Développer l’actionnariat salarié au bénéfice de tous
Aujourd’hui, les salariés détiennent en moyenne 3,2 % des entreprises du CAC40, avec une dispersion importante — de 0 % à 13 % — selon les entreprises, contre 1,7 % dans les autres pays européens. Augmenter de manière significative l’actionnariat salarié (vers 10 % en moyenne voire plus, ce qui correspond au niveau le plus élevé observé dans les entreprises du CAC) pourrait être bénéfique à la collectivité, et ce pour des raisons microéconomiques, macroéconomiques, financières et sociales.
Les trois bénéfices de l’actionnariat salarié
Le premier avantage est celui de la gouvernance et des relations sociales au sein de l’entreprise. Celles-ci sont souvent conflictuelles en France, alors qu’en Allemagne, par exemple, elles se basent sur la formation de compromis entre les salariés (les syndicats) et les employeurs. Une plus forte détention d’actions par les salariés irait dans la direction de cette gouvernance de compromis. Les salariés seraient incités à mieux comprendre, du fait de leur position d’actionnaires, les objectifs des directions générales ; et ils pèseraient davantage dans les choix de l’entreprise grâce à une influence aux Conseils d’Administration. En ajoutant les administrateurs salariés représentant les syndicats et ceux représentant les salariés autonomes, on pourrait obtenir au moins un tiers des Conseils d’Administration.
La seconde question est celle de la mise en place d’un modèle européen de capitalisme qui diffère du modèle anglo-saxon centré autour de la seule maximisation de la valeur pour l’actionnaire. Un modèle plus inclusif qui s’intéresse à l’ensemble des parties prenantes et qui accepte un objectif plus modeste de rendement du capital pour les actionnaires, en contrepartie d’une création de valeur mieux assurée sur le long terme. Pour cela, il faut accroître le poids des catégories d’actionnaires qui partagent cette conviction : actionnariat familial des entreprises de taille intermédiaire, fonds de pension publics (comme dans les pays d’Europe du Nord), et salariés actionnaires. Un actionnariat salarié plus puissant est donc une des conditions de l’apparition d’un modèle autonome de capitalisme — moins financiarisé.
La troisième question est celle des inégalités. En France, à la différence de ce qu’on observe dans la plupart des pays de l’OCDE, les inégalités de revenu sont assez faibles, et ont peu augmenté, grâce aux politiques redistributives publiques (impôts progressifs, prime d’activité) et privées (intéressement et participation dans les entreprises). Quand on parle de lutte contre les inégalités, dans le cas de la France, il faut donc avoir à l’esprit les inégalités de patrimoine et non les inégalités de revenu. Ces dernières se sont fortement accrues depuis les années 1990 en raison de la hausse tendancielle des prix des actifs, c’est-à-dire des cours boursiers, des prix de l’immobilier et de la valeur des entreprises.
Réduire les inégalités
Cette évolution est liée aux politiques monétaires de plus en plus expansionnistes qui ont été menées dans la zone euro, aboutissant aujourd’hui à une situation de taux d’intérêt réels (corrigés de l’inflation) fortement négatifs. Y apparaît donc ce que l’on peut appeler une « rente monétaire », une hausse forte de la valeur des différents actifs et des inégalités de patrimoine qui n’est pas due à la hausse de la valeur intrinsèque, fondamentale, des actifs, mais à la politique monétaire.
Cette évolution a des conséquences négatives sur le plan économique, social et politique. Elle conduit, par exemple, à une forte difficulté d’accès au logement pour les classes moyennes comme populaires et pour les jeunes. Elle fait apparaître une forte tension sociale, l’opinion réagissant à un enrichissement qui n’est dû qu’au contexte monétaire. Il faut d’ailleurs comprendre que les politiques monétaires expansionnistes, mises en place pour pouvoir réduire les inégalités de revenu, en génèrent structurellement. Notamment, en aidant les entreprises à investir et à créer des emplois, ou en aidant les États à financer des déficits publics.
Le développement de l’actionnariat salarié permettrait de distribuer plus largement ces gains en capital, cette progression de la richesse collective. Il y a donc plusieurs motifs possibles au développement de l’actionnariat salarié : améliorer la gouvernance des entreprises et le dialogue social, développer un capitalisme européen différent du capitalisme anglo-saxon, réduire les inégalités de patrimoine, en particulier dans un environnement où elles résultent du contexte monétaire.
Quelles peuvent être les modalités pratiques et les difficultés ?
S’il s’agit de passer à une détention forte du capital des entreprises par les salariés (10 %, par exemple, ou plus contre un peu plus de 3 % en moyenne aujourd’hui), il y aurait nécessairement dilution des actionnaires anciens avec la création d’actions nouvelles : on ne peut pas acheter une partie aussi importante du capital pour éviter sa dilution. Il faudra donc faire accepter cette dilution aux actionnaires anciens avec l’argument qu’ils ne rendent qu’une fraction de l’enrichissement dû à la hausse des cours boursiers et de la valeur des entreprises lorsqu’elles ne sont pas cotées.
Dans les plus petites sociétés et dans les entreprises familiales, il faudra vaincre la réticence des propriétaires devant l’entrée de nouvelles personnes dans leur capital. Cela peut se faire avec des actions sans droit de vote, et éventuellement avec une obligation de revente lorsque le salarié quitte l’entreprise.
Enfin, les syndicats considèrent, le plus souvent, qu’il ne faut pas faire apparaître ce salarié hybride, car, en tant qu’actionnaire, il se place en conflit d’intérêts entre ses deux fonctions. Il faudra donc les convaincre qu’il faut privilégier la hausse des salaires à la participation aux résultats ou à l’enrichissement de l’entreprise. Il faut aussi éviter qu’un actionnariat salarié fort conduise à un conservatisme excessif dans la gouvernance de l’entreprise : absence de remise en cause des dirigeants, rejet des rapprochements avec d’autres entreprises, des évolutions stratégiques ou technologiques fortes.
Malgré ces difficultés, on peut se convaincre qu’un actionnariat salarié de beaucoup plus grande taille améliorerait le fonctionnement des entreprises et de la société, et éviterait l’extrême concentration de la richesse qu’on voit aujourd’hui aux États-Unis (où 1 % des personnes détient plus de 25 % de la richesse nationale) ou en Chine. Cette extrême concentration de la richesse est défavorable d’un point de vue de l’équité, mais aussi de l’efficacité économique, car lorsque peu de personnes détiennent le capital, puisqu’elles n’ont pas accès à l’ensemble des projets d’investissement, une partie importante de ces projets n’est pas financée.