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Miniature people standing on a pile of coins, symbolizing inequality and social class disparities. Illustrates concepts related to income inequality, social ideologies.
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Faut-il prendre en compte les inégalités sociales ressenties ? 

Nicolas Duvoux
Nicolas Duvoux
professeur en sociologie à l'Université Paris VIII
En bref
  • Dans son essai L’avenir confisqué, Nicolas Duvoux plaide pour une prise en compte d’une analyse subjective en sciences sociales afin d’appréhender le concept de « hiérarchie sociale ».
  • En effet, on classe souvent la position sociale des individus dans la société en fonction de données « objectives », comme leurs catégories socio-professionnelles ou leurs revenus.
  • Cependant, la prise en compte en complément de données « subjectives », comme leur sentiment de pauvreté ou d’insécurité, permet d’obtenir une vision plus nuancée de leur position sociale.
  • La prise en compte du « sentiment de pauvreté » pour appréhender leurs conditions sociales montre donc que les individus ne se sentent pas pauvres uniquement en raison de leurs revenus, mais aussi à cause de leur sentiment d’insécurité sociale et de leur incapacité à se projeter dans l’avenir.
  • Il s’agit ainsi pour les acteurs publics de se saisir des résultats de cette étude pour répondre aux demandes de sécurisation économiques et sociales de la population.

Depuis les Trente glo­rieuses, le taux de pau­vreté moné­taire, tout comme les iné­gal­ités de revenus, ont dimin­ué en France. Mais les don­nées dites objec­tives suff­isent-elles à appréhen­der la hiérar­chie sociale ? Les per­cep­tions des citoyens ne don­neraient-elles pas des clés de lec­ture per­ti­nentes pour mieux com­pren­dre la sit­u­a­tion actuelle ? C’est la thèse de Nico­las Duvoux, qui plaide pour une prise en compte de la sub­jec­tiv­ité en sci­ences sociales.

Qu’est ce qui a motivé la rédaction de L’avenir confisqué ?

À l’origine du livre, il y a un con­stat de décalage, sur le plan sci­en­tifique mais aus­si social et poli­tique, entre l’appréciation dite objec­tive des phénomènes soci­aux et l’appréciation sub­jec­tive que les per­son­nes con­cernées en ont. Les iné­gal­ités, par exem­ple, sont tra­di­tion­nelle­ment con­sid­érées à par­tir des revenus ou des caté­gories socio-pro­fes­sion­nelles. De ce point de vue, dit objec­tif, nous sommes en France dans une sit­u­a­tion moins défa­vor­able que lors de péri­odes passées ou que dans d’autres pays en Europe. Mais cette approche ne suf­fit pas à décrire la sit­u­a­tion actuelle.

Une analyse sub­jec­tive, ten­ant compte par exem­ple des mou­ve­ments soci­aux, de la crise de con­fi­ance envers les insti­tu­tions ou encore du niveau de sat­is­fac­tion général des Français, donne une image beau­coup plus néga­tive de l’état de la société. Com­ment résoudre ce décalage ? La pre­mière manière serait de con­gédi­er la vision sub­jec­tive, en con­sid­érant que les Français se trompent dans leur éval­u­a­tion. L’autre approche, que je défends et met en pra­tique dans le livre, est de con­sid­ér­er au con­traire que la sub­jec­tiv­ité est un aigu­il­lon pour une meilleure appré­ci­a­tion de la sit­u­a­tion. La thèse de cet ouvrage peut ain­si se résumer de la manière suiv­ante : prenons très au sérieux les représen­ta­tions sub­jec­tives, éval­u­ons-les comme des prob­lèmes sci­en­tifiques, et essayons d’analyser la société à nou­veau frais à par­tir de leur prise en compte.

Qu’est-ce qui accrédite cette thèse ?

L’approche sub­jec­tive a démon­tré sa per­ti­nence dans divers domaines. Je prendrai deux exem­ples. Le pre­mier, c’est la tem­péra­ture ressen­tie, con­ven­tion sta­tis­tique qui intè­gre, en plus de la tem­péra­ture ambiante, le vent et l’humidité pour essay­er d’identifier des réac­tions phys­i­ologiques. Cette tem­péra­ture nous donne une idée plus proche de ce qui pour­rait être con­sid­éré comme la vérité d’un point de vue épisté­mologique – et donc en ce sens elle est plus « objec­tive » que la seule tem­péra­ture ambiante. On saisit bien ici qu’il n’y a pas d’un côté le réel et de l’autre le sub­jec­tif : le sub­jec­tif est lui aus­si un ensem­ble de con­ven­tions sta­tis­tiques, et il nous donne une vision rap­prochée du phénomène.

Le deux­ième exem­ple, je l’ai trou­vé en épidémi­olo­gie. De nom­breux travaux, menés notam­ment dans le sil­lage de l’épidémiologiste bri­tan­nique Michael Mar­mot, ont mon­tré que la manière dont les patients perçoivent leur statut social est plus pré­dic­tive de la dégra­da­tion future de leur état de san­té que leur statut social dit objec­tif. Là encore, inté­gr­er la sub­jec­tiv­ité donne accès à une richesse d’enseignements non acces­si­ble à l’évaluation dite objective.

Vous avez mené de nombreuses enquêtes sur le haut, le milieu et le bas de la hiérarchie sociale avec cette approche subjective.  Quelles conclusions générales en tirez-vous ?

Il appa­raît claire­ment que la capac­ité sub­jec­tive à se pro­jeter pos­i­tive­ment dans l’avenir con­stitue une clé de lec­ture de la société très per­ti­nente : non seule­ment elle per­met de décrire la hiérar­chie sociale, mais elle rend aus­si compte des rela­tions iné­gal­i­taires qui s’y nouent et de leur repro­duc­tion. Sur le pre­mier point, on entend par­fois dire que les crises poli­tiques et sociales que nous tra­ver­sons seraient dues à une aug­men­ta­tion des iné­gal­ités depuis les Trente Glo­rieuses. C’est un con­stat à nuancer. C’est vrai, il y a un très fort enrichisse­ment des plus aisés et un pat­ri­moine de plus en plus hérité qu’il faut pren­dre en compte. Mais ce n’est pas tant à une explo­sion des iné­gal­ités que nous assis­tons qu’au ren­verse­ment du sen­ti­ment de sécu­rité en un sen­ti­ment d’insécurité. Pen­dant les Trente Glo­rieuses, la vie était peut-être dure, mais il y avait une per­spec­tive large­ment répan­due de pro­grès, d’amélioration de la sit­u­a­tion indi­vidu­elle et col­lec­tive. Elle a aujourd’hui dis­paru pour toute une par­tie de la population.

Sont donc pauvres, selon votre approche, les personnes qui ne parviennent plus à se projeter dans l’avenir… Qui sont-elles ?

Nous avons, avec le soci­o­logue Adrien Papu­chon, effec­tué une analyse croisée de l’appréhension de la pau­vreté, d’une part à par­tir de mesures objec­tives et d’autre part à par­tir de la mesure du sen­ti­ment de pau­vreté. Les deux types d’approche aboutis­sent à class­er env­i­ron 15 % de la pop­u­la­tion comme « pau­vre ». Mais il n’y a qu’un recoupe­ment par­tiel entre ces deux groupes, ce qui sig­ni­fie que cer­taines per­son­nes non con­sid­érées comme pau­vres d’un point de vue objec­tif se jugent pau­vres, et inversement.

Dans le groupe con­sti­tué par l’approche sub­jec­tive, on observe une plus grande hétérogénéité que dans le groupe « objec­tif » : on y trou­ve aus­si bien des per­son­nes hors emploi (en général iden­ti­fiées par l’approche objec­tive) que des ouvri­ers, des employés, des salariés en emploi à temps plein, des retraités, de petits indépen­dants… que l’approche objec­tive ne classe pas comme « pau­vres ». Cette étude a ain­si per­mis de quan­ti­fi­er et d’approcher de manière extrême­ment robuste sta­tis­tique­ment les con­tours de la con­stel­la­tion sociale très hétérogène qui s’est mobil­isée dans le mou­ve­ment des Gilets jaunes.

Qu’est-ce qui détermine cette capacité à se projeter dans l’avenir et le sentiment de sécurité ou d’insécurité associé ?

Nous avons pu mon­tr­er que pour les hommes les plus défa­vorisés, la mise en cou­ple avait un effet pro­tecteur fort. Mais le déter­mi­nant essen­tiel est à chercher du côté du pat­ri­moine. Pour celles et ceux qui en dis­posent, il pro­cure une forme de sta­bil­ité, de sécu­rité tem­porelle. Ce n’est d’ailleurs pas tant la con­cen­tra­tion de richess­es qui importe que la capac­ité à les inve­stir dans la société. Cette ouver­ture assure une forme de maîtrise de sa pro­pre vie, de celle de ses enfants, de la trans­mis­sion mais aus­si de la société dans son ensemble. 

Le fait de devenir pro­prié­taire de sa rési­dence prin­ci­pale est par exem­ple devenu une valeur fon­da­men­tale aujourd’hui, pour­voyeuse de stabilité.

A con­trario, le fait de ne pas dis­pos­er de pat­ri­moine expose très forte­ment à une forme d’insécurité sociale ram­pante et à un sen­ti­ment de dépos­ses­sion. C’est très net par exem­ple pour les per­son­nes retraitées. Elles sont peu nom­breuses à être pau­vres moné­taire­ment, mais sont de plus en plus nom­breuses à se sen­tir pau­vres. Ces per­son­nes sont sou­vent locataires, et n’imaginent pas leur avenir autrement que sous la modal­ité d’une dégra­da­tion inéluctable, du fait de l’augmentation du coût de la vie.

Comment les acteurs publics peuvent-ils se saisir de ces résultats ?

Il y a une demande très forte de sécu­rité, de sta­bil­ité, d’ancrage au sein de la société. Les pop­ulismes l’ont bien com­pris, et con­stru­isent pré­cisé­ment leur offre sur une reprise de con­trôle. Mais pour analyser fine­ment la sit­u­a­tion et don­ner des répons­es pérennes, je crois qu’une écoute atten­tive, pro­fonde, de ce qu’exprime cette insécu­rité est néces­saire, en lut­tant con­tre la ten­ta­tion de con­gédi­er le sub­jec­tif. Il me sem­ble donc cru­cial que la sta­tis­tique publique, en pre­mier lieu, prenne en compte les don­nées sub­jec­tives dans l’appréhension des posi­tions sociales, en com­plé­ment des don­nées dites objec­tives. Dans ce cadre, la capac­ité à se pro­jeter dans l’avenir appa­raît comme un indi­ca­teur – comme la tem­péra­ture ressen­tie citée tout à l’heure – qui donne un accès très juste à la posi­tion sociale des per­son­nes : quand vous faites une auto-éval­u­a­tion de votre sit­u­a­tion, vous prenez en effet en compte vos ressources, votre pat­ri­moine, votre capac­ité à évoluer pro­fes­sion­nelle­ment, etc.

Ensuite, il ne s’agit évidem­ment pas pour les pou­voirs publics de tran­scrire de manière directe les ressen­tis en poli­tiques publiques, mais de retra­vailler les deman­des de sécuri­sa­tion de manière col­lec­tive. Les travaux du jeune Bour­dieu ont mon­tré qu’il y avait une rela­tion très étroite et com­plexe entre ces attentes de sécu­rité, ces pro­jec­tions sub­jec­tives plus ou moins inquiètes, et le rap­port au loge­ment, à l’emploi, etc. Le fait de devenir pro­prié­taire de sa rési­dence prin­ci­pale est par exem­ple devenu une valeur fon­da­men­tale aujourd’hui, pour­voyeuse de sta­bil­ité. Or, les ten­sions sur le marché du loge­ment sont très fortes. Une tra­duc­tion lit­térale de l’importance accordée à l’accession à la pro­priété pour­rait con­sis­ter à ral­longer la durée max­i­male des crédits immo­biliers. Ce n’est pas du tout ce que je pré­conise. Je recom­mande de tra­vailler à des moyens col­lec­tifs pour atténuer ces crispa­tions, mais en se fix­ant pour objec­tif prin­ci­pal de don­ner de la sta­bil­ité aux citoyens, de la capac­ité d’anticipation. Ce doit être un pro­gramme pour les poli­tiques, mais cela doit égale­ment ori­en­ter le pro­gramme sci­en­tifique de sci­ences humaines comme la sociologie.

Propos recueillis par Anne Orliac

Ouvrage et étude cités :

N.Duvoux, L’avenir con­fisqué. Iné­gal­ités de temps vécu, class­es sociales et pat­ri­moine, PUF, 2023.

N. Duvoux, A. Papu­chon, Qui se sent pau­vre en France ? Pau­vreté sub­jec­tive et insécu­rité sociale, Revue française de soci­olo­gie, 59–4, 2018, pp. 607–647

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