Peut-on développer notre intuition pour contrer la désinformation ?
- La désinformation, c’est-à-dire la création et le partage intentionnel de fake news dans le but de nuire, pose la question de la confiance portée à la source.
- Ces pratiques créent un désordre informationnel, menacent la vie démocratique et réduisent l’esprit critique des populations en faveur d’une pensée dichotomique.
- La lutte contre la désinformation via des régulations juridiques pose la question de l’équilibre entre liberté d’expression et censure.
- Pour comprendre pourquoi et comment la désinformation se propage, il faut étudier le concept de croyances épistémiques.
- Afin de ne pas tomber dans le piège, il est important de lutter contre son intuition, de faire confiance aux démonstrations plus qu’à sa propre opinion et d’aller au-delà de ses idéologies sociopolitiques.
La propagande est une stratégie globale mise en place par un État, une institution, une communauté, pour déstabiliser une cible. La mésinformation est un partage involontaire de fausses nouvelles, d’informations erronées ou obsolètes, par erreur, manque de vigilance ou de connaissance sur le sujet : il n’y a pas ici a priori d’intention manifeste de léser. La désinformation, quant à elle, est un outil de la propagande, qui fonctionne par la création intentionnelle et le partage délibéré d’informations fausses, dans l’intention de nuire. Nous nous intéresserons dans cet article à la désinformation, car outre la question de la vérité de l’information, ce concept pose la question de la véracité, donc de la confiance portée vis-à-vis des sources de l’information. Nous défendrons l’idée que lutter contre la désinformation implique de se poser trois questions à propos de la connaissance : à quoi se fier, comment se fier et à qui se fier.
Le terreau fertile de la désinformation : les vulnérabilités contemporaines de notre société
L’inflation de la désinformation sur les réseaux sociaux génère des désordres informationnels qui menacent la vie démocratique : saturation de la publicité automatisée et de données récoltées, mise en avant privilégiée des informations choquantes et complotistes, discrédit des figures d’autorité, logiques algorithmiques à l’origine de bulles de pensées. « Ainsi, sur YouTube par exemple, 120 000 ans de temps de vidéos sont visionnés chaque jour. Parmi cela, 70 % sont regardés en raison de la recommandation de l’intelligence artificielle de la plateforme »1. Par ailleurs les réseaux sociaux sont aujourd’hui devenus un des moyens jugés les plus fiables pour consulter l’actualité2. La mésinformation des jeunes en particulier, offre des signaux inquiétants : un jeune Français sur quatre adhère aux thèses créationnistes, 16 % pense que la Terre pourrait bien être plate, 20 % que les Américains ne sont jamais allés sur la lune, 49 % que l’astrologie est une science. Une part importante d’entre eux pense que la popularité d’un influenceur est un gage de fiabilité (échantillon représentatif entre 18 et 24 ans)3. La confiance dans la science est forte et stable dans tous les pays d’Europe, sauf en France où elle a chuté de 20 points de pourcentage en 18 mois4. Cette baisse de confiance en la science est corrélée avec l’adhésion aux fake news et aux théories du complot5. En parallèle, l’illectronisme (contraction d’illettrisme et d’électronique) crée un nouvel espace d’exclusion, puisque 14 millions de Français connaissent des difficultés dans leur utilisation des outils numériques, alors même que la dématérialisation se généralise6.
Ces vulnérabilités associées à des forces d’influences puissantes, produisent des effets dommageables pour nos démocraties : réduction de l’esprit critique et crédulité des citoyens, incapacité à résister à la séduction et à l’adhésion aux idées douteuses, exposition sélective à l’information et prévalence du biais de confirmation d’hypothèse, pensée dichotomique et réduction de la capacité à argumenter7. Certes ces failles ne sont pas nouvelles (cf. le canular radio d’Orson Welles « la guerre des mondes »), mais l’entrisme des puissances supra-nationales, la puissance des outils technologiques et la disponibilité de nos cerveaux assoupis rendent le risque critique.
Les leviers pour lutter contre la désinformation et la mésinformation sont donc prioritaires pour nos démocraties. On peut les ranger en deux catégories bien distinctes : d’une part limiter la production et la diffusion des fake news, d’autre part limiter leur impact.
Peut-on limiter la production de désinformation : régulation et modération
350 000 messages sont postés sur X (ex Twitter) chaque minute, pour 250 millions d’utilisateurs actifs. On estime à 2 000 le nombre de personnes qui le modèrent, soit un modérateur pour 175 000 utilisateurs8. La même inflation est constatée pour les autres réseaux sociaux. Ces chiffres posent la question de la possibilité même de modérer les informations, d’ailleurs de plus en plus gérées par des algorithmes, boîte noire dont la transparence est souvent questionnée9. D’ailleurs, Elon Musk via sa société X a porté plainte contre la Californie le 8 septembre 2023, accusant l’état américain d’entraver la liberté d’expression en obligeant les plateformes à être transparentes sur la modération des contenus.
faire de la science, c’est lutter contre son cerveau
La régulation juridique (ARCOM, DSA) est aujourd’hui en débat, les institutions politiques s’emparent du sujet, mais l’équilibre entre liberté d’expression et censure n’est pas encore atteint. En France, l’Autorité de Régulation de la Communication Audiovisuelle est Numérique (ARCOM) agit efficacement mais reste limitée en moyens, puisqu’elle est composée de 355 employés qui travaillent sur un périmètre large (protection des publics, éducation aux médias, respects des droits d’auteur, déontologie de l’information, supervision des plateformes en ligne, évolution des radios et audio numérique, de la distribution de la VOD). Avec le Digital Social Act l’Europe met en place pour 2024 une responsabilisation des grandes plateformes en s’appuyant sur un principe simple : ce qui est illégal hors ligne est illégal en ligne. Le but est de protéger les internautes par plusieurs moye ns concrets : rendre disponible aux utilisateurs la manière dont l’algorithme de recommandation fonctionne ainsi que la possibilité de le désactiver, justifier les décisions de modération, mettre en place un mécanisme explicite de signalement des contenus, permettre de faire appel. Certaines publicités ciblées seront interdites. Les sanctions pour les plateformes contrevenantes sont prévues à la hauteur des ambitions affichées : 6 % du CA mondial.
Il n’en reste pas moins que si l’on tient compte des vulnérabilités évoquées ci-dessus, de la forte croissance des informations échangées et des difficultés à réguler et modérer les plateformes, une voie complémentaire s’impose : ne pas seulement limiter la désinformation, mais réduire son impact auprès de ses cibles, en renforçant leurs capacités de résistance. Mais comment savons-nous qu’une information est vraie ?
Comment sait-on que l’on sait quelque chose : les croyances épistémiques
Les croyances épistémiques concernent les idées que nous nous faisons à propos du savoir et des processus de création de ce savoir : comment estime-t-on que l’on connaît les choses, quels sont les facteurs qui contribuent à une perception erronée de la connaissance ? Ces questions sont centrales pour comprendre la diffusion et l’impact de la désinformation, ainsi que les moyens pour la contrer.
Kelly Garrett et Brian Weeks, de l’Université de l’Ohio et du Michigan, ont réalisé en 2017 aux Etats-Unis une vaste étude dans le but de mieux comprendre certains déterminants de l’adhésion à la désinformation et aux théories du complot. Dans un premier temps, ils ont mesuré les opinions des participants sur des sujets polémiques dans certains réseaux conspirationnistes : le fait que la Mission Apollo n’ait jamais été sur la lune, que le SIDA soit une création intentionnelle pour intenter à la communauté homosexuelle, que les attentats du 11 septembre aient été autorisés par l’administration américaine pour justifier ensuite de décisions politiques (invasion militaire et réduction des droits civiques), ou encore que JFK, Luther King ou de la Princesse Diana ont été assassinés sur décision d’institutions (gouvernements ou agences secrètes). Ils ont aussi mesuré l’opinion des participants à propos de sujets de société contemporains et hautement sensibles pour lesquels il existe un contre-discours face au consensus scientifique actuel : le rôle de l’activité humaine dans le réchauffement climatique, ou bien encore le fait que certains vaccins causent des maladies comme l’autisme.
Ces données ont été corrélées à d’autres mesures auprès des mêmes participants, liées aux croyances épistémiques. Les résultats sont sans appel : les participants adhèrent d’autant plus aux théories du complot et sont d’autant plus suspicieux vis-à-vis des discours scientifiques qu’ils :
- font confiance à leurs intuitions pour « sentir » la vérité des choses,
- considèrent que les faits ne sont pas suffisants pour remettre en cause ce qui leur semble vrai,
- considèrent que toute vérité est relative à un contexte politique.
Depuis cette étude, de nombreuses recherches ont montré à quel point ces trois éléments constituent des vulnérabilités pour lutter contre la désinformation.
A quoi se fier : le piège de l’intuition
Le premier résultat important de l’étude de Kelly Garrett et Brian Weeks concerne la confiance accordée en son intuition pour connaître le monde qui nous entoure, avec l’idée forte que certaines vérités ne seraient pas accessibles de manière rationnelle. L’instinct, la première impression, un sentiment diffus venant « des tripes » seraient d’excellents indicateurs pour guider nos jugements et décisions. Cette croyance épistémique est largement soutenue aujourd’hui dans les publications grand public et méthodes de développement personnel : « entrez dans la magie de l’intuition » ; « développer votre 6ème sens » ; « manager avec l’intuition » ; « les pouvoirs de l’intuition » : ces titres supportent l’idée qu’il existe un « petit je ne sais quoi » qui permet d’accéder à des vérités cachées et de comprendre le monde de manière directe en se « reconnectant » à soi et à son environnement (le cosmos, les pseudo vibrations quantiques, etc.). Inspirées du New Age10, ces approches qui concernent souvent la santé et le bien-être ne se privent pas de prôner un retour au bon sens et à notre capacité à connaître de manière sensible, sans procéder par démonstration, grâce à un « don ». Pourtant, la science s’est bien souvent construite contre le bon sens et les intuitions premières : un corps lourd ne tombe pas plus vite qu’un corps léger, l’eau chaude gèle plus vite que l’eau froide…
Certes, la recherche scientifique ne remet pas en cause le rôle des connaissances intuitives, nombreux travaux et publications y sont consacrés11, d’ailleurs beaucoup en médecine sous l’égide du « Gut Feeling »12. Mais ce que disent ces recherches en sciences cognitives est très éloigné de ce que l’on trouve dans les ouvrages de développement personnel, en premier lieu parce que l’intuition y est décrite comme un raisonnement qui relève d’un processus assez rationnel. En effet, les scientifiques vont montrer (à l’aide de recherches empiriques menées auprès de professionnels ayant développé des savoir intuitifs, comme par exemple des dirigeants d’entreprises, des médecins, des pompiers, des joueurs d’échecs, des sportifs, des militaires) que l’intuition est d’autant plus efficace chez les experts qui ont eu de nombreuses expériences passées, grâce à des opportunités de faire des hypothèses sur l’analyse de leur environnement, de les tester en situation réelle, de bénéficier de feed-backs (succès ou échec), de procéder à des correctifs, pour retester… jusqu’à arriver à un savoir-faire implicite, efficient et rapide, que l’on appelle l’intuition. Rien d’ésotérique ni de « quantique », mais de la pratique, de la discipline et du feed-back13 qui permettent de prendre des décisions rapides lorsque le contexte le requiert. Si 82 % des prix Nobel reconnaissent que leurs découvertes ont été réalisées grâce à leur intuition14, c’est avant tout parce qu’ils ont accumulé un tel stock de connaissances scientifiques et une telle expérience méthodologique qu’ils finissent par agréger des faisceaux d’indices pour aboutir à un insight « Eureka ! »
Une première compétence psychosociale à développer pour lutter contre la désinformation consiste donc à se méfier de ses propres intuitions en entrant en résistance contre soi-même15 : « faire de la science, c’est lutter contre son cerveau » disait Gaston Bachelard. Il ne s’agit pas de supprimer nos intuitions, mais bien de prendre le temps d’arrêt nécessaire pour les interroger, les auditer et valider leur fondement et ainsi exercer un travail métacognitif non-complaisant et modeste sur soi-même : sur quelle expérience du passé s’appuie mon intuition, ai-je eu l’occasion d’avoir de nombreux feed-backs sur les effets de mes actions liées à cette intuition et dans quelle mesure ne suis-je pas en train de me faire influencer par mes désirs, mes émotions ou mon environnement ? Ceci est d’autant plus difficile qu’une impression est avant tout… impressionnante : ce qui importe le plus n’est pas tant son contenu, que le processus mental de sa construction et ses conséquences sur la manière de penser et d’agir16.
Comment se fier : le discours de la méthode
Le second résultat important de l’étude de Kelly Garrett et Brian Weeks concerne l’importance que l’on accorde dans la cohérence entre les faits et les opinions. Dit autrement, peut-on maintenir une croyance face à une démonstration qui la contredit ? Certains d’entre nous ont besoin d’évidences factuelles pour se construire une opinion, se méfient des apparences et sont soucieux de la méthode avec laquelle les données sont produites. D’autres très peu : l’étude mentionnée montre que ces derniers sont beaucoup plus susceptibles d’adhérer aux fausses informations et aux théories du complot. On se souvient des « faits alternatifs » le lendemain de l’élection de D. Trump, symptomatiques de l’ère de la post-vérité. Ces stratégies de distorsion du réel ne sont possibles que parce qu’ils trouvent un public qui, sans être dupe pour autant, n’éprouve pas le besoin de cohérence entre faits et croyances. Bien au contraire, la cohérence recherchée va vers un aménagement des faits au bénéfice des croyances, effet de rationalisation bien connu dans les travaux sur la dissonance cognitive. Hugo Mercier et Dan Sperber17 se sont récemment penchés sur cette question dans un ouvrage qui défend la thèse que notre raison nous sert avant tout… à avoir raison, non seulement vis-à-vis d’autrui, mais aussi vis-à-vis de soi-même ! D’où les biais cognitifs à fonction auto-justificative : confirmation d’hypothèse, ancrage, aversion à la perte, biais rétrospectif, etc18. On comprend pourquoi lutter contre cela s’avère redoutablement complexe, et pourtant nécessaire et possible dès lors que l’on fait l’effort d’enseigner la méthode scientifique et ses ingrédients, et pas uniquement aux élèves qui se destinent aux carrières scientifiques ! Ces faits alternatifs remettent en cause la notion même de vérité et les connaissances reconnue comme juste19, et amènent à la conclusion sordide que la science serait une opinion comme une autre20 : cette posture sape les fondements même de nos institutions démocratiques, raison pour laquelle la connaissance de la méthode scientifique est devenue aujourd’hui un bien commun et une véritable compétence psycho-sociale au sens de l’OMS : « des capacités qui permettent de développer non seulement un bien-être individuel, mais aussi des interactions sociales constructives ».
A qui se fier : retour aux Sources
Le dernier résultat de l’étude de Kelly Garrett et Brian Weeks montre que plus les individus pensent que les faits sont dépendants du pouvoir politique en place ou bien du contexte sociopolitique dans lequel ils sont produits, plus ils adhèrent facilement à la désinformation et aux théories du complot. Ce type de croyance épistémique, résolument relativiste, est facilité par le fait que nos croyances servent aussi à renforcer nos identifications aux groupes d’appartenance : nous évaluons les informations auxquelles nous sommes exposés en fonction de notre proximité socio-idéologique avec leur source. Le problème sous-jacent ici est donc celui de la véracité et non plus de la vérité : il s’agit de la qualité morale de l’auteur d’une information et donc de la confiance qu’on lui prête. Francis Wolff21 montre que cette posture relativiste constitue aujourd’hui un écueil pour lutter contre les risques communs à l’humanité dans son ensemble (réchauffement climatique, crise économique, pénurie des ressources, extinction des espèces, épidémies, terrorisme…) du fait de revendications locales (identitaires, communautaristes, nationalistes, xénophobes, radicalités religieuses, etc) qui entravent notre capacité à dialoguer et à trouver des moyens d’avancer dans un sens collectif. Quelle est alors la compétence psycho-sociale à développer pour savoir à qui se fier et fonder des projets communs qui dépassent les cloisonnements communautaristes ? Pour répondre à cette question, Philippe Breton22 a réalisé de nombreuses études empiriques lors d’ateliers d’argumentation à visée expérimentale. Ses résultats suggèrent de développer ce qu’il appelle une « compétence démocratique » qui fait aujourd’hui beaucoup trop défaut pour construire la confiance, et qui s’appuie sur trois savoir-faire :
- Prendre la parole devant les autres : s’entraîner à dépasser la peur de prendre la parole devant un groupe non-habituel. Les travaux scientifiques montrent que cette peur est l’une des plus répandues chez les adultes (55 %)23. Cette peur entrave la possibilité même de mise en place des conditions de la coopération.
- L’empathie cognitive : s’entraîner à défendre des opinions contraires aux siennes. Ceci dans le but d’apprendre à identifier la qualité des arguments et ainsi réguler ses croyances épistémiques les moins solides. Cette stratégie s’inscrit dans les méthodes d’inoculation psychologique24, destinées à renforcer son immunité mentale.
- Lutter contre la « palabre consensuelle » : le consensus mou est un mode d’évitement du débat qui donne l’illusion d’un rapprochement. S’entraîner à une « franche et pacifique conflictualité » n’est pas aisé, mais permet la nécessaire vivacité démocratique.
Conclusion
« Il faut voir comme on se parle. Manifeste pour les arts de la parole» : tel est le titre du dernier ouvrage de Gérald Garutti25, fondateur du « Centre des Arts de la Parole », tiers-lieu qui restaure les compétences psycho-sociales nécessaires pour construire un espace de dialogue commun et lutter contre les désinformations qui fragilisent nos démocraties. Ces tiers-lieux, espaces de sciences et de découvertes, laboratoires citoyens d’expérimentations, ont en commun de développer des compétences démocratiques sous la forme de savoir-faire opérationnels : savoir argumenter et contre-argumenter, savoir écouter, suspendre son jugement et susciter celui d’autrui. Ils nous aident aussi à comprendre comment se construit une vérité scientifique et comment on peut être biaisé dans ces connaissances : tels sont les leviers du libre-arbitre et du vivre-ensemble.