Les développements actuels des applications médicales de l’intelligence artificielle (IA) ont été décrits par beaucoup comme une « révolution médicale ». Pourtant, même si les progrès de l’apprentissage automatique (Machine Learning) — et plus particulièrement de l’apprentissage profond (Deep Learning) — changent profondément les méthodes, parler d’une « révolution » serait sans doute trompeur. De plus, même si elle est séduisante, l’idée suggère que la médecine est tenue d’adhérer à un changement de paradigme orienté autour de la technologie disponible.
Au contraire, la façon dont l’IA modifie la médecine pourrait être orientée par un effort plus collectif des personnes impliquées. Si tel était le cas, la transformation réelle serait un changement continu pour les décennies à venir, plutôt qu’un changement instantané. En tant que telle, l’adoption de l’IA à des fins médicales ne sera probablement pas la « révolution » promise. Voici pourquoi.
#1 Les changements dans la pratique médicale sont lents
La médecine de précision est un effort de longue date qui vise à exploiter les données pour améliorer les traitements. Karl Pearson et Francis Galton ont été les premiers, à la fin du XIXe siècle, à collecter des données dans le but explicite de les analyser statistiquement. Depuis, le National Institutes of Health (NIH) des États-Unis a mis au point, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, un large éventail de méthodes statistiques pour la médecine de précision. Le projet Génome Humain de 2000 ainsi que le développement de matériels et de logiciels plus avancés pour soutenir l’IA peuvent donc être considérés comme une continuité de ces efforts.
L’IA arrive comme une continuité des technologies précédentes, plutôt que comme une révolution immédiate.
Parmi tous les exemples d’IA en médecine, la radiologie en est un probant. Cette discipline s’est développée avec la découverte des rayons X en 1895 par Wilhelm Röntgen, lauréat du prix Nobel. Pendant près de cinquante ans, la radiographie a été la seule technique d’imagerie médicale non invasive : au fil du temps, le gain de précision et la facilité d’utilisation en ont fait l’un des premiers choix pour le diagnostic. Par exemple, les chirurgiens avaient l’habitude de diagnostiquer l’appendicite uniquement par le toucher, mais c’est aujourd’hui le CT scan (tomodensitométrie) qui est le choix privilégié. Comme pour la médecine de précision, l’IA s’inscrit dans la continuité de ces évolutions, comme l’a fait l’introduction de technologies antérieures, plutôt que dans une « révolution » immédiate.
#2 Les hôpitaux sont réfractaires au changement
La radiologie est l’une des — si ce n’est la — premières disciplines médicales dans laquelle la nouvelle génération d’outils d’IA est commercialisée. Les premiers articles scientifiques détaillant des preuves de concept utilisant l’apprentissage profond sur des radiographies ont été publiés au début des années 2010. À présent, une décennie plus tard, les premiers outils arrivent sur le marché. Comment est-ce arrivé ? En partie parce que la technologie a mûri, mais aussi car des changements nécessaires ont été effectués au niveau administratif.
Même si cela fait cinq ans que certaines applications de cette technologie ont été développées, il aura fallu beaucoup de temps et d’investissements non seulement pour construire l’IA, mais encore pour obtenir l’autorisation des institutions réglementaires permettant de l’utiliser. Aujourd’hui, ces autorisations sont délivrées plus rapidement — parfois, c’est simplement une question de plusieurs mois – car les deux parties ont appris à prouver la validité de ses applications. Néanmoins, les acheteurs et les utilisateurs doivent encore vérifier l’utilité de l’outil dans leur contexte de travail — c’est-à-dire les besoins des patients et l’évolution des pratiques dans les hôpitaux.
En outre, les hôpitaux doivent trouver des fonds pour payer les outils d’IA ; comme ils s’apparentent à de nouvelles pratiques, il n’y a souvent pas de budget en place pour les acheter. Un hôpital peut mettre un an ou plus dans les processus administratifs avant d’acquérir une IA et, bien que les institutions de réglementation aient pu valider la sécurité d’un produit, il reste peu de cas où ces dispositifs sont remboursés. Plus la nouveauté est grande – ou plus le potentiel « révolutionnaire » est élevé – plus les barrières s’élèvent dans le milieu médical en raison de sa prudence et de son attention à la sécurité. Le système médical recherche la précision, antagoniste de l’incertitude des innovations.
#3 L’exigence des données est coûteuse en temps
Le déploiement des applications de l’IA médicale est également limité par les caractéristiques inhérentes à la technologie. Pour commencer, des données doivent être produites, et les cadres juridiques rendent la création de votre propre ensemble de données très compliquée — sans parler du temps et de l’argent nécessaires. Dans de nombreux cas, les développeurs optent pour une « utilisation secondaire ». Ce terme désigne les données qui n’ont pas été produites à l’origine pour l’usage auquel elles sont destinées, comme les diagnostics ou les papiers administratifs. Cependant, cela signifie que des efforts sont nécessaires pour nettoyer les données, tout ceci en faisant face à de nombreux obstacles : RGPD, accès aux autorisations, monétisation, etc.
En outre, l’obtention de l’ensemble de données n’est qu’une étape importante parmi tant d’autres. Des experts médicaux sont nécessaires pour étiqueter les données et aider les développeurs à donner un sens aux résultats. De nombreuses itérations entre le traitement des données et les modèles sont nécessaires avant de parvenir à un résultat valide. Une règle empirique estime qu’une preuve de concept en IA est constituée à 80 % de prétraitement des données et 20 % de modélisation. Ajoutez à cela l’obtention de l’ensemble des données mentionnée ci-dessus, nécessaire pour les organismes de réglementation ainsi que pour les utilisateurs qui doivent également être convaincus.
Enfin, le champ d’application fonctionne mieux lorsque les tâches effectuées sont étroites. Plus le champ est large, plus le développement est compliqué et incertain. Par exemple, les applications actuelles en radiologie sont souvent limitées à la détection d’une zone d’intérêt spécifique dans le corps. La plupart du temps, les résultats sont des faux positifs et les cas compliqués sont rarement traités — comme les prothèses mammaires qui bloquent souvent l’analyse de l’IA en mammographie.
#4 Les utilisations de l’IA sont encore floues
L’adoption précoce de l’IA en radiologie apparaît dans un continuum de nouvelles pratiques. D’un côté, l’IA remplace partiellement le radiologue : certains services d’urgence pourraient utiliser ces outils pour traiter les patients qui arrivent lorsqu’il n’y a pas de radiologue de garde pouvant vérifier les résultats plus tard. D’autre part, si l’IA sert à des fins de triage, elle pourrait être utilisée comme deuxième avis pour éviter un faux négatif. La différence d’utilisation pourrait déterminer ce que l’on attend de l’outil — la précision, le rappel et d’autres paramètres seraient calibrés selon les besoins.
Le système médical recherche la précision, antagoniste de l’incertitude des innovations.
Ces questions, et les problèmes connexes comme la responsabilité de l’utilisateur, ne sont toujours pas abordés officiellement. Alors que les réponses qui pourraient être données à ces questions affecteraient le développement et l’utilisation de l’IA. En effet, on constate que le recours aux outils et à l’automatisation diminue l’expertise. Si aujourd’hui les radiologues seniors peuvent distinguer le vrai du faux dans l’analyse de l’IA, ce n’est pas le cas des moins expérimentés. En continuant à s’y fier, les jeunes générations pourraient devenir plus dépendantes et moins critiques vis-à-vis de leurs résultats, ce qui pourrait se faire au profit d’autres compétences.
Révolution ou transformation ?
Penser qu’il y a une « révolution » dont nous ne pouvons pas influencer le cours d’action pose des limites. La façon dont les applications de l’IA se développent a peut-être plus à voir avec les contraintes actuelles des services de santé — manque de personnel, de financement et de ressources — qu’avec les applications optimales pour la médecine en général. Néanmoins, des commissions sont formées1 au niveau national et international pour réglementer ces questions. D’autres formes de décision collective pourraient également être mises en œuvre, comme les « communautés d’enquête » développées par les pragmatiques comme pierre angulaire de la vie démocratique2.
Les arguments fournis ci-dessus ne discréditent pas entièrement la possibilité de voir apparaître une application disruptive de l’IA qui « révolutionnerait » les soins médicaux. Ils tentent toutefois de replacer les évolutions actuelles dans leur contexte et de les inscrire dans le processus d’innovation traditionnel de ces soins, qui dure depuis des décennies. Et, plus important encore, ils montrent que la transition n’est pas condamnée à évoluer uniquement sur la base de la technologie — la lenteur de l’adoption de ces innovations laisse la place à une action collective sur la manière dont l’IA est utilisée en médecine.