Black-Scholes : la formule qui a donné naissance à Wall Street
- Il y a tout juste 50 ans, Fischer Black et Myron Scholes ont décrit une méthode pour déterminer le juste prix d’une option d’achat.
- La formule de Black-Scholes, basée sur le principe de réplication dynamique, a permis de contrôler les risques de trading et a ainsi favorisé le développement des marchés de produits dérivés.
- De nos jours, la gestion des options repose toujours sur le principe de couverture dynamique de Black et Scholes, et leur formule, bien qu’elle ne soit plus utilisée directement, fournit un langage commun pour exprimer des idées plus complexes.
- La communauté mathématique française a joué un rôle clé dans le développement des mathématiques financières
- L’excellence de formation en mathématiques et les liens étroites avec l’industrie ont permis aux grandes écoles et aux universités françaises de créer les premières formations de ‘quants’ qui sont toujours une marque d’excellence dans le domaine.
Cette année marque le 50e anniversaire de la publication d’un article de référence : “The Pricing of Options and Corporate Liabilities” (« L’Évaluation des options et des obligations d’entreprises ») par Fischer Black et Myron Scholes. Cet article décrit une méthode pour déterminer le prix d’une option d’achat, un contrat financier qui donne à son détenteur le droit (mais pas l’obligation) d’acheter un actif financier, appelé l’actif sous-jacent, à un prix prédéterminé, à une date future prédéterminée. Malgré toute son importance, la formule elle-même n’est pas la contribution-clé de l’article, car certaines versions de celle-ci étaient connues bien avant Black et Scholes, notamment à partir de la thèse de doctorat de Louis Bachelier, publiée en 1900 et intitulée « Théorie de la Spéculation ». La contribution principale réside dans la méthode utilisée par Black et Scholes pour prouver que la formule est vraie.
Pour comprendre leur idée, pensez à une option d’achat. Son prix devrait clairement dépendre du prix de l’actif sous-jacent : lorsque le prix de l’actif est élevé, le prix de l’option associée devrait également être élevé, et de même, lorsque le prix de l’actif est bas, le prix de l’option devrait aussi être bas. Au fur et à mesure que le temps passe et que le prix de l’actif fluctue, le prix de l’option fluctuera également. Il devrait alors être possible, en achetant les actifs de manière dynamique, de constituer un portefeuille dont la valeur fluctuera exactement de la même manière que le prix de l’option. Par conséquent, si un trader a vendu l’option et détient ce portefeuille dynamique, sa position ne sera pas affectée par les fluctuations du marché, ce qui le rend essentiellement sans risque.
Au fur et à mesure que la théorie de Black et Scholes s’est répandue, les options ont pu être négociées avec une plus grande sécurité, sans prendre trop de risques.
C’est là que l’idée fondamentale de Black et Scholes entre en jeu : si la position est sans risque, le rendement de cette position devrait être égal au rendement de l’actif sans risque, tel qu’une obligation d’état. Le concept sous-jacent à cette idée s’appelle « absence d’arbitrage ». Si le rendement de la position sans risque du trader était différent du taux d’intérêt, le trader pourrait gagner de l’argent sans prendre de risque et devenir très riche très rapidement. En reconnaissant que le rendement du portefeuille couvert est égal au taux d’intérêt, Black et Scholes ont ensuite dérivé une équation pour le prix de l’option, dont la solution est donnée par la formule de Black-Scholes.
L’importance de l’approche de Black et Scholes réside dans le fait que leur formule repose sur une stratégie de couverture de l’option : un trader vendant une option au prix donné par la formule B‑S peut immédiatement mettre en place une stratégie permettant de minimiser, voire d’éliminer complètement, le risque associé à cette position. Avant Black et Scholes, de telles stratégies de couverture dynamique ne pouvaient pas être calculées de manière systématique, ce qui ralentissait le développement des marchés dérivés.
Passé et avenir de la formule Black-Scholes
Au fur et à mesure que la théorie de Black et Scholes s’est répandue, les options ont pu être négociées avec une plus grande sécurité, sans prendre trop de risques. Cela a conduit à l’expansion du trading d’options et à la création de marchés d’options, dont le Chicago Board of Options Exchange (1973), le Marché des Options Négociables de Paris (1987) et d’autres.
La formule Black-Scholes a connu une jeunesse tumultueuse. Le premier avertissement est venu avec la crise financière de 1987. Une des principales hypothèses derrière la formule est que le prix de l’actif suit une « marche aléatoire en temps continu ». Cela implique que la probabilité d’une forte variation sur une courte période de temps, comme une seule journée, est très faible. Néanmoins, le lundi 19 octobre 1987, désormais célèbre sous le nom de « Lundi noir », le Dow Jones Industrial Average (le principal indice de l’économie américaine de l’époque) a chuté de 22,6 %. Les vendeurs d’options de vente – ces dernières étant conçues pour offrir une protection contre de telles baisses – ont subi de lourdes pertes. Il est devenu évident que si la formule Black-Scholes fonctionnait bien dans des conditions de marché normales, elle ne tenait pas compte des événements extrêmes comme le Lundi noir.
La réponse des marchés financiers a été d’ajuster les paramètres de la formule : les options offrant une protection contre les krachs boursiers étaient désormais évaluées avec un paramètre de volatilité plus élevé que les options capturant de petites variations quotidiennes du marché. Cet effet est devenu connu sous le nom de « smile de volatilité » en raison de la forme en sourire que le graphique de volatilité revêt sur les écrans des traders. Depuis lors, des extensions de plus en plus complexes de la formule Black-Scholes ont été développées : volatilité locale, volatilité stochastique, volatilité rugueuse, etc.
Le paradigme Black-Scholes a été remis en question par plusieurs auteurs qui soutiennent que des modèles radicalement différents sont nécessaires pour une meilleure gestion des risques, comme ceux basés sur les fractales introduites par Benoît Mandelbrot. Cependant, ces modèles n’ont jamais pris racine dans l’industrie financière car ils ne permettent pas une couverture efficace. La gestion des risques sur les marchés des options repose toujours sur le principe de couverture dynamique développé par Black et Scholes, et leur formule, bien qu’elle soit rarement utilisée directement, fournit aux traders un langage commun pour exprimer des idées plus complexes.
Mathématiques et finance
La formule Black-Scholes découle d’une équation, rappelant « l’équation de la chaleur » en physique, qui décrit la propagation de la chaleur dans un corps solide. Il n’est donc pas surprenant que les premiers « quants » soient issus du domaine de la physique. Cependant, les mathématiciens ont rapidement réalisé qu’ils, et non les physiciens, disposaient des outils parfaits pour développer la théorie de l’évaluation des options. Avec la publication de deux articles historiques par Harrison et Kreps en 1979, puis par Harrison et Pliska en 1982, il est devenu évident que la théorie du calcul stochastique était parfaitement adaptée pour décrire les notions d’arbitrage, de couverture dynamique et, en fin de compte, d’évaluation des options. Le calcul stochastique a été inventé par le mathématicien japonais Kiyoshi Ito, puis développé par l’école française de probabilités à Paris et à Strasbourg. Il n’est donc pas étonnant que de nombreux mathématiciens aient trouvé dans les nouvelles formules financières un terrain d’application parfait avec des questions de recherche stimulantes, des étudiants curieux et des partenaires industriels encourageants. Ainsi, un partenariat productif et durable s’est formé entre une partie de la communauté mathématique et le secteur financier. Non seulement les mathématiciens ont aidé les traders à évaluer les options, mais le secteur financier a été une source importante d’idées qui ont conduit à l’émergence de nouvelles branches de la probabilité.
Un partenariat productif et durable s’est formé entre une partie de la communauté mathématique et le secteur financier.
Malheureusement, cette relation durable a conduit certains traders à croire que les mathématiques leur permettaient de fixer parfaitement le prix et de couvrir n’importe quel type d’option, aussi sophistiquée soit-elle. Lorsque la crise financière mondiale a frappé, certains ont pensé que les mathématiciens en étaient responsables et que les modèles mathématiques étaient les « armes de destruction massive » qui avaient précipité la crise. En réalité, la crise n’a pas été causée par une recherche mathématique excessive, mais par son insuffisance. La formule utilisée par les banques pour évaluer les obligations de crédit adossées à des actifs, un dérivé financier en grande partie responsable de la crise, était trop simple pour cette tâche et ne tenait pas compte de nombreux risques associés à ces produits complexes.
La crise a entraîné des changements profonds, non seulement dans l’industrie financière, mais aussi dans les mathématiques financières. Au lieu de développer des modèles complexes pour l’évaluation des options, la recherche s’est orientée vers des approches plus robustes et vers la gestion de nouveaux types de risques, tels que le risque de défaillance systémique du système financier.
La connexion française
À la fin des années 1980, Paris est devenue un centre financier important avec de nombreuses banques et un marché des options en plein essor. C’était également le foyer de certains des plus grands experts mondiaux en probabilité, calcul stochastique et contrôle stochastique. D’autre part, le système d’enseignement supérieur français, avec ses grandes écoles, mettait fortement l’accent sur une formation complète en mathématiques, et de nombreux étudiants étaient désireux d’apprendre de nouvelles applications de cette discipline scientifique.
Paris à la fin des années 1980 était donc un terreau fertile pour faire progresser les mathématiques financières, créer des programmes d’enseignement en finance quantitative et établir des partenariats entre les universités et les institutions financières. Ce nouveau domaine a suscité l’intérêt des principaux probabilistes français, parmi lesquels Nicole El Karoui, Hélyette Geman, Nicolas Bouleau, Damien Lamberton et Bernard Lapeyre.
En 1990, une filière en mathématiques financières a été créée dans le principal programme de master en probabilités à Jussieu (aujourd’hui Sorbonne Université). Ce programme a attiré principalement des étudiants des grandes écoles d’ingénieurs comme l’École polytechnique et l’École des Ponts, qui ont été formés à la théorie Black-Scholes avec une touche française bien distincte de calcul stochastique. À peu près à la même époque, un cours de mathématiques financières a été introduit à l’École des Ponts, ce qui a conduit à la publication en 1992 de « Calcul stochastique appliqué à la finance » de D. Lamberton et B. Lapeyre, premier livre sur ce sujet en France et un des premiers au monde. En 1997, Nicole El Karoui est devenue professeure à l’École polytechnique et a créé le cours « Méthodes stochastiques en finance » dans la majeure mathématiques appliquées.
Au cours des 10 années précédant la crise des subprimes, le nombre d’étudiants dans ces programmes et d’autres a explosé, au point qu’en 2006, Le Monde a rapporté qu’« un quant sur trois dans le monde est français ». À la suite de la crise financière, le nombre d’étudiants inscrits a diminué dans une certaine mesure, en raison d’une diminution temporaire des embauches par les banques. De plus, l’accent des programmes d’enseignement s’est déplacé de l’évaluation des options à la gestion des risques et à la réglementation. Actuellement, le flux de quants français continue à un rythme plus modéré. Néanmoins, le programme de l’École polytechnique et le programme historique de master en probabilités et finance, désormais géré conjointement par Polytechnique et Sorbonne Université, sont toujours une marque d’excellence dans le domaine.