ssrn​.com/​s​o​l​3​/​p​a​p​e​r​s​.​c​f​m​?​a​b​s​t​r​a​c​t​_​i​d​=​3​7​33755
8FIR & France Invest (2020). Investisse­ment à impact. Une déf­i­ni­tion exigeante pour le coté et le non coté. https://​www​.le​-frenchim​pact​.fr/​w​p​-​c​o​n​t​e​n​t​/​u​p​l​o​a​d​s​/​C​a​h​i​e​r​-​I​m​p​a​c​t​-​F​I​R​-​F​r​a​n​c​e​-​I​n​v​e​s​t​_​m​a​r​s​-​2​0​2​1.pdf
9Arjal­iès, Diane-Lau­re, Chol­let, Pierre, Cri­fo, Patri­cia & Mot­tis, Nico­las, “The Moti­va­tions and Prac­tices of Impact Assess­ment in Social­ly Respon­si­ble Invest­ing: The French Case and its Impli­ca­tions for the Account­ing and Impact Invest­ing Com­mu­ni­ties, Social and Envi­ron­men­tal Account­abil­i­ty” Jour­nal, DOI: 10.1080/0969160X.2022.2032239, 2022

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