Conserver le patrimoine culturel, faire rayonner les collections d’art et rendre accessible au plus grand nombre des expériences muséales immersives dans un métavers dédié… Lauréat en 2023 de la vague 3 de l’appel à projets PIA4 (Plan d’investissement d’avenir) « Numérisation du patrimoine et de l’architecture », le projet Métavers du patrimoine s’attaque à ces ambitieux objectifs. Porté par la société Manzalab, le consortium réunit également l’École polytechnique, Télécom SudParis, le Mus’X et le Forum des images. Le principe consiste à numériser des œuvres d’art puis à les insérer dans des mondes virtuels collaboratifs et interactifs. À terme, l’objectif est d’offrir aux musées la possibilité et les outils adéquats pour numériser leurs artéfacts et redéfinir les expériences culturelles.
Accessibilité, conservation et réinvention des expériences culturelles
L’Europe, et notamment la France, dispose d’un patrimoine muséal riche et préservé. Numériser les œuvres assure leur conservation et facilite leur accessibilité. C’est ce que Titus Zaharia et Marius Preda, respectivement professeur et maître de conférence à Télécom SudParis, cherchent à faire sous la chape du projet « Métavers du patrimoine ». Le but : faire des représentations 3D d’objets afin de les visualiser dans un environnement virtuel appelé métavers. « L’idée, c’est d’utiliser les œuvres d’art numérisées et les mondes virtuels comme support d’une expérience », précise Marius Preda.
La fusion entre art et technologie ouvre de nouvelles perspectives dans le domaine muséal. Si certains redoutent une dématérialisation de l’expérience artistique, selon les experts, c’est surtout une opportunité d’élargir l’audience et de susciter de nouvelles formes d’engagement. Les mondes virtuels ne connaissent pas de limite spatiale. Ainsi, une exposition habituellement contrainte par la superficie qui lui est allouée pourrait, dans le métavers, dépasser les barrières physiques du monde réel. Aussi, la création d’expériences innovantes et immersives pourrait susciter un intérêt nouveau chez les visiteurs. Au passage, ces expositions virtuelles permettront peut-être de cibler un nouveau public, comme le précise Marius Preda « je n’ai pas l’impression que la nouvelle génération soit portée sur la visite classique des musées. Je vois cela comme une opportunité de l’atteindre, puisqu’elle est déjà très habituée à consommer du contenu numérique. » Enfin, le projet de métavers des musées favorise l’accessibilité. Sans la nécessité de se déplacer, cette nouvelle façon de vivre les expositions pourrait devenir un levier pédagogique et culturel majeur.
Numériser par la photogrammétrie
La photogrammétrie est la pierre angulaire de ce processus. Synonyme de mesure par la photographie, cette technique se base sur un principe très ancien : le calcul des distances par triangularisation. Cette méthode qui permet de mesurer de grandes distances avec précision était utilisée pour cartographier les territoires au 17ème siècle1. En imaginant un triangle sur un terrain, on est en mesure, à partir des angles, de déterminer la longueur des deux autres côtés. La longueur du premier triangle étant connue, un autre triangle ayant un côté commun avec le premier peut être calculé. Pour numériser des objets, les scientifiques utilisent un processus semblable : plusieurs caméras prennent des images de l’objet sous plusieurs angles. Grâce aux images 2D de l’œuvre, les scientifiques sont en mesure de calculer des positions en trois dimensions. Entre les images capturées, ils trouvent des points communs et déterminent la position 3D de chaque pixel par le calcul. Ils mettent ensuite ces mesures bout à bout pour reconstituer l’objet tridimensionnel.
Capturer la complexité des œuvres tout en respectant leur essence artistique représente un défi. Déjà, cette technique ne permet de représenter que la surface de l’objet, pas ce qu’il contient. De plus, la diversité des formes d’art impose des adaptations constantes, chaque création nécessitant une approche spécifique. Le matériau de l’œuvre est un des principaux obstacles. « S’il est capable de refléter la lumière, alors on peut le numériser », simplifie Marius Preda. Partant de ce constat, les objets translucides ou transparents ne peuvent pas être numérisés par cette technique et l’intégration d’autres types de capteurs doit être envisagée. Entre aussi en compte la taille de l’objet. Lorsque l’objet est trop imposant, les scientifiques captent les images grâce à des drones. Cette méthode est par exemple utilisée pour numériser des œuvres architecturales.
La question de l’usage reste encore un enjeu
La numérisation des œuvres d’art offre de nouvelles perspectives artistiques. « Une fois numérisé, il y a une infinité de manières de représenter l’objet. Il est possible de jouer avec de multiples paramètres tels que la transparence, la couleur ou même la forme », détaille le maître de conférence. Mais ce vaste champ des possibles soulève des questionnements éthiques, notamment quant à la modification ou la représentation d’objets de cultes anciens qui risqueraient de heurter des communautés.
« Il faut avoir en tête qu’avoir des œuvres numérisées en 3D ne suffisent pas à faire un métavers, il y a d’autres aspects qui doivent être pris en compte », insiste Titus Zaharia. Finalement, même si la numérisation des œuvres fait intervenir de nombreux processus très techniques, il n’existe pas de barrières technologiques majeures sur la partie gamification, captation, mise à disposition et création d’expérience. L’enjeu actuel est surtout de découvrir les bons usages. Titus Zaharia s’interroge : « À quel moment un utilisateur pense visiter un musée en réalité virtuelle ? » Selon les chercheurs, ces musées virtuels se vivront comme des expériences collectives. Marius Preda complète : « Je ne crois pas dans des expériences tout seul à la maison. Je crois davantage en l’aspect de visite de groupe en ligne, comme des parties de jeux vidéo. » Pour cela, des technologies doivent se démocratiser et évoluer pour assurer une prise en main user friendly. Par exemple, les casques de réalité virtuelle actuels sont lourds, inconfortables et onéreux. Sans de « bons » dispositifs pour accéder aux métavers, l’expérience utilisateur sera compromise.
Ainsi, si la technologie ouvre de nouvelles portes, une innovation n’est rien sans « usages ». Ce projet français est mené avec et pour les musées. De nombreuses structures muséales et culturelles sont déjà représentées, soit comme partenaires du projet, comme le Mus’X et le Forum des images, soit comme membres du comité de pilotage mis en place, tels que le Château de Versailles, le Musée du Quai Branly, le Musée des armées, la Bibliothèque nationale de France, la Cité des sciences et de l’industrie, le Musée d’archéologie nationale, le Musée de la Marine, le Palais des beaux-arts de Lille ou encore le Château de Chambord. À terme, l’objectif est de donner la possibilité au personnel des musées de réaliser la captation 3D en autonomie, grâce à une plateforme que les chercheurs développent. Cette dernière devra comprendre les besoins des institutions et s’adapter à leurs modèles économiques. Pour que ces projets de métavers culturels se démocratisent, il faut nécessairement que les musées puissent, individuellement, créer ces contenus en autonomie, avec une forte possibilité de personnalisation et de scénarisation de l’expérience utilisateur.