Peut-on vraiment réguler les GAFAM ?
Après s’être développé comme un bien commun, l’internet s’est progressivement refermé autour de quelques grandes plateformes structurantes constituant autant de passages obligés qui contrôlent la façon dont les utilisateurs accèdent aux services en ligne et partagent des contenus.
L’incapacité de réguler efficacement les effets de cette dominance a conduit la Commission Européenne à proposer un Digital Markets Act (DMA) qui complète la boîte à outils des régulateurs. Il leur permet d’intervenir préventivement face aux géants numériques, plutôt qu’en cherchant à corriger les situations a posteriori comme c’est le cas actuellement. Ce nouveau cadre de régulation, dit ex ante, pourrait aboutir en 2022 sous la présidence française de l’Union européenne.
Les États ont des difficultés à réguler ces plateformes (GAFA américains et BATX chinois) car le numérique bouscule les principes économiques qui guident aujourd’hui les régulateurs. Ces principes se sont en effet construits sur le modèle des industries manufacturières, dans lesquelles la génération de revenus répond à la production d’un bien et s’organise par les prix. En outre, la régulation s’inscrit nécessairement dans le temps long du droit, en s’appuyant sur des principes stables et relativement intangibles. Or, les industries du numérique échappent à ce schéma. Ce sont d’abord des industries aux coûts fixes (infrastructure, collecte de données, R&D, etc.) élevés et irrécupérables, mais bénéficiant d’effets de réseau. Ce sont aussi des industries de services aux coûts variables extrêmement faibles qui leur permettent d’évoluer très vite en s’appuyant tantôt sur le marché des fournisseurs de contenus, tantôt sur celui des utilisateurs.
L’économie numérique favorise la taille par ce que l’on appelle des externalités de réseau.
Les conséquences sont multiples. L’économie numérique favorise la taille par ce que l’on appelle des externalités de réseau. Plus les services ont d’utilisateurs, plus ils sont attractifs pour ceux-ci, comme pour leurs annonceurs et leurs fournisseurs. Les plateformes profitent ainsi de leur développement (innovations internes ou acquisitions externes) pour enrichir leurs applications, en faciliter l’accès (notamment par la gratuité), consolider leur base et devenir de quasi-monopoles sur leur marché. Les utilisateurs et prestataires y restent attachés parce qu’ils sont enfermés dans leurs écosystèmes en raison des coûts de changement élevés.
La nouveauté du numérique réside aussi dans la grande fluidité des modèles d’affaires, qui entraîne une redéfinition permanente des frontières sectorielles. Il permet aux entreprises de s’inscrire dans un temps d’action très rapide, sans aucune commune mesure avec la temporalité du droit et des régulateurs. Cela pose des défis aux règles classiques de la concurrence, qui reposent sur la définition de marchés pertinents identifiés. Or, qui pourrait dire que le marché pertinent de Google est celui des moteurs de recherche ?
Face à cette situation, les États se sont jusqu’à présent montrés réticents à prendre des mesures de régulation drastiques. Après les premières injonctions ou de faibles amendes rendues publiques, les sanctions financières sont devenues de plus en plus fortes, mais toujours trop tardives et peu douloureuses au regard de la capitalisation des nouveaux géants. L’arme nucléaire de leur démantèlement est même évoquée face aux limites des mesures existantes, incapables de faire évoluer substantiellement les formes actuelles de dominance. Cette option existe dans la boîte à outils des régulateurs : l’énergie (1911), le cinéma (après-guerre) ou les télécoms (1995) ont déjà connu de telles séparations fonctionnelles. Mais on est encore très loin aujourd’hui d’une mise en œuvre concrète d’un tel démantèlement, et c’est dans ce contexte que l’initiative du DMA prend toute son importance.
L’Union européenne, comme les États-Unis, bénéficie en effet d’un effet de taille qui lui permet d’agir face à ces plateformes à la puissance pourtant hégémonique. Les régulateurs ne sont pas restés figés et le DMA traduit leur souci de renouveler leurs principes d’action et d’analyse, leurs champs d’intervention (pensons à la neutralité des plateformes et des terminaux) et leurs modalités d’intervention (capacité d’autosaisine en amont des problèmes, régulation « par la data et la publicité d’informations de marché »).
Internet se situe donc aujourd’hui à la croisée des chemins. Comme le montrait déjà Jonathan Zittrain en 2008 dans The Future of the Internet, le monde évolue simultanément sur deux trajectoires opposées. La première est celle de technologies ouvertes favorisant l’émergence de toutes sortes d’usages créatifs. Ce futur-là prolonge la capacité qu’ont eue l’informatique et l’internet de stimuler des plateformes adaptables librement pour concevoir des applications par et pour toutes sortes d’utilisateurs. A cette voie s’est progressivement opposée et imposée celle de dispositifs propriétaires fermés qui opèrent un contrôle accru des usages : elle conduit à une absence de maîtrise des consommateurs sur les applications, les données ou les services, qui peuvent changer ou disparaître d’un jour à l’autre. Le succès des magasins d’applications tient ainsi à leur capacité de favoriser l’innovation, mais en l’enserrant dans un cadre circonscrit et contrôlé.
L’enjeu est loin d’être univoque, notamment pour les régulateurs. Les dispositifs fermés ne sont pas intrinsèquement mauvais car leur fermeture même représente, pour les utilisateurs, une source de sécurité, de fiabilité tout autant que de facilité d’usage. Car le drame des systèmes ouverts est qu’ils stimulent tous les registres de l’innovation… même les pires.
La multiplicité des institutions et des acteurs de la régulation handicape également l’efficacité de leur action. A ce stade, le DMA ouvre aussi sur la possibilité de remettre les choses à plat en envisageant un régulateur global du numérique. Les initiatives récentes de la Commission éclaircissent donc l’horizon.
Mais la régulation n’est pas tout. La domination des plateformes est d’autant plus forte dans tous les secteurs qu’elle profite de l’insuffisante numérisation et présence en ligne des entreprises. Alors qu’Amazon menace les librairies depuis 20 ans, il a malheureusement fallu attendre la pandémie pour que celles-ci mettent en place des actions collectives volontaristes efficaces.
Rappelons enfin que le grand niveau d’innovation et de flexibilité dans les services est aussi source de fragilité potentielle pour les plateformes. AltaVista, AOL, Blackberry, Myspace, Netscape, Yahoo… la courte histoire de l’internet montre que même puissantes et apparemment irrésistibles, les positions dans le numérique peuvent connaître des renversements spectaculaires.