Un jumeau numérique est la numérisation d’un environnement donné : cette définition très générale englobe un grand nombre de cas très variés. Les jumeaux numériques interactifs, permettent à un humain d’interagir avec l’environnement virtuel, grâce à des capteurs de suivi, des organes des commandes (joystick, manettes, etc.) ou des interfaces à retour d’effort (interfaces haptiques). Ces outils sont interdisciplinaires à plusieurs titres : par leurs domaines d’application (médecine, industrie maritime, etc.) et par les sciences qu’ils mobilisent (mécaniques, thermiques, biologiques, etc.).
Les jumeaux numériques interactifs, permettent à un humain d’interagir avec l’environnement virtuel.
Anders Thorin, ingénieur-chercheur au Laboratoire de Simulation Interactive du CEA List, travaille au sein de l’équipe qui développe le logiciel XDE Physics depuis une vingtaine d’années. Ce logiciel, qui permet la création de jumeaux numériques dans le domaine de la robotique, a intéressé l’entreprise Technip Energies pour des projets dans l’industrie maritime. Les chercheurs ont alors développé de nouvelles fonctionnalités pour répondre aux besoins de l’industriel. Aujourd’hui « repackagé » dans un logiciel baptisé « CETO » dédié à la simulation interactive maritime, il permet une immersion en réalité virtuelle (VR) au sein d’une grue embarquée sur une structure flottante, qui peut servir à la prévision et l’évaluation des risques pour des opérations complexes de levage, ou encore à la formation du personnel.
Reproduire la mer et son environnement
CETO permet de reproduire les caractéristiques physiques de la mer, son environnement et de nombreux objets du monde maritime — porte-conteneurs, grues portuaires, câbles, tuyaux — dans une simulation interactive.
La première étape était la physicalisation de l’environnement à étudier — étape par laquelle les chercheurs vont modéliser les éléments constitutifs de la scène, à commencer par la mer. « Pour modéliser la mer, nous utilisons typiquement 600 composantes spectrales, indique le chercheur. Chaque composante spectrale correspond à une vague sinusoïdale, qui a plusieurs paramètres : amplitude (de la crête au creux de la vague), direction, phase, fréquence. D’autres conditions environnementales sont à prendre en compte durant la simulation interactive : le vent et le courant, par exemple. »
Après un premier prototype de simulation, les chercheurs ont pu améliorer la précision et donc le réalisme de la simulation, en augmentant le niveau de détail des modèles : prise en compte des hélices, câbles, grues, etc., dans l’optique de savoir, ou plutôt de vérifier, comment celui-ci réagira au mouvement de la mer, à celui du vent, de la houle et ainsi de suite. « La physicalisation n’est pas toujours nécessaire selon le besoin, précise-t-il, mais quand elle l’est, le caractère interactif impose de résoudre les équations physiques en temps réel, ce qui passe souvent par une phase de simplification des modèles physiques. »
Par exemple, un solide rigide élancé est modélisé par une « poutre » d’une certaine dimension, ce qui est une simplification pour permettre la simulation en temps réel dans XDE Physics. Avec cette étape, une question pourrait se poser : un jumeau numérique peut-il être si précis qu’il reproduit la réalité, malgré sa simplification ? Le chercheur, lui, ne se la pose plus : « En science, tout est modèle. Même un concept aussi simple qu’un angle droit n’existe pas à proprement parler dans la nature. L’enjeu, pour un jumeau numérique en simulation interactive, est d’adopter un modèle suffisamment précis pour lui conférer une utilité pratique dans un contexte donné. En outre, il faut que les équations du modèle choisies puissent être résolues suffisamment rapidement avec le matériel prévu. Il n’y a pas besoin d’une précision parfaite pour obtenir des résultats utiles, et tant mieux, car elle est inatteignable. »
L’exemple de la mise à l’eau d’un tuyau déformable est parlant à cet égard. Une fois le tuyau modélisé en tant que poutre, l’équipe du laboratoire pourra évaluer sa résistance pendant les opérations de levage et de mis à l’eau, en fonction des conditions météorologiques et des actions du grutier dans le monde virtuel. Cette multitude d’éléments conjugués numériquement permet une simulation interactive de n’importe quel scénario souhaité. Ainsi, l’utilisateur pourra évaluer si le tuyau résistera à sa manipulation sans devoir, pour autant, atteindre une précision parfaite de la simulation. Tout cela de manière bien plus sécuritaire et économique que les essais en situation réelle.
De la prévision à la formation
Un jumeau numérique peut donc permettre de valider des scénarios avant d’enclencher leur application dans le monde physique. Les utilités sont donc innombrables, et les avantages conséquents. « Il y a un véritable bénéfice à ce type de simulation, assure Anders Thorin. En matière de coût d’abord, car elle nécessite moins de temps pour la réalisation d’un projet, limite le besoin de déplacer le matériel, évite le recours aux maquettes, etc. Et en matière de reproductibilité, car chaque scénario peut être validé sur la même simulation, les paramètres étant modifiables selon les besoins. »
Les utilités du jumeau numérique sont innombrables, et les avantages conséquents.
En effet, si l’on veut estimer la différence de mouvement qu’un navire peut avoir en eau calme, par rapport à en eau agitée, seuls les paramètres influents sur cette dynamique de l’eau et du vent sont à changer, à savoir : la direction du vent, sa vitesse comme sa constance, etc. « C’est une forme de prévision d’un évènement dans certaines conditions préétablies — vent, houle, courant, et beaucoup d’autres », ajoute le chercheur.
Cependant, l’utilité de ce type de jumeau numérique ne s’arrête pas à la « prévision » de scénario. Avoir un véritable monde virtuel, accessible à l’aide d’un casque VR, le tout, en étant le plus fidèle possible aux réalités physiques des éléments qui nous entourent, permettrait une utilisation efficace pour la formation. « Technip Energies a ajusté une chaise de façon à reproduire (cette fois-ci dans le monde réel) la cabine d’une grue avec ses manettes de commandes, explique-t-il. Ce qui a permis à un grutier de venir sur place pour y faire une formation, en plus d’une mise en pratique. »
Couplé avec ses deux bénéfices principaux (coût et reproductibilité), un tel logiciel aurait une plus-value indéniable à la formation des grutiers, notamment pour faire face à des situations extrêmes, comme des vents forts.