Comment les plateformes font appel à des microtravailleurs sous-payés
Le numérique ne mettra pas fin au travail humain. Au contraire, il risque fort de le « prolétariser », en l’invisibilisant et en le cantonnant à de courtes tâches répétitives et peu qualifiées. C’est en tout cas la thèse défendue par le chercheur en sociologie du numérique Antonio Casilli.
Qui sont les micro-travailleurs de France ?
Ce sont des travailleurs payés à la pièce, qui se connectent depuis chez eux sur des plateformes comme celle d’Amazon – Mechanical Turk –, pour compléter des tâches dites « d’intelligence humaine ». Ils ne savent pas toujours pour qui et dans quel but ils travaillent, parce que les entreprises déposent généralement leurs offres de façon anonyme. Les tâches, souvent destinées à suppléer des intelligences artificielles (IA), sont répétitives et requièrent peu de qualifications : entourer des tomates sur une photo pour aider des applications de nutrition, retranscrire des tickets de caisse, calibrer des assistants virtuels en notant la qualité des voix synthétiques, copier-coller, prononcer des mots, indiquer la couleur d’un personnage… Le tout pour quelques centimes.
Selon l’étude « Le micro-travail en France » que j’ai dirigée au sein de mon groupe de recherche DiPLab (Digital Platform Labor), il y avait en France en 2019 environ 260 000 personnes micro-travaillant au moins occasionnellement1. Ce sont surtout des femmes (56 %) ayant entre 25 et 44 ans (63 %) ; et dans près de la moitié des cas, le recours à cette forme de travail est justifié par un besoin d’argent. Le micro-travail constitue ainsi souvent un complément de revenu, alors même que le revenu mensuel moyen ne s’élève qu’à 21 euros. Plus surprenant encore, ces « tâcherons du clic » sont plus diplômés que la moyenne des Français : 43,5 % possèdent a minima un bac +2. Pourtant, et malgré leur nombre important, les micro-travailleurs restent totalement invisibles.
Pourquoi les micro-travailleurs sont-ils plus invisibles que d’autres travailleurs du numérique, comme les livreurs ou les chauffeurs VTC ?
C’est d’abord dû à la nature même de leur occupation. Le micro-travail est en réalité du télétravail poussé à l’extrême, puisqu’il consiste à réaliser une activité à distance, mais pour des donneurs d’ordres et avec des collègues dont on ignore souvent l’identité.
Au contraire, les chauffeurs Uber et autres livreurs Deliveroo ont aujourd’hui tendance à chercher des recours collectifs et à former des syndicats pour faire entendre leur voix. Ceci est d’autant plus vrai que la désertion des rues pendant les confinements a drastiquement renforcé leur visibilité. Mais contrairement à eux, les micro-travailleurs ne sont pas présents dans l’espace public, et les accords de confidentialité très contraignants auxquels ils peuvent être soumis ne les aident pas à faire reconnaître leur travail.
De plus en plus de pays, comme l’Espagne, le Royaume-Uni ou la France, demandent aux plateformes (notamment Uber) de reconnaître le statut d’employés de leurs travailleurs… Tout en continuant à ignorer largement les petites mains qui entraînent nos intelligences artificielles. Je pense que cet effort de régulation vient en grande partie de cette visibilité, et de la proximité physique entre livreurs et décideurs. C’est assez paradoxal, parce qu’ils sont effectivement bien moins nombreux que les micro-travailleurs – en France comme au niveau mondial, du moins selon nos estimations et celles de nos collègues de l’Oxford Internet Institute2.
Ce que l’on sait moins, cependant, c’est que l’effort physique des livreurs n’est pas la seule façon qu’ils ont de produire de la valeur. Ils effectuent eux aussi un travail invisible : produire de la donnée pour la plateforme, et nourrir ainsi des algorithmes et des IA en partie destinés à améliorer les solutions algorithmiques. Ces données doivent ensuite être traitées ; et contrairement aux idées reçues, elles ne peuvent pas l’être sans le concours d’une abondante main d’œuvre humaine… qui n’a pas besoin de se trouver dans le pays de production. Si la France compte 260 000 micro-travailleurs, les plateformes déclarent à l’échelle mondiale plus de 100 millions d’inscrits. Ces « crowdworkers » se trouvent ainsi en grande majorité dans les pays émergents, dans des « fermes à clics » indiennes, en Asie du Sud-Est, en Afrique, en Amérique latine… Cette délocalisation massive redessine la géographie du futur, mais conditionne également la reconnaissance de ce travail. Il y a un enjeu purement politique dans la question de l’invisibilité de ces travailleurs : non seulement ils ne sont pas visibles dans l’espace public, mais ils ne sont pas non plus – dans leur écrasante majorité – des électeurs des pays développés, contrairement aux livreurs et aux chauffeurs VTC. Leur reconnaissance n’est donc pas une priorité politique.
Vous êtes ainsi partisan d’un « revenu social numérique » ?
L’automatisation et la « plateformisation » de l’économie se traduisent par une explosion du travail humain, pas sa fin ! Nous sommes tous déjà des micro-travailleurs à notre échelle : résoudre une CAPTCHA ou ajouter un hashtag sur Instagram, c’est déjà entraîner un système de vision par ordinateur, ou faire un travail de catégorisation de notre post à la place de la plateforme.
C’est pourquoi une réflexion est menée en France depuis 2012 sur la reconnaissance fiscale de ce « travail gratuit » des utilisateurs d’applications3. Bien sûr ce ne sont pas les usagers qui devraient payer ces impôts, mais les propriétaires des plateformes. 93 % des Français utilisent Google, et l’entreprise devrait payer des impôts proportionnels à la masse de données produite par les citoyens français. Ces recettes fiscales pourraient ensuite servir à financer des politiques redistributives, dont un « revenu social numérique ».
L’objectif de ce revenu serait alors de répartir la valeur générée par les travailleurs du clic, les micro-travailleurs et les utilisateurs lambda, et ce de façon inconditionnelle et toutes prestations sociales égales par ailleurs. Le but n’est pas de rémunérer individuellement et en fonction du temps passé sur les plateformes : les conséquences seraient désastreuses, puisque des plateformes surpuissantes nous verseraient un salaire dérisoire pour nos clics, tandis que nous nous tuerions à la micro-tâche ! Le but est simplement de redistribuer la valeur produite, jusqu’ici accaparée par les plateformes, pour endiguer la « prolétarisation » du travail humain.