GameStop : la victoire illusoire de Main Street sur Wall Street
En janvier, le cours de l’action GameStop (maison-mère du distributeur de jeux vidéo Micromania) a été l’objet d’une spéculation massive de la part d’actionnaires individuels. Le cours de l’action a été multiplié par 24, passant en quelques jours de 20 à 482 dollars l’action le 28 janvier à mi-séance. Sa valorisation a atteint les 20 milliards d’euros puis est retombée autour de 3,5 milliards. Plusieurs fonds spéculatifs, qui pariaient sur la baisse des cours, ont dû couvrir leur position, et ont subi des pertes de plusieurs milliards de dollars (Melvin Capital, Citron Research). Ce mouvement inédit a pris naissance sur le réseau social Reddit et son forum Wallstreetbets, où plusieurs millions de personnes se sont retrouvées pour échanger sur l’entreprise GameStop.
Les pertes des fonds spéculatifs ont été massives, mais peut-on réellement parler de victoire des actionnaires individuels ?
Pas du tout ! De nombreux petits porteurs sont arrivés à la fin du mouvement de spéculation et ont essuyé des pertes considérables. D’ailleurs, on le voit dans leurs messages sur les réseaux sociaux. Ils n’hésitent pas à afficher de manière héroïque leurs contre-performances, s’élevant parfois à plusieurs dizaines de milliers de dollars de pertes. C’est la dimension politique de GameStop.
Comment expliquer ce phénomène ?
C’est la conjonction de trois éléments. Le premier est l’abondance de cash provenant notamment des chèques du gouvernement fédéral américain émis consécutivement à la crise du Covid-19.
Le deuxième est la conjonction, peut-être durable, de deux avancées techniques : le développement d’applications de courtage en ligne gratuites, comme Robinhood, et l’usage des réseaux sociaux favorisant la coalition d’une foule de spéculateurs individuels.
Enfin, le troisième est politique. Quelques leaders ont voulu rejouer une bataille américaine ancienne : « Main Street » contre « Wall Street », les citoyens petits porteurs contre les fonds spéculatifs. Mais cette lecture politique se heurte à la réalité ; dit de manière plus prosaïque, de nombreux individus qui avaient du cash, du temps libre et qui ont pensé pouvoir gagner de l’argent rapidement ont rejoint le mouvement… et y ont laissé des plumes. En pariant sur l’action indépendamment de la valeur fondamentale de l’entreprise, ils ont finalement adopté les pratiques spéculatives de ceux qu’ils prétendent combattre. L’un des premiers leaders du mouvement était sincèrement convaincu que GameStop était sous-valorisée et le répétait depuis des années, mais il a été dépassé par un effet d’emballement dans lequel on a même vu Elon Musk encourager l’achat sur Twitter sur fond de culture anti-establishment !
De nombreux individus qui avaient du cash, du temps libre et qui ont pensé pouvoir gagner de l’argent rapidement ont rejoint le mouvement… et y ont laissé des plumes.
Cela inverse-t-il les rapports de force entre fonds et petits porteurs ?
Certains fonds ont perdu des milliards et feront sans doute plus attention à l’avenir. Mais cela ne change pas les fondamentaux. Le débouclement confirme les grandes lois de la spéculation.
Premièrement : pour gagner, il vaut mieux avoir les « poches profondes » et pouvoir supporter des mouvements violents ; deuxièmement : il faut avoir du temps pour pouvoir tenir ses positions et ne pas être balayé par quelques mouvements violents ; et enfin : il faut des informations de qualité, c’est-à-dire des analyses très poussées. Beaucoup de petits porteurs n’avaient qu’une information très légère et se moquaient des fondamentaux. Cette pseudo défaite infligée aux hedge funds par les petits porteurs est probablement plus un feu de paille qu’une réelle victoire.
Cela peut-il se reproduire ?
Oui, bien sûr. D’autres cas, comme AMC (chaîne de cinémas états-unienne), ont été évoqués sur ces forums, mais le succès des spéculateurs en « culottes courtes » n’est dans l’ensemble pas très concluant. Comme toujours, quelques-uns gagnent, mais la grande majorité perd. La bourse n’est pas un casino, c’est d’abord un mécanisme de financement de l’économie.
Comment la prémunir contre ces excès ?
Ça marche dans les deux sens. Il y a des fonds vautours qui profitent des marchés, ne sont jamais sanctionnés et que l’on sauve en cas de crise. Ça a été l’un des reproches majeurs de Main Street contre Wall Street après la crise financière de 2008. Mais il faut aussi considérer l’autre côté du miroir : les plateformes de courtage qui permettent d’entrer et de sortir sans garantie minimum ni frottement créent une volatilité considérable, qui peut conduire les actionnaires individuels à commettre des bêtises et à finir ruinés. Le cours de GameStop a d’ailleurs replongé quand la plateforme Robinhood a durci les conditions de transaction, limitant de facto considérablement les achats de titres. C’est un sujet de régulation en discussion aux États-Unis. On doit donc à la fois réussir à freiner les hordes de particuliers spéculateurs, qui détournent la vocation d’une place boursière, et introduire des mécanismes qui empêchent certains fonds activistes de dépecer avec un court-termisme effrayant des entreprises en situation de faiblesse. Au cœur de l’affaire GameStop, la question de la vente à découvert (vendre des titres que l’on n’a pas en spéculant sur leur baisse) est l’un des points techniques clés à résoudre. Il n’y a pas de réponse facile, et on retrouve ce débat dans de nombreux pays, en France également.
Quelle est l’utilité des hedge funds ?
Il y a deux manières de voir les choses. La première est de considérer que ce sont des rapaces qui jouent sur des variations de cours, qu’ils provoquent ou amplifient en agitant les marchés, pour s’enrichir rapidement aux dépens de l’économie réelle.
La deuxième est de considérer qu’ils ont une réelle vertu disciplinaire dans la gouvernance actionnariale classique. Ils font un travail en profondeur sur certaines entreprises, décortiquent leurs comptes et leurs stratégies, et identifient de réelles faiblesses, en allant jusqu’à mobiliser toutes sortes de moyens (cabinets d’avocats, sociétés d’intelligence économique…) pour obtenir des informations critiques, puis des agences de communication pour mobiliser la presse et rallier d’autres actionnaires à leurs thèses. Même s’ils ne détiennent qu’une faible part du capital, leurs attaquent finissent pas déstabiliser le management en place et infléchir leur stratégie, voire provoquer leur remplacement. Même s’ils sont peu appréciés, les acteurs de ces fonds activistes sont de gros bosseurs, souvent d’un très bon niveau technique, qui collectent des données de grande qualité et qui ne lâchent pas facilement leurs proies.
Cette fonction de « discipline » du marché peut aussi avoir du sens contre des managements incompétents ou abusant de leur position. Les exemples d’entreprises dont les faiblesses ont été révélées au grand jour par ces acteurs sont nombreux. Ça a été le cas récemment en France avec le groupe Casino, dont les montages financiers complexes posent de réelles questions. Autre exemple récent : la fintech allemande Wirecard, valorisée jusqu’à 17 milliards d’euros à Francfort, et qui a trompé le régulateur financier allemand pendant des années avec des comptes largement faussés. Elle s’est depuis effondrée en raison de cette tromperie, notamment grâce au travail d’investigation et à la pression de certains fonds.
Faut-il réguler la vente à découvert ?
Oui, il faut mieux la contrôler, apporter de la transparence et assainir certains mécanismes (prêts de titres, règlement / livraison, délais…). L’objectif est de conserver la discipline financière, managériale et économique qu’apportent ces fonds activistes, comme d’autres actionnaires, en limitant la spéculation pure. Une entreprise peut avoir une phase de fragilité sans que cela justifie des attaques globalement destructrices de valeur.