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GameStop : la victoire illusoire de Main Street sur Wall Street

Nicolas Mottis
Nicolas Mottis
professeur de management de l'innovation et de l'entrepreneuriat au sein du Centre de recherche en gestion de l’Institut interdisciplinaire de l'innovation (I³-CRG*) à l'École polytechnique (IP Paris)

En jan­vi­er, le cours de l’action GameStop (mai­son-mère du dis­trib­u­teur de jeux vidéo Micro­ma­nia) a été l’objet d’une spécu­la­tion mas­sive de la part d’actionnaires indi­vidu­els. Le cours de l’action a été mul­ti­plié par 24, pas­sant en quelques jours de 20 à 482 dol­lars l’action le 28 jan­vi­er à mi-séance. Sa val­ori­sa­tion a atteint les 20 mil­liards d’euros puis est retombée autour de 3,5 mil­liards. Plusieurs fonds spécu­lat­ifs, qui pari­aient sur la baisse des cours, ont dû cou­vrir leur posi­tion, et ont subi des pertes de plusieurs mil­liards de dol­lars (Melvin Cap­i­tal, Cit­ron Research). Ce mou­ve­ment inédit a pris nais­sance sur le réseau social Red­dit et son forum Wall­street­bets, où plusieurs mil­lions de per­son­nes se sont retrou­vées pour échang­er sur l’entreprise GameStop.

Les pertes des fonds spécu­lat­ifs ont été mas­sives, mais peut-on réelle­ment par­ler de vic­toire des action­naires individuels ?

Pas du tout ! De nom­breux petits por­teurs sont arrivés à la fin du mou­ve­ment de spécu­la­tion et ont essuyé des pertes con­sid­érables. D’ailleurs, on le voit dans leurs mes­sages sur les réseaux soci­aux. Ils n’hésitent pas à affich­er de manière héroïque leurs con­tre-per­for­mances, s’élevant par­fois à plusieurs dizaines de mil­liers de dol­lars de pertes. C’est la dimen­sion poli­tique de GameStop. 

Com­ment expli­quer ce phénomène ?

C’est la con­jonc­tion de trois élé­ments. Le pre­mier est l’abondance de cash provenant notam­ment des chèques du gou­verne­ment fédéral améri­cain émis con­séc­u­tive­ment à la crise du Covid-19. 

Le deux­ième est la con­jonc­tion, peut-être durable, de deux avancées tech­niques : le développe­ment d’applications de courtage en ligne gra­tu­ites, comme Robin­hood, et l’usage des réseaux soci­aux favorisant la coali­tion d’une foule de spécu­la­teurs individuels. 

Enfin, le troisième est poli­tique. Quelques lead­ers ont voulu rejouer une bataille améri­caine anci­enne : « Main Street » con­tre « Wall Street », les citoyens petits por­teurs con­tre les fonds spécu­lat­ifs. Mais cette lec­ture poli­tique se heurte à la réal­ité ; dit de manière plus prosaïque, de nom­breux indi­vidus qui avaient du cash, du temps libre et qui ont pen­sé pou­voir gag­n­er de l’argent rapi­de­ment ont rejoint le mou­ve­ment… et y ont lais­sé des plumes. En pari­ant sur l’action indépen­dam­ment de la valeur fon­da­men­tale de l’entreprise, ils ont finale­ment adop­té les pra­tiques spécu­la­tives de ceux qu’ils pré­ten­dent com­bat­tre. L’un des pre­miers lead­ers du mou­ve­ment était sincère­ment con­va­in­cu que GameStop était sous-val­orisée et le répé­tait depuis des années, mais il a été dépassé par un effet d’emballement dans lequel on a même vu Elon Musk encour­ager l’achat sur Twit­ter sur fond de cul­ture anti-estab­lish­ment

De nom­breux indi­vidus qui avaient du cash, du temps libre et qui ont pen­sé pou­voir gag­n­er de l’argent rapi­de­ment ont rejoint le mou­ve­ment… et y ont lais­sé des plumes.

Cela inverse-t-il les rap­ports de force entre fonds et petits porteurs ?

Cer­tains fonds ont per­du des mil­liards et fer­ont sans doute plus atten­tion à l’avenir. Mais cela ne change pas les fon­da­men­taux. Le débouclement con­firme les grandes lois de la spéculation.

Pre­mière­ment : pour gag­n­er, il vaut mieux avoir les « poches pro­fondes » et pou­voir sup­port­er des mou­ve­ments vio­lents ; deux­ième­ment : il faut avoir du temps pour pou­voir tenir ses posi­tions et ne pas être bal­ayé par quelques mou­ve­ments vio­lents ; et enfin : il faut des infor­ma­tions de qual­ité, c’est-à-dire des analy­ses très poussées. Beau­coup de petits por­teurs n’avaient qu’une infor­ma­tion très légère et se moquaient des fon­da­men­taux. Cette pseu­do défaite infligée aux hedge funds par les petits por­teurs est prob­a­ble­ment plus un feu de paille qu’une réelle victoire. 

Cela peut-il se reproduire ?

Oui, bien sûr. D’autres cas, comme AMC (chaîne de ciné­mas états-uni­enne), ont été évo­qués sur ces forums, mais le suc­cès des spécu­la­teurs en « culottes cour­tes » n’est dans l’ensemble pas très con­clu­ant. Comme tou­jours, quelques-uns gag­nent, mais la grande majorité perd. La bourse n’est pas un casi­no, c’est d’abord un mécan­isme de finance­ment de l’économie.

Com­ment la pré­mu­nir con­tre ces excès ?

Ça marche dans les deux sens. Il y a des fonds vau­tours qui prof­i­tent des marchés, ne sont jamais sanc­tion­nés et que l’on sauve en cas de crise. Ça a été l’un des reproches majeurs de Main Street con­tre Wall Street après la crise finan­cière de 2008. Mais il faut aus­si con­sid­ér­er l’autre côté du miroir : les plate­formes de courtage qui per­me­t­tent d’entrer et de sor­tir sans garantie min­i­mum ni frot­te­ment créent une volatil­ité con­sid­érable, qui peut con­duire les action­naires indi­vidu­els à com­met­tre des bêtis­es et à finir ruinés. Le cours de GameStop a d’ailleurs rep­longé quand la plate­forme Robin­hood a dur­ci les con­di­tions de trans­ac­tion, lim­i­tant de fac­to con­sid­érable­ment les achats de titres. C’est un sujet de régu­la­tion en dis­cus­sion aux États-Unis. On doit donc à la fois réus­sir à frein­er les hordes de par­ti­c­uliers spécu­la­teurs, qui détour­nent la voca­tion d’une place bour­sière, et intro­duire des mécan­ismes qui empêchent cer­tains fonds activistes de dépecer avec un court-ter­misme effrayant des entre­pris­es en sit­u­a­tion de faib­lesse. Au cœur de l’affaire GameStop, la ques­tion de la vente à décou­vert (ven­dre des titres que l’on n’a pas en spécu­lant sur leur baisse) est l’un des points tech­niques clés à résoudre. Il n’y a pas de réponse facile, et on retrou­ve ce débat dans de nom­breux pays, en France également.

Quelle est l’utilité des hedge funds ?

Il y a deux manières de voir les choses. La pre­mière est de con­sid­ér­er que ce sont des rapaces qui jouent sur des vari­a­tions de cours, qu’ils provo­quent ou ampli­fient en agi­tant les marchés, pour s’enrichir rapi­de­ment aux dépens de l’économie réelle. 

La deux­ième est de con­sid­ér­er qu’ils ont une réelle ver­tu dis­ci­plinaire dans la gou­ver­nance action­nar­i­ale clas­sique. Ils font un tra­vail en pro­fondeur sur cer­taines entre­pris­es, décor­tiquent leurs comptes et leurs straté­gies, et iden­ti­fient de réelles faib­less­es, en allant jusqu’à mobilis­er toutes sortes de moyens (cab­i­nets d’avocats, sociétés d’intelligence économique…) pour obtenir des infor­ma­tions cri­tiques, puis des agences de com­mu­ni­ca­tion pour mobilis­er la presse et ral­li­er d’autres action­naires à leurs thès­es. Même s’ils ne déti­en­nent qu’une faible part du cap­i­tal, leurs attaque­nt finis­sent pas désta­bilis­er le man­age­ment en place et infléchir leur stratégie, voire provo­quer leur rem­place­ment. Même s’ils sont peu appré­ciés, les acteurs de ces fonds activistes sont de gros bosseurs, sou­vent d’un très bon niveau tech­nique, qui col­lectent des don­nées de grande qual­ité et qui ne lâchent pas facile­ment leurs proies. 

Cette fonc­tion de « dis­ci­pline » du marché peut aus­si avoir du sens con­tre des man­age­ments incom­pé­tents ou abu­sant de leur posi­tion. Les exem­ples d’entreprises dont les faib­less­es ont été révélées au grand jour par ces acteurs sont nom­breux. Ça a été le cas récem­ment en France avec le groupe Casi­no, dont les mon­tages financiers com­plex­es posent de réelles ques­tions. Autre exem­ple récent : la fin­tech alle­mande Wire­card, val­orisée jusqu’à 17 mil­liards d’euros à Franc­fort, et qui a trompé le régu­la­teur financier alle­mand pen­dant des années avec des comptes large­ment faussés. Elle s’est depuis effon­drée en rai­son de cette tromperie, notam­ment grâce au tra­vail d’investigation et à la pres­sion de cer­tains fonds. 

Faut-il réguler la vente à découvert ?

Oui, il faut mieux la con­trôler, apporter de la trans­parence et assainir cer­tains mécan­ismes (prêts de titres, règle­ment / livrai­son, délais…). L’objectif est de con­serv­er la dis­ci­pline finan­cière, man­agéri­ale et économique qu’apportent ces fonds activistes, comme d’autres action­naires, en lim­i­tant la spécu­la­tion pure. Une entre­prise peut avoir une phase de fragilité sans que cela jus­ti­fie des attaques glob­ale­ment destruc­tri­ces de valeur.

Propos recueillis par Clément Boulle

Auteurs

Nicolas Mottis

Nicolas Mottis

professeur de management de l'innovation et de l'entrepreneuriat au sein du Centre de recherche en gestion de l’Institut interdisciplinaire de l'innovation (I³-CRG*) à l'École polytechnique (IP Paris)

Nicolas Mottis a obtenu son doctorat en économie à l'École Polytechnique (IP Paris). Ses recherches portent sur le contrôle stratégique et la gestion de l'innovation (*I³-CRG : une unité mixte de recherche CNRS, École polytechnique - Institut Polytechnique de Paris, Télécom Paris, Mines ParisTech). Depuis 2008, il est membre du jury des prix FIR-Eurosif et a été membre du comité académique des Principes de l'investissement responsable - Initiative financière des Nations Unies de 2010 à 2017. Il est également membre du panel d'experts de la Plate-forme nationale française de la RSE et membre du Comité scientifique du Label public français de l'ISR. Il est également membre du conseil d'administration de l'Ecole de Paris du Management depuis 2008 et de la Fondation Médecins Sans Frontières depuis 2019.

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