Comment bâtir une économie de soutien à la santé publique
- En 2011, l’industrie pharmaceutique a dépensé entre 162 et 265 milliards de dollars dans la recherche.
- Mais l’industrie à tendance à sous-investir dans certains domaines, comme la santé maternelle et néonatale.
- Les néoplasmes ont le même poids médical que les troubles néonataux, mais font l’objet de 1 600 essais cliniques en 2015, contre 11 projets pour la santé néonatale.
- Ce faible engouement s’explique par des raisons de réglementation, de connaissances encore limitées et de rentabilité financière.
- Une des solutions consiste à favoriser plus de partenariats public-privé, comme ça a été le cas pour les maladies tropicales négligées dans les années 2000.
C’est un euphémisme de dire que la santé demande de gros investissements : en effet, l’industrie pharmaceutique dépense énormément chaque année pour préparer les solutions de demain. Pourtant, malgré de telles sommes, certains secteurs demeurent sous-investis. Si ce phénomène de sous-investissement peut être prévisible – certaines maladies deviennent effectivement de plus en plus rares –, il est plus surprenant lorsque qu’il touche à des domaines comme la santé maternelle et néonatale, qui font l’objet de bien moins de projets et d’essais cliniques. La raison n’est évidemment pas le manque de pertinence ou d’intérêt de ces sujets : les recherches conduites par le professeur Simcha Jong mettent en lumière le rôle que jouent les réglementations, le manque relatif de connaissances et les prévisions de rendements financiers limités dans ce phénomène. Ces recherches indiquent encore que les partenariats public-privé sont à même de fournir une solution au sous-investissement des recherches en santé maternelle et néonatale, tout comme ils ont été utiles pour accélérer la recherche sur les maladies tropicales il y a 20 ans.
Thierry Rayna, chaire Tech4Change
L’économie peut devenir un levier de santé publique : voici l’hypothèse qui occupe nos travaux de ces dernières années. D’un côté, les médicaments constituent une part majeure des dépenses santé. De l’autre, certaines innovations, comme le traitement contre l’hépatite C, les antirétroviraux ou encore les immunothérapies anticancer, ont intrinsèquement le pouvoir de réduire massivement l’impact de ces maladies sur nos sociétés. En 2011, l’industrie pharmaceutique a dépensé entre 162 et 265 milliards de dollars dans la recherche1. Inciter les sociétés biopharmaceutiques à investir sur la recherche et développement (R&D) dans des champs médicaux avec de fortes mortalité et morbidité pourrait donc ébranler le poids de ces pathologies. Mais il reste à savoir comment faire… Nos recherches indiquent que les partenariats public-privé constituent un outil efficace. Pourquoi les partenariats public-privé ? Parce que, laissée à elle-même, l’industrie a tendance à sous-investir dans certains domaines pathologiques comme la santé maternelle et néonatale.
Gros besoins, petits investissements
Des travaux antérieurs ont construit une cartographie des besoins médicaux et de leur poids vis-à-vis de la santé mondiale2. Nous avons associé ces données aux efforts de R&D des laboratoires pharmaceutiques pour chaque groupe de pathologies, ce dernier paramètre étant estimé par le nombre d’essais cliniques. Plus de 62 000 projets ont été analysés dont près de 11 000 en développement (pré)clinique actif à l’été 2015 : ces derniers concernent 1 202 maladies différentes. Dans certains cas, l’adéquation entre l’impact de la pathologie et son financement est clair. Par exemple, la biopharmacie répartit les ressources de R&D entre les projets ciblant différents types de cancer en fonction de l’impact, à l’échelle mondiale, que ces différentes maladies représentent. Dans d’autres cas, il existe un déséquilibre entre l’ampleur du besoin de santé et sa couverture R&D : c’est le cas par exemple des problèmes de santé maternels et néonataux.
Or si l’on s’appuie sur un indicateur du nombre d’années perdues à cause de la maladie à l’échelle de l’humanité (DALY, pour disability-adjusted life years), on remarque que les néoplasmes, des tumeurs constituées de cellules qui prolifèrent de façon excessive, ont un poids semblable aux troubles néonataux. Mais l’engagement de recherche clinique qu’ils suscitent n’est en rien comparable. Les premiers sont l’objet de 1 600 essais cliniques à l’été 2015, alors que pour la même période il n’y a que 11 projets de R&D industrielle actifs pour les troubles néonataux. Ces pathologies de l’enfant sont donc victimes d’un sous-investissement R&D. Dans un marché parfait, les efforts de R&D de l’industrie seraient plus équitablement répartis entre ces deux catégories de maladies.
Bien sûr, des raisons structurelles expliquent le faible engagement des sociétés biopharmaceutiques en faveur de la R&D sur les maladies néonatales ou maternelles. On peut citer le cadre réglementaire particulièrement protecteur pour ces populations mais aussi les difficultés à construire un ensemble de connaissances biologiques fines sur ces périodes critiques de la vie. Il faut aussi prendre en compte la rentabilité qu’impose le système industriel : un traitement contre le cancer pourra être vendu beaucoup plus cher que son équivalent pour des maladies maternelles, car le premier concerne des populations en moyenne plus riches que les secondes. Peut-on corriger ce déséquilibre d’incitations ? L’exemple des maladies négligées tropicales montrent que oui.
Favoriser les partenariats public-privé
Cet ensemble de maladies a été identifié au début des années 2000 comme une priorité de santé par l’ONU. Cette décision s’est concrétisée par des mesures favorisant la création de partenariats public-privé tels que Medicines for Malaria Venture et DNDi, et d’investissements de bailleurs publics pour la recherche liée à ces maladies et globalement pour un environnement beaucoup plus attractif et moins risqué, par exemple en engagement les autorités internationales à acheter une certaine quantité de traitements antipaludiques à un prix défini à l’avance. Ce programme s’est déployé dans une grande variété de mécanismes contribuant à réduire le risque de la R&D sur ces maladies du point de vue de l’industriel.
L’industrie a tendance à sous-investir dans certains domaines pathologiques comme la santé maternelle et néonatale.
Ce modèle imaginé pour les maladies tropicales négligées a fait ses preuves. On mesure le tournant qu’il a opéré dans la R&D : entre 1975 et 1999, sur les près de 1 400 molécules approuvées par les autorités sanitaires, 13 concernait les maladies négligées et tropicales ; depuis, on retrouve 54 médicaments sur les marchés et 188 thérapies en cours de développement.
Ce modèle pourrait-il être déployé sur d’autres enjeux de santé publique ? L’Europe s’est déjà dotée d’une politique forte en matière de R&D, comme en témoignent les programmes Horizon 2020 et Horizon Europe. Mais, en matière de santé, les priorités retenues se concentrent en général sur des questions de santé européenne. Et, la pandémie l’a illustré avec force, les questions de santé ne peuvent pas être couvertes par une approche régionale. Nous avons donc tout intérêt collectivement à mettre en place des politiques de financements publiques ambitieuses pour tous les champs négligés de la médecine. C’est à ce prix qu’on pourra espérer favoriser le développement de nouveaux traitements pour les pathologies maternelles ou les troubles néonataux.