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Les big techs ont-elles pris le contrôle ?

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Joëlle Toledano
professeure émérite en sciences économiques à l’Université Paris Dauphine
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Charles Thibout
docteur associé au CESSP et chercheur associé à l'IRIS
En bref
  • Les Big Techs ont créé des outils indispensables au point de redéfinir nos manières de communiquer, de nous informer et même de consommer.
  • De nombreux commerces doivent, par exemple, se conformer aux règles commerciales d'Amazon pour améliorer leurs ventes.
  • Aujourd'hui, Google « s'indigénise » en France, notamment avec l'obtention en 2013 d'un siège au conseil d'administration de la section parisienne du MEDEF.
  • Les Big Techs sont capables de tenir tête à des institutions nationales, en témoigne le bras de fer de Google et Facebook avec le gouvernement australien en 2021.
  • Le budget total de la R&D en France, public et privé confondus, est de 60 milliards d'euros, contre 200 milliards de dollars pour les GAFAM, presque exclusivement pour le digital.

Nos vies sont aujourd’hui façon­nées par une poignée d’acteurs omniprésents. Google établit notre accès au savoir, Ama­zon régit nos achats, et Meta orchestre nos inter­ac­tions sociales. Der­rière ces géants, une même logique économique domine : celle du « win­ner takes all ».

Joëlle Toledano, pro­fesseure émérite et mem­bre du Con­seil nation­al du numérique (CNNum), a décryp­té cette dynamique dans son ouvrage GAFA. reprenons le pou­voir ! en 2020. Charles Thi­bout, doc­teur en sci­ence poli­tique et chercheur asso­cié à l’Institut de rela­tions inter­na­tionales et stratégiques (IRIS), s’est quant à lui penché sur le cas par­ti­c­uli­er de Google en France, ayant con­sacré sa thèse, soutenue en octo­bre 2024, à ce sujet.

Comment les Big Techs se sont-elles imposées dans nos vies jusqu’à aujourd’hui ?

Joëlle Toledano. Ces acteurs ont com­mencé par asseoir leur dom­i­na­tion sur des ser­vices qui ont rem­porté l’adhésion du pub­lic, comme Google avec son out­il de recherche ou le réseau social Face­book. Économie de coûts fix­es, la crois­sance dans ces ser­vices numériques, que les écon­o­mistes appel­lent des « plate­formes », peut se déploy­er avec des coûts pro­por­tion­nelle­ment lim­ités et des effets de réseaux puis­sants, ren­dant le ser­vice de plus en plus attrac­t­if. Chaque nou­v­el util­isa­teur rend le ser­vice plus attrayant, le ciblage pub­lic­i­taire plus intéres­sant et la con­cur­rence plus dif­fi­cile. Les chiffres d’affaires et les prof­its aug­mentent avec les don­nées qui nour­ris­sent des algo­rithmes. Résul­tat : s’installe pro­gres­sive­ment un mono­pole qua­si­ment incon­tourn­able qui ne laisse que peu de place aux alter­na­tives viables. Certes, Tik­Tok s’est imposé, Ope­nAI et ses con­cur­rents cherchent à pren­dre la place de Google, mais à ce jour, Meta et Google domi­nent encore très large­ment, non seule­ment en ter­mes d’usages, mais aus­si en raflant les marchés pub­lic­i­taires qui ser­vent de « vach­es à lait » pour pré­par­er l’avenir.

Comment sommes-nous devenus dépendants aux Big Techs ?

Leurs out­ils sont devenus indis­pens­ables, au point de redéfinir nos manières de com­mu­ni­quer, de s’informer, et même de con­som­mer. Pour­tant, ces entre­pris­es ne sont pas nées d’un besoin exprimé au préal­able par leurs util­isa­teurs, mais bien de la volon­té d’en créer un nou­veau. Aujourd’hui, s’exclure des réseaux soci­aux pour­rait entraîn­er des con­séquences aus­si bien per­son­nelles que pro­fes­sion­nelles. Ne par­lons donc pas de se détach­er com­plète­ment d’un out­il aus­si utile que le moteur de recherche de Google. Il faut tout de même faire atten­tion à ne pas porter un regard exclu­sive­ment négatif sur ces acteurs [N.D.L.R. : l’influence économique et poli­tique due au pou­voir de marché de ces acteurs]. Car leurs gains sont égale­ment très sig­ni­fi­cat­ifs, le besoin s’est aus­si imposé à raison.

Cepen­dant, il ne suf­fit pas de créer un besoin qui révo­lu­tionne la vie des util­isa­teurs pour s’assurer un revenu économique con­séquent. Cha­cun de ces acteurs cherche à créer un monde dans lequel vous n’auriez pas envie de, ou aucun intérêt à, sor­tir. C’est une économie qui fonc­tionne autour de l’attention de l’utilisateur et de son temps de cerveau disponible, pour qu’il con­somme de la publicité.

À côté, l’indispensabilité d’un ser­vice com­mer­cial, comme celui d’Amazon, laisse aus­si très peu de choix aux com­merçants souhai­tant en prof­iter. La plate­forme, dans ses con­di­tions d’utilisation, a établi un cer­tain nom­bre de règles à respecter. Le géant du e‑commerce se réserve donc le droit, via ses algo­rithmes, de décider com­ment se fait l’accès de son ser­vice aux autres com­merçants. Les avan­tages économiques qu’apporte la présence d’un com­merce sur ce site sont tels, que se pli­er aux règles, acheter les ser­vices logis­tiques d’Amazon ou de la pub­lic­ité, peu­vent devenir des oblig­a­tions pour cer­tains. L’entreprise devient donc totale­ment maîtresse du marché com­mer­cial, et aus­si d’une par­tie de l’économie locale des pays dans lesquels elle s’est implan­tée. Et en par­lant d’Amazon, sa puis­sance est aus­si celle de son ser­vice du cloud d’AWS. Il y a un nom­bre assez con­séquent d’entreprises qui, aujourd’hui, en dépen­dent. Tout comme le nom­bre d’acteurs économiques, exis­tant dans chaque pays, qui dépen­dent des réseaux pour leur com­mu­ni­ca­tion marketing.

Comment une entreprise comme Google a‑t-elle réussi à s’implanter progressivement en France ?

Charles Thi­bout. Les rela­tions entre les États et les multi­na­tionales ont tou­jours existé, même si elles sont fluc­tu­antes. Il n’y a jamais réelle­ment eu de scis­sion franche entre la sphère publique et privée. Le pou­voir n’est jamais totale­ment entre les mains d’une insti­tu­tion ou d’un acteur en par­ti­c­uli­er. Il sera tou­jours le fruit de négo­ci­a­tions entre dif­férents acteurs. Et, selon le con­texte his­torique, ce sont cer­tains types d’entreprises, selon leurs atouts pro­pres, qui auront un avan­tage sur les autres dans ces négo­ci­a­tions. Aujourd’hui, à l’ère du numérique, les géants du Web ont for­cé­ment plus de poids.

L’implantation de Google en France a tout de même été semée d’embûches. Dès 2003, un an après la créa­tion de sa fil­iale parisi­enne, Google subit des attaques venues de dif­férents secteurs économiques français. À vrai dire, son arrivée désta­bilise pas mal de monde, et le pou­voir poli­tique va rapi­de­ment s’en mêler. Notam­ment en 2005, avec Jacques Chirac qui tente d’initier des pro­jets européens visant à con­cur­rencer le géant améri­cain.  Ce pro­jet n’aboutira pas, mais témoigne à l’origine d’une volon­té de la France de sauve­g­arder sa sou­veraineté nationale. La méfi­ance française autour de Google fini­ra par s’estomper à par­tir de 2010, son image dérivera vers celle d’un poten­tiel parte­naire des poli­tiques publiques. C’est à ce moment-là que Google sera vue, en poli­tique, comme un moyen de met­tre en scène la capac­ité d’intervenir et d’agir sur le monde, alors que tous les indi­ca­teurs d’impuissance poli­tique étaient là. On le voit, par exem­ple, avec le recours aux tech­nolo­gies de Google par le fisc. La per­cep­tion de la multi­na­tionale change, les poli­tiques français cherchent désor­mais à attir­er ces géants en France et à con­ver­tir leurs cap­i­taux en ressources politiques.

Depuis, est-ce que Google s’est imposé comme un acteur économique français ?

Sous le quin­quen­nat d’Hollande, un petit creux a tout de même pu s’observer. Par ailleurs, une perqui­si­tion du fisc dans les locaux parisiens de la multi­na­tionale aura lieu en 2016. Cet évène­ment, jus­ti­fié par une procé­dure de redresse­ment fis­cal, a été vécu par les employés comme une véri­ta­ble agres­sion, aux effets par­ti­c­ulière­ment dom­mage­ables pour l’image de leur entre­prise. Google est la pre­mière entre­prise en France à subir une telle procé­dure dans ces pro­por­tions. Sa réac­tion sera de tout faire pour réap­pa­raitre comme une entre­prise nor­male, respon­s­able. Et, à ce titre, pou­vant béné­fici­er des mêmes priv­ilèges que les grandes entre­pris­es françaises. 

Env­i­ron 70 % des doc­teurs spé­cial­isés en IA se retrou­vent dans le privé, et seule­ment 20 % dans le monde académique

Émerge alors une volon­té pour Google de se faire française, au tra­vers d’un proces­sus nom­mé d’« indigéni­sa­tion ». Ce proces­sus passe par deux choses. D’abord, il faut recruter un per­son­nel français, mais aus­si un per­son­nel haut placé dans le champ politi­co-admin­is­tratif, comme des anciens hauts fonc­tion­naires. Ensuite, il fau­dra con­stituer un sys­tème d’alliances avec les autres acteurs économiques français. Ces alliances vont devenir un élé­ment majeur de la stratégie d’indigénisation de Google au cours des années 2010, dès lors que le recrute­ment de hauts fonc­tion­naires va mon­tr­er toutes ses lim­ites pour resser­rer les liens avec le pou­voir poli­tique. En 2013, Google obtient ain­si un siège au con­seil d’administration de la sec­tion parisi­enne du MEDEF : un ancrage dans le champ de la représen­ta­tion patronale qui exprime le poids gran­dis­sant de la firme, et plus générale­ment des tech­nolo­gies numériques, dans le mod­èle économique des entre­pris­es françaises. 

L’entreprise s’est donc imposée comme un acteur économique français qui, par les ser­vices pro­posés, aide au développe­ment des autres entre­pris­es français­es. En plus de devenir une « entre­prise française », elle est dev­enue un acteur cen­tral du champ économique national.

Quelle est la relation des Big Techs au pouvoir institutionnel ?

JT. Cette indis­pens­abil­ité, octroy­ant un tel pou­voir économique à ces géants, arrive même jusqu’à la com­mu­ni­ca­tion poli­tique. La loi aus­trali­enne dis­cutée en 2021 en est un bon exem­ple. L’Australie voulait que Google et Meta rémunèrent mieux la presse du pays. Cela a provo­qué un bras de fer entre les deux géants du web d’un côté, et le gou­verne­ment du pays de l’autre. Bien que ce bras de fer n’ait pas su faire pli­er ce pro­jet de loi, devenu effec­tif l’année suiv­ante, ce con­flit a lais­sé transparaître quelques éléments. 

Pour sig­ni­fi­er son oppo­si­tion aux modal­ités ini­tiales du pro­jet de loi, Face­book est allé jusqu’à blo­quer l’accès aux actu­al­ités sur sa plate­forme pour les Aus­traliens, mais aus­si à des sites gou­verne­men­taux don­nant des infor­ma­tions sen­si­bles aux Aus­traliens (sec­ours, etc.). En fait, cer­tains pou­voirs publics dépendaient de ce réseau. Résul­tat : des min­istères se sont retrou­vés sans canaux de com­mu­ni­ca­tions.  Finale­ment, l’Australie a, certes, fini par met­tre en place une loi, mais au prix de mod­i­fi­ca­tions qui la rendaient plus accept­a­bles pour Méta et Google.

Ces entreprises ont également un poids conséquent dans le champ de la recherche et du développement dans le digital, n’est-ce pas ?

Un autre pou­voir, mais pas des moin­dres, est effec­tive­ment celui de la recherche. Le bud­get total de la R&D en France, pub­lic et privé com­pris, est de 60 mil­liards d’euros. Pour les GAFAM, il est de 200 mil­liards de dol­lars, presque exclu­sive­ment sur le dig­i­tal. La grande majorité des dépens­es sur les recherch­es en IA, aujourd’hui, provient de ces acteurs et, avec un tel bud­get, ils peu­vent égale­ment se per­me­t­tre d’établir les ori­en­ta­tions que pren­dront celles à venir. Ce pou­voir implique égale­ment autre chose dans le monde de la recherche. Le récent rap­port Stan­ford a mis en avant qu’à peu près 70 % des doc­teurs spé­cial­isés en IA se retrou­vent dans le privé, et seule­ment 20 % dans le monde académique. Dix ans plus tôt, c’était 40 % dans le privé et 40 % dans les universités.

Le phénomène de dépen­dance risque donc de se repro­duire pour les inno­va­tions futures, comme celle de l’IA généra­tive. Tout se base sur une volon­té de péren­nité de leur pou­voir économique, con­tin­uer à croître et échap­per à la con­cur­rence, le reste n’est que dom­mage col­latéral. Et ce n’est pas une ques­tion de nation­al­ité. Il y a fort à pari­er que, si une entre­prise française déte­nait un pou­voir sim­i­laire, à régle­men­ta­tion con­stante, ses objec­tifs ne seraient pas dif­férents. Ce qu’il faut remet­tre en ques­tion est le mod­èle économique de ces plate­formes en ligne. Dans mon livre, je pro­pose un mod­èle de régu­la­tion qui s’attaque simul­tané­ment au pou­voir de marché des acteurs dom­i­nants du numérique en trai­tant en même temps les prob­lèmes de con­tenus, qu’il s’agisse du com­merce en ligne ou des réseaux soci­aux. C’est une con­di­tion indis­pens­able pour juste­ment récupér­er le pou­voir. Mais évidem­ment ce n’est qu’une con­di­tion néces­saire pour dévelop­per nos pro­pres sys­tèmes Seule­ment, cela ne se fera pas du jour au lendemain. 

En con­clu­sion, et comme com­plé­ment aux pro­pos de nos chercheurs, men­tion­nons l’IA généra­tive, qui peut être vue comme le prochain défi de taille : aurons-nous la capac­ité, comme le mod­èle chi­nois DeepSeek, à fournir notre pro­pre mod­èle ou bien l’histoire ne fera-t-elle que se reproduire ?

 Propos recueillis par Pablo Andres

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