Depuis l’arrivée de ChatGPT, l’inquiétude se fait sentir : allons-nous être remplacés par des robots ? L’intelligence artificielle générative, capable d’assimiler et de créer du contenu écrit, visuel ou audio, est souvent décrite comme une menace pour les emplois.
À chaque nouvelle avancée technologique majeure, suit son lot de débats et d’appréhensions quant à son impact sur la main‑d’œuvre. Lors de la révolution industrielle, les travailleurs manuels étaient en première ligne de ces grands changements. À l’inverse, l’IA concerne aujourd’hui plus les cadres et professions intellectuelles. Mais quel sera l’effet réel de cette technologie ?
Avec Pawel Gmyrek et David Bescond, l’économiste de l’Organisation internationale du Travail, Janine Berg, a analysé les 436 professions listées par la Classification internationale de l’OIT. L’objectif était de comprendre quels types d’emplois seraient le plus touchés par l’IA à l’échelle mondiale. Les auteurs ont utilisé ChatGPT pour analyser les tâches liées aux professions et leurs ont attribué des notes correspondantes à leurs potentiels d’exposition. Certaines tâches sont hautement exposées à la technologie, d’autres moins. Plus une activité regroupe un haut potentiel d’exposition, plus elle a de chance d’être automatisée.
Pour les économistes, l’impact premier de l’intelligence artificielle ne serait pas vraiment la destruction massive d’emplois, mais plutôt la transformation profonde du travail. Ainsi, pour la plupart des professions, certaines tâches seront, en effet, réalisées par des bots (des logiciels qui exécutent des tâches grâce à internet), mais cela laissera du temps pour d’autres activités plus complexes. En moyenne, 10 à 13 % des emplois dans le monde pourront être « augmentés » ou transformés. Les premiers métiers à utiliser cette technologie seront potentiellement les magasiniers, les livreurs, les managers dans la distribution, les opérateurs et assembleurs de machine, les travailleurs de service et de vente, ou encore les moniteurs d’auto-école, les conducteurs, serveurs, architectes, professeurs, musiciens… Au total ce sont 427 millions, soit 13 % des emplois dans le monde, qui pourraient changer à cause de l’intelligence artificielle.
75 millions d’emplois pourraient être automatisés
Bien que le potentiel d’évolution soit bien plus important que l’automatisation, ce risque reste bien réel avec 2,3 % des emplois dans le monde concernés. Les emplois administratifs seraient largement impactés par l’automatisation. « Les employés de centres d’appel, les secrétaires, les opérateurs de saisie, des activités linéaires et simples, avec peu de variations dans les tâches, peu d’interactions avec autrui, pourraient être remplacés par des bots », précise Janine Berg. Ces dernières années, les travailleurs de bureau ont déjà vu leur travail quotidien évoluer. Selon les experts, 24 % de leurs tâches sont hautement exposées à l’IA, et 58 % le sont moyennement. C’est la profession la plus menacée, et de loin. Ainsi, 2,3 % des emplois dans le monde, soit 75 millions, pourraient finir par être automatisés.
Cette situation pourrait engendrer une fracture de productivité entre les pays riches et les pays pauvres
L’intelligence artificielle n’affectera donc clairement pas tous les métiers de la même façon. La technologie aura aussi probablement des conséquences différentes selon les genres. Les femmes seront 2,5 fois plus touchées par l’automatisation que les hommes, notamment car elles sont plus nombreuses dans ces positions administratives peu qualifiées. À l’inverse, les domaines professionnels à forte présence masculine, comme la sécurité, les transports, ou la construction, ont peu de chances d’être affectés. Par conséquent, 3,7 % des emplois féminins dans le monde risquent d’être automatisés, contre 1,4 % des emplois masculins. Cette différence est d’autant plus forte dans les pays riches, avec 7,8 % des postes tenus par les femmes susceptibles d’être remplacés par des bots, contre 2,9 % des emplois masculins. Dans les pays à faibles revenus, moins de femmes sont sur le marché du travail, et les professions administratives peu qualifiées sont majoritairement occupées par des hommes.
Vers une fracture de productivité entre les pays ?
L’autre grande différence pointée par les économistes de l’OIT dépend de la richesse des pays. « Dans les pays à faibles revenus, il y a peu de chances que l’intelligence artificielle soit déployée. La technologie coûte cher, et il y a un manque d’infrastructures, avec un approvisionnement faible en électricité et une mauvaise connexion internet », détaille Janine Berg. En effet, en 2022, un tiers de la population mondiale n’avait pas internet. Par ailleurs, la structure du marché du travail dans les pays à faibles revenus les rend moins sensibles à l’automatisation. Dans ces pays, 0,4 % des métiers pourraient être remplacés par des bots, face à 5,5 % dans les pays à revenus élevés. Pour ce qui est de la possible évolution des emplois, 10,4 % des professions sont concernées dans les pays à faibles revenus contre 13,4 % dans les pays riches. En bref, la potentielle automatisation concerne principalement les pays riches. Ils seront davantage bouleversés par l’IA, mais ils sauront également en tirer profit. « Cette situation pourrait engendrer une fracture de productivité entre les pays riches et les pays pauvres », estime l’économiste.
S’il y a des nuances selon les régions du monde, l’étude envisage globalement une intégration de l’IA dans le quotidien. Le remplacement des humains par les bots n’est, pour l’instant, pas d’actualité. « Cette approche aurait pu être attendue comme générant un nombre alarmant de perte d’emploi, mais ce n’est pas le cas. Notre estimation globale pointe plutôt vers un futur où le travail est en fait transformé, mais toujours présent », résument les économistes. Cependant, cette évolution du travail doit prendre en compte certains enjeux pour éviter un impact négatif. « Notre étude ne doit pas être lue comme une voix rassurante, mais plutôt comme un appel à s’atteler à développer des mesures pour faire face aux changements technologiques imminents », expliquent les auteurs.
Réfléchir et organiser le déploiement de l’IA
Janine Berg considère que l’IA générative n’est fondamentalement ni positive, ni négative. Tout dépend de la manière dont la technologie sera mise en place. L’économiste détaille un certain nombre d’actions que les gouvernements doivent mener : « réfléchir à la question de l’équilibre des pouvoirs, de la voix des travailleurs affectés par les ajustements du marché du travail, le respect des normes existantes et des droits, et l’utilisation adéquate des protections sociales nationales, ainsi que les systèmes de formation seront des éléments cruciaux pour piloter le déploiement de l’IA dans le monde du travail. »
Il ne s’agit pas seulement d’observer l’application de cette nouvelle technologie, mais de l’accompagner par une réflexion et des mesures. L’objectif est d’assurer le dialogue social, le redéploiement ou la formation des salariés concernés par l’automatisation et la participation des salariés à la mise en place de l’IA pour ceux qui vont voir leurs tâches se transformer. « Si nous ne mettons pas en place des mesures, et que ces systèmes arrivent, plus d’emplois que nécessaires seront perdus. Les conditions de travail se détérioreront. Il pourrait y avoir des gains à court terme pour certaines entreprises, mais il y aura des conséquences sociales », prévient Janine Berg.