Des avatars virtuels nous survivront-ils ?
- Avec les progrès récents de l’IA, la sauvegarde numérique des morts franchit une nouvelle étape.
- Des entreprises permettent « l’immortalité virtuelle » en proposant des deadbots qui offrent la possibilité de discuter artificiellement avec un défunt.
- Ces doubles virtuels génèrent du contenu grâce à des IA génératives alimentées avec tout type de données créées par la personne avant son décès : enregistrements, messages, anecdotes…
- Malgré les progrès de l’IA, ces représentations imparfaites inquiètent certains professionnels sur des risques d’anthropomorphisme, d’attachement à la machine ou d’isolement.
- Il est nécessaire d’éduquer les utilisateurs aux risques et enjeux de ces outils, ainsi que de réfléchir à la question des droits sur les données pour encadrer ces pratiques.
Que deviennent les données numériques d’une personne après sa mort ? Une grande partie lui survit dans l’espace numérique, comme les profils créés sur des sites internet ou des réseaux sociaux. Cela donne lieu à une utilisation mémorielle du web, à l’image des pages Facebook. Depuis des années, la plateforme propose, en effet, de transformer le compte d’une personne décédée en page commémorative, permettant ainsi de s’y recueillir, d’y laisser des messages, des photos, etc. Aujourd’hui, la sauvegarde numérique des morts franchit une nouvelle étape avec l’intelligence artificielle. De nombreuses entreprises proposent désormais de transformer l’héritage numérique d’un individu en avatar virtuel ou « deadbot », qui permettrait d’échanger avec des proches disparus, promettant ainsi une certaine immortalité virtuelle.
Cet article a été publié en exclusivité dans notre magazine Le 3,14 sur la mort.
Découvrez-le ici.
Déjà en 2017, Microsoft avait déposé un brevet, obtenu quatre ans plus tard, pour la création d’un agent conversationnel à partir des données d’une personne. Il s’agissait donc de mettre au point un double virtuel pour faire « revivre » les personnes décédées. « De tout temps, on a voulu être invincible, immortel. Ça fait partie de nos mythes fondateurs, personne n’a envie de mourir. Puis un avatar virtuel du défunt, chatbot ou robot, par personne, économiquement, c’est intéressant », explique la chercheuse et professeure en IA, Laurence Devillers.
Depuis, une véritable économie s’est mise en marche. En 2018, James Vlahos entraînait un chatbot pour qu’il parle à la manière de son père, décédé d’un cancer. Ce journaliste américain avait accumulé les données, interrogé son père et enregistré sa voix. James Vlahos a ensuite cofondé la plateforme HereAfter AI, décrite comme une « application de mémoire interactive ». L’objectif est de collecter les histoires, souvenirs, et enregistrements d’une personne de son vivant pour s’entretenir avec virtuellement, après son décès, à travers un chatbot. De nombreuses startups proposent ainsi de créer des doubles numériques qui survivent à la mort. Deepbrain AI propose un service nommé Re;memory. Pour 10 000 dollars, on crée un avatar virtuel reproduisant les visages, les voix, les expressions de la personne décédée, que les proches peuvent venir voir dans un studio. Somnium Space veut aller encore plus loin, en créant un métavers dans lequel les utilisateurs peuvent se plonger pour aller à la rencontre des personnes décédées.
Créer un avatar virtuel à partir de milliards de données
Ces technologies sont permises par une avancée rapide des systèmes d’IA générative. Les agents conversationnels, qui détectent de la parole, qui font des interprétations sémantiques et qui enclenchent des réponses selon ce qui a été détecté, sont communs sur internet. Ces « deadbots » sont basés sur des milliards de données, pour générer des phrases et répondre comme si une personne dialoguait. On utilise ainsi les enregistrements vocaux d’une personne, les e‑mails et textos qu’elle a pu écrire, ses témoignages et son histoire pour créer un chatbot, une sorte d’avatar virtuel. « La machine apprend les régularités dans les données existantes du défunt. Les IA génératives permettent de modéliser d’immenses corpus qui peuvent être ensuite adaptés à une personne et à une voix. L’IA va chercher dans ce grand modèle des informations en lien avec le thème évoqué par l’utilisateur. L’IA produit ainsi des paroles que la personne décédée n’aurait peut-être jamais énoncées », détaille Laurence Devillers.
Ces algorithmes vont donner l’illusion de discuter avec une personne décédée. Mais la spécialiste de l’IA insiste sur le fait qu’il s’agit bien d’une illusion. Les start-ups proposant ces services présentent une sorte d’immortalité, ou de prolongation de la mémoire d’une personne décédée, en reproduisant sa voix, sa manière de parler, son apparence. Cependant, ces « deadbots » resteront des représentations imparfaites des individus. « Dans l’état actuel de la technologie, on peut arriver à un stade assez élevé d’imitation, de ressemblance, sans doute dans la voix, peut-être dans le vocabulaire, mais ce ne sera pas parfait. Il y aura des hallucinations, la machine va forcément faire des erreurs et inventer des propos », prévient la chercheuse.
Ce n’est pas forcément négatif ou positif, mais je pense qu’en tant que société, nous ne sommes pas encore prêts
La machine fonctionne, en effet, comme une moulinette statistique. L’IA crée des puzzles à partir des mots prononcés par la personne. Quand il n’y a pas de données, elle peut regarder des données proches et faire émerger des propos qui ne sont pas forcément ce que la personne aurait dit. Par ailleurs, l’IA ne s’adaptera pas au fil du temps et des conversations avec l’utilisateur. « Le cœur du modèle est très riche de différents contextes, donc on a l’impression que la machine va plus ou moins s’adapter à nous, quand on pose une question. En réalité, elle prend un historique de ce qu’on a dit au fur et à mesure, l’enrichit avec ses réponses et les questions qu’on a posées. C’est de plus en plus précis. On pourra peut-être demain avoir des objets qui vont s’adapter à nous, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui », indique Laurence Devillers.
Des risques importants pour les utilisateurs
Il ne s’agit donc pas réellement d’immortalité, mais ces « deadbots » semblent plutôt être des façons de faire vivre des souvenirs, que l’on peut venir consulter, et avec lesquels on peut interagir. Les concepteurs de ces technologies affirment que cela peut, non seulement aider à en savoir plus sur nos ancêtres, mais aussi à faire notre deuil. Or, il n’est pas si certain que ces outils soient entièrement bénéfiques pour leurs utilisateurs. Dans son rapport de 2021, co-rédigé par Laurence Devillers, le Comité national pilote d’éthique du numérique (CNPEN), pointait déjà les risques des chatbots classiques, tels que ceux utilisés sur des sites internet marchands. Quand les utilisateurs n’ont pas réellement conscience qu’ils s’entretiennent avec des robots, il y a un risque d’anthropomorphisme ou bien d’attachement à la machine. Pour Laurence Devillers, ce danger pourrait être amplifié si le chatbot reprend les anecdotes, les expressions, la voix ou le visage d’une personne proche défunte. « Cela pourrait rallonger le processus de deuil et faire perdurer le manque, la souffrance, parce que l’objet est là. Cela floute le rapport à la machine. Et on ne peut plus les éteindre, car elles représentent quelqu’un qu’on aime », craint-elle.
Le risque est d’autant plus grand que la machine n’a pas vraiment de raisonnement ou de morale. Ainsi, pour les deadbots, le rapport pointe un possible « effet de ‘vallée de l’étrange’ pour l’interlocuteur : soit le chatbot profère des propos offensants, soit, après une séquence de répliques familières, il débite une phrase totalement différente de ce qu’aurait pu dire la personne imitée ». Cet effet pourrait induire un « changement psychologique rapide et douloureux », craignent les auteurs. Laurence Devillers évoque également une possibilité d’addiction à ces plateformes, avec un risque de retranchement individuel et d’isolement.
La nécessité d’une réflexion collective sur ces outils
Au-delà des inquiétudes sur les effets psychologiques qu’auraient ces technologies sur les utilisateurs, se pose la question des données. En effet, pour arriver à créer ces avatars virtuels, les systèmes d’IA ont besoin d’énormément de données provenant des défunts. Pour l’instant, la loi pour une République numérique de 2016 prévoit la possibilité de donner des directives sur la conservation, l’effacement ou la communication de ses données, et de désigner un autre individu pour les exécuter. Mais si ces deadbots se multiplient, le recueil, la conservation et l’utilisation des données des défunts posent des questions : est-ce que les enfants peuvent avoir des droits sur les données ? L’avatar et ses données ont-ils une date limite d’existence ? Laurence Devillers explique que dans les plateformes existantes, il s’agit d’un contrat entre l’industriel et l’utilisateur, et qu’il revient, pour l’instant, à ce dernier de vérifier le futur de ses données personnelles.
Le marché des deadbots en est à ses débuts, et il n’est pas encore sûr que les utilisateurs s’emparent massivement, au quotidien de ces outils. Cependant, les services d’avatars virtuels se multiplient ces dernières années. Avec le développement des objets connectés, ces robots conversationnels pourraient prendre de la place dans nos vies. Pour Laurence Devillers, il faudrait organiser une réflexion collective sur ces outils. « Ce n’est pas forcément négatif ou positif, mais je pense qu’en tant que société, nous ne sommes pas encore prêts », affirme-t-elle. Il s’agirait ainsi d’éduquer les utilisateurs, pour comprendre les enjeux et les risques de ce monde artificiel. Laurence Devillers plaide également pour la création d’un comité établissant des règles afin d’encadrer ces pratiques. « Tout ça a une incidence sur la société et il est donc urgent qu’on y réfléchisse réellement, au lieu de laisser quelques industriels décider », conclut la professeure.
Sirine Azouaoui
Référence :
Rapport du Comité national pilote d’éthique du numérique sur les agents conversationnels, 2021