Guerre en Ukraine : comment prévoir l’impact sur l’économie mondiale ?
- L’Allemagne est le pays le plus touché par l’invasion russe, avec une perte de 1,1 point de PIB, contre une perte de 0,4 point pour la France.
- Le commerce mondial a baissé de 0,7 point en volume, et la production industrielle mondiale de 0,6 point.
- L’évolution du prix du pétrole, du gaz et de l’électricité aurait amputé la croissance française de 1,4 point, mais le choc a été compensé par la politique budgétaire.
- En mobilisant des ressources pour pallier la crise énergétique, on se retrouve avec moins de ressources pour assurer la transition environnementale.
- Lamontée des tensions entre les États-Unis et la Chine peut être une nouvelle source d’incertitude, qui pourrait impacter largement l’activité économique mondiale.
Le 24 février 2022, la Russie envahit l’Ukraine. Au-delà des effets directs sur les pays impliqués dans le conflit, de nombreux impacts économiques se sont fait ressentir sur d’autres États. Raul Sampognaro, économiste à l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques) , a travaillé sur l’impact de la guerre en Ukraine sur l’activité économique de six pays : la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. Pour cela, le chercheur a utilisé un indicateur, qui permet de calculer le niveau de risque géopolitique.
Quel est le point de départ de votre étude ?
À l’OFCE, nous faisons deux prévisions par an sur l’état de l’économie mondiale et française. Dès le début de l’année 2022, la guerre en Ukraine a été un des chocs majeurs pour l’économie mondiale. Nous avons dû essayer de quantifier l’impact de ce choc sur la trajectoire de l’économie française. D’une façon totalement déconnectée, au début de l’année, deux chercheurs italiens, Dario Caldara et Matteo Iacoviello ont publié un indicateur quantitatif de risque géopolitique qui utilise des bases de données très anciennes et très fournies à partir d’articles de presse, essentiellement de la presse anglo-saxonne, parlant de risques géopolitiques et de tensions. Avec les nouvelles techniques du Big Data, ils sélectionnent un dictionnaire de mots liés à la géopolitique et comptent le nombre d’articles parlant de ces sujets. La proportion d’articles parlant de géopolitique est leur mesure du risque géopolitique. Par ailleurs, les deux chercheurs arrivent à créer des indices de risque par pays. J’ai donc reproduit leur méthodologie, pour les six pays que l’OFCE suit, notamment la France.
L’indicateur de risque géopolitique de Dario Caldara et Matteo Iacoviello est-il efficace ?
Si on se place avec l’indice de risque géopolitique au niveau mondial, les quatre derniers pics significatifs sont la guerre du Golfe dans les années 1990, le 11 septembre 2001, la guerre en Irak, et le déclenchement de la guerre Ukraine, d’il y a un an. Ce sont les chocs massifs géopolitiques qui sont identifiés par cet indice depuis 1985. Pour l’indice de risque géopolitique français, au premier trimestre 2022, c’est une hausse de quasiment 4 écarts-types de l’indice, ce qui représente une évolution très forte. Pour l’Allemagne, ça a été un choc de 6 écarts-types, ce qui s’explique par le fait que le pays est très dépendant des hydrocarbures russes. Après les pays européens, il y a aussi la Chine et les États-Unis. Cette méthodologie montre bien les distances et les dépendances des uns vis-à-vis des autres dans ce choc mondial.
Comment avez-vous adapté cet indicateur pour calculer l’impact de la guerre en Ukraine ?
J’ai essayé de trouver les corrélations de ces évolutions soudaines et non-anticipables sur des grandeurs macro-économiques. Sur la France, j’ai fait un modèle où cet indice est corrélé avec cinq variables : l’investissement des entreprises, le PIB, les prix et les taux d’intérêt. J’ai également ajouté des effets sur la bourse, le CAC 40.
Quels sont vos résultats ?
En France, le choc serait de 0,4 point de PIB, pour 1,1 point en Allemagne. Viennent ensuite l’Italie, le Royaume-Uni et les États-Unis avec 0,3 point de moins. Enfin, l’Espagne enregistrerait une baisse de 0,2 point. Nous avons aussi fait des analyses sur l’économie mondiale : en volume, le commerce mondial, en dehors des effets de prix et de marchandises hors gaz, aurait baissé de 0,7 point. La production industrielle mondiale aurait quant à elle baissé de 0,6 point, ce qui est assez conforme avec la magnitude du choc dans les pays avancés.
Dans cette étude, vous vous intéressez spécifiquement à l’impact du risque géopolitique, en mettant de côté l’effet de la crise de l’énergie…
L’aspect très propre lié au marché énergétique, nous l’avons évalué avec d’autres outils. Selon le modèle sur lequel nous nous basons, un choc de risque géopolitique plombe l’investissement, ce qui plombe le PIB. Il s’agit donc d’un effet purement lié à l’incertitude : les acteurs retardent ou arrêtent certains projets, notamment de long terme, et c’est ce qu’on quantifie à 0,5 point.
Quels sont les effets de cette crise de l’énergie sur le PIB, selon vos prévisions ?
Le premier choc d’ampleur subi en 2022, c’est la hausse du prix des matières premières et énergétiques. L’évolution du prix du pétrole, du gaz et de l’électricité aurait amputé de 1,4 point la croissance française, mais ce choc-là a été en partie compensée par la politique budgétaire, avec beaucoup de mesures pour pallier les conséquences de cette crise. Nous avons évalué le support à l’activité française de ces mesures à 0,8. La crise énergétique ajoute donc 0,6 point de perte de PIB en 2022.
La crise énergétique ajoute 0,6 point de perte de PIB en France en 2022.
Au-delà du PIB, l’évolution du prix du pétrole et du gaz, c’est une dégradation des termes de l’échange pour la France. Pour consommer autant de produits importés, il faut produire plus. L’Insee montre que la perte de revenu national, le pouvoir d’achat de la nation, n’a jamais été aussi dégradé depuis le premier choc pétrolier des années 1970. Il y a un effet des tensions géopolitiques, mais il ne faut pas oublier que le choc premier vient de l’énergie.
Plus généralement, quels enseignements peut-on tirer de l’année 2022 ?
Il y a un côté positif : on a su s’adapter au choc énergétique. Le côté négatif, c’est que les relations internationales ne vont pas se normaliser. On sort de cette séquence avec une dette publique nettement plus importante, on a mobilisé beaucoup de ressources pour compenser le choc énergétique. Et implicitement, ce sont ces ressources mobilisées qui auraient été utiles pour faciliter la transition environnementale et pour subventionner la consommation d’énergies fossiles. C’est l’autre legs négatif de la séquence : on sort avec moins de ressources pour la transition environnementale.
Avec la guerre en Ukraine qui continue, le risque géopolitique est-il toujours aussi fort ?
Quand le nouvel état du monde devient une certitude, l’argument « incertitude » disparaît. Spontanément, certains flux de commerce international vont se renormaliser, d’autres vont rester durablement arrêtés. Les 0,5 point de PIB ne seront pas 100 % perdus, mais pas non plus 100 % récupérés. Par ailleurs, on voit monter les tensions entre les États-Unis et la Chine, ce qui peut être d’une autre ampleur quantitative sur l’échelle de production mondiale qui était très tournée vers l’Asie. Il peut y avoir une reconfiguration bien plus massive si ces tensions persistent. C’est une autre incertitude qui pourrait impacter les décisions des entreprises multinationales d’une façon assez durable.