« Il n’y a pas une seule bonne façon de gérer l’innovation, il s’agit d’organiser la ménagerie ! »
Votre livre La Jungle de L’innovation parle d’une « ménagerie » composée de différents types d’entreprises innovantes. Pouvez-vous expliquer cette métaphore ?
Rémi Maniak. Ce que nous pointons dans le livre, et à la lumière des centaines de cas d’entreprise et de projets que nous avons accompagnés ces 20 dernières années, c’est que la réalité est plus enthousiasmante qu’une guerre frontale de tous contre tous. En réalité il y a de la place pour une forme de biodiversité, avec des entreprises qui utilisent l’innovation selon différentes logiques de performance. La métaphore que nous avons utilisée dans le livre est effectivement celle de la jungle, qui renferme des espèces différentes, avec chacun son propre fonctionnement. Par exemple, dans la jungle de l’innovation on trouve des gazelles dont le but ultime est de sortir des offres toujours à la pointe de la modernité avec une fréquence de renouvellement rapide. On trouve aussi encore quelques lions statiques et sûrs de leur force, des papillons qui mutent ou pivotent en permanence à partir de leurs actifs propres, des boas qui vont enfermer les clients dans des offres systèmes, etc. Ce sont des stratégies différentes, avec des modes de pilotage différents.
Dans la jungle de l’innovation on trouve des gazelles dont le but est de sortir des offres avec une fréquence de renouvellement rapide. On trouve aussi des lions statiques et sûrs de leur force ou bien des papillons qui mutent ou pivotent en permanence.
Nicolas Mottis. À l’échelle de l’entreprise, comme nous le rappelons dans notre livre, la recherche a démontré qu’il n’y a pas de corrélation entre les dépenses de R&D et la performance de l’entreprise en matière d’innovation. La performance dans ce domaine ne s’explique pas seulement par la taille du budget. Même si les dépenses de R&D sont encore significativement plus faibles en France qu’en Allemagne, par exemple (2% vs 3% du PIB) et que l’écart devrait clairement être réduit, notre point de vue est que pour relever ce défi de l’innovation, un point clé est l’articulation entre les choix stratégiques, les dimensions organisationnelles et les outils de pilotage opérationnel devraient être gérés différemment.
Il y a eu de nombreux rapports sur le sujet dans le passé, qui montrent qu’il y a un problème de transfert des innovations vers des marchés plus importants en France. On peut parler ici d’écosystèmes, car une grande partie de l’innovation est systémique (5G, smart cities, transition énergétique, etc.), nécessitant un alignement entre les collectivités locales, les grandes entreprises, les instituts de recherche, etc.
La culture allemande de la coopération entre les différents acteurs d’un même secteur ou d’un même territoire est particulièrement bénéfique à cet égard. Par ailleurs, il existe encore dans certains pays européens une faiblesse structurelle : le manque d’investisseurs capables d’injecter les quelques 100 millions d’euros nécessaires à la montée en puissance de projets validés à un stade précoce. Le segment des start-ups est en plein essor, et le nombre de licornes augmente rapidement, mais il reste encore du chemin à parcourir pour créer les leaders mondiaux de la technologie dont notre économie a besoin.
Que peut-on donc faire pour améliorer les chances de réussite du scale-up ?
NM. C’est une question d’alignement entre la stratégie, les choix organisationnels et la gestion des ressources. Dans la Silicon Valley, il existe un énorme écosystème local, avec des acteurs qui interagissent entre eux et se connaissent. En Europe, une grande partie de la demande est fragmentée, ce qui complique terriblement la vie des innovateurs. On peut aussi évoquer un fossé générationnel, même s’il est en train de se combler. Les États-Unis ont fortement bénéficié de la juxtaposition de 2 ou 3 générations d’entrepreneurs avec une expérience dans les start-ups, ce qui nous manquait en Europe. Ce retard est en cours de rattrapage avec des entrepreneurs de renom comme par exemple Xavier Niel, fondateur de Free ou Jean-Baptiste Rudelle, fondateur de Criteo (technologie publicitaire), qui soutiennent maintenant les nouvelles générations d’entrepreneurs, des incubateurs de start-ups efficaces dans les institutions de recherche et un soutien croissant des fonds de capital-risque.
RM. En complément des facteurs cités par Nicolas, j’ajouterais que les États peuvent être de très bons catalyseurs pour permettre aux entreprises d’atteindre cette masse critique. En Chine, Huawei a pu bénéficier à ses débuts d’importantes commandes de l’État pour déployer les réseaux de télécommunication sur une large partie de la Chine, ce qui leur a donné une avance considérable, notamment en termes de technologie. Les États-Unis jouent également ce jeu, les organismes publics (NASA, CIA, NSA, DARPA…) ayant joué un rôle fondamental dans le scale-up d’entreprises comme SpaceX (lanceurs spatiaux) ou Palantir (analyse de données).
C’est d’autant plus nécessaire que la plupart des défis auxquels les entreprises font face aujourd’hui sont des défis partiellement publics. Par exemple, le véhicule autonome doit participer à la baisse de la mortalité routière, et les investissements dans l’écoconception, le recyclage, les ENR… participent à la préservation de la planète. Ce serait donc aberrant de faire peser la charge de l’innovation uniquement sur les entreprises privées, ou uniquement sur la force publique. Il y a vraiment une logique de co-investissement public-privé pour faire émerger des champions nationaux voire européens.
Sans mesures appropriées, comment pourrait-on mesurer l’échec d’un projet d’innovation ?
RM. Je pense qu’il faut décaler notre regard, aujourd’hui exclusivement centré sur le P&L [compte d’exploitation] d’une entreprise, vers le maintien ou la création d’actifs (assets) de l’écosystème économique et social. Un projet peut être un succès commercial mais négliger la reconstitution d’actifs stratégiques de l’entreprise et, au niveau de l’écosystème, totalement saccager la jungle et son équilibre. Bien sûr, cela demande de bousculer les conventions de calcul en finance d’entreprise et finance de marché, mais sur ce point il semble que la machine soit enfin en marche.
NM. Effectivement, aujourd’hui quasiment tous les investisseurs s’intéressent aux facteurs de performances ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance). L’impact sur la planète devient une préoccupation réelle de beaucoup d’acteurs financiers. Et ce n’est pas tout. Comme nous le montrons, il n’y a pas une seule bonne façon de gérer l’innovation, il s’agit plutôt de préserver une variété d’espèces et d’organiser la ménagerie !