Afrique : réguler la fécondité par les retraites ?
Traditionnellement, les questions de protection sociale et de croissance démographique sont étudiées séparément. D’où vient cette idée qu’il existerait un lien entre fécondité et système de retraites ?
Ce n’est pas une idée nouvelle. Depuis les années 1950, les sociologues et démographes ont mis en avant le rôle des dispositifs de protection sociale, et plus spécifiquement des retraites, dans la fécondité. En faisant des enquêtes d’opinions sur le terrain, ces derniers ont constaté que les motifs économiques apparaissaient très bien placés dans les motivations des sondés pour faire des enfants : on se reproduit pour faire tourner l’exploitation familiale, pour multiplier les revenus de la famille, et pour assurer ses vieux jours. Ce phénomène est, somme toute, assez logique.
Reste que ces études qualitatives n’étaient pas capables de mesurer l’impact quantitatif de telle ou telle mesure sur la fécondité : lorsqu’un gouvernement met en place un système de retraites, la fécondité baisse-t-elle d’un, deux ou trois enfants par femme par exemple ? L’étude que j’ai menée en Namibie a permis de démontrer que la mise en place d’un système de retraite faisait baisser la natalité d’un pays d’au moins 1 enfant par femme.
Pourquoi avoir choisi la Namibie comme terrain d’étude ?
Peu de pays en Afrique ont mis en place des systèmes de retraites non contributifs, c’est-à-dire ne dépendant pas des cotisations de ses adhérents, et bénéficiant donc à l’ensemble de la population âgée. Parmi ces pays se trouvait l’Afrique du Sud qui, à la fin de l’apartheid, s’est dotée d’un généreux plan de retraites, devenant ainsi une sorte de laboratoire mondial pour l’étude des implications socio-économiques du minimum vieillesse. Le problème est qu’il n’y avait pas suffisamment de données exploitables avant cette réforme pour pouvoir examiner précisément les conséquences des retraites sur la fécondité.
C’est pourquoi je me suis tournée vers la Namibie, ancienne province sud-africaine, qui après son indépendance en 1990, a instauré un système équivalent. Au milieu des années 1990, tous les Namibiens de plus de 60 ans se sont mis à percevoir une sorte de minimum vieillesse équivalent à 3 fois le seuil de pauvreté (1 dollar par jour à l’époque), soit 90 dollars par mois en parité de pouvoir d’achat. L’effet a été immédiat sur la natalité.
C’est donc en anticipant que cette somme leur serait versée à l’avenir que les femmes se sont mises à faire moins d’enfants ?
Oui, c’est ce que prouve l’étude. En une décennie, le taux de natalité dans mon échantillon est passé de près de 6 enfants par femme à 4. Tout n’est pas attribuable au dispositif des retraites, nous y reviendrons, mais l’étude a permis de démontrer que la mise en place d’une pension de vieillesse universelle réduisait la fécondité d’au moins un enfant par femme. Ce phénomène est d’ailleurs plus visible sur les femmes plus âgées (au-delà de 30 ans), sans doute parce qu’elles anticipent davantage la retraite à venir.
Comment être sûr que d’autres facteurs n’ont pas joué sur la fécondité ?
C’était toute la difficulté de l’étude. Beaucoup de facteurs peuvent influencer le taux de natalité d’un pays : la scolarisation, l’urbanisation, mais aussi la baisse de la pauvreté, l’accès aux soins, la baisse de la mortalité infantile, ou encore l’introduction d’autres dépenses sociales, comme les allocations familiales (qui œuvrent plutôt en sens inverse). En Namibie, les retraites constituent 90 % des dépenses sociales du pays, donc il n’y avait pas de risque de confusion. Pour neutraliser les autres facteurs, il a fallu isoler la « variable d’intérêt » (les retraites), en constituant deux groupes de personnes, plus ou moins affectés par la réforme.
En ce sens, la Namibie était un exemple idéal, car la réforme a été mise en place progressivement, de sorte qu’il était facile de mesurer ses effets sur différents groupes d’études. Avant 1992, certaines ethnies avaient déjà accès à un système de retraite, mais la couverture effective variait de 30 à 80 % selon les régions. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1990 que la couverture a été totale. À partir de là, on a pu isoler les retraites des autres phénomènes s’appliquant uniformément à tous les groupes. C’est ainsi qu’on a pu conclure qu’on pouvait attribuer aux retraites une baisse d’un enfant par femme au moins. Et que dans l’ensemble, le montant de l’allocation faisait moins évoluer la fécondité que la mise en place du système en tant que tel.
Aujourd’hui, les aides au développement se focalisent davantage sur le planning familial et la contraception. Pourquoi ?
Parce que l’on part trop souvent du présupposé que le nombre d’enfants ne dépend pas d’un choix des femmes, mais d’un mauvais contrôle des grossesses et d’un accès limité à la contraception. Par le passé, cette hypothèse a été étudiée avec la mise en place des plannings familiaux et des programmes de contraception dans plusieurs pays d’Asie. Dans les années 1970, une étude influente menée au Bangladesh a notamment permis d’établir que ces mesures avaient réduit les naissances d’environ un enfant par femme. Mais aujourd’hui, les économistes ont plus de mal à établir l’efficacité de ces politiques de planification sur la natalité, notamment en Afrique. Chaque année, des milliards sont déboursés par les gouvernements de l’OCDE et de grandes ONG internationales, pour améliorer l’accès à la contraception. Même si ce n’est pas leur seul objectif, l’impact sur le taux de natalité des pays africains n’est pas très visible.