La société a tendance à prendre de plus en plus parti, et nous continuons à assister à l’émergence d’opinions dites extrémistes dans le monde entier, que ce soit en matière de politique, de religion ou encore de changement climatique. Si de nombreuses recherches ont été menées sur l’évolution de ce phénomène de « polarisation », on s’est moins attaché à comprendre comment les interactions sociales peuvent provoquer l’effet inverse – la « dépolarisation » –, qui se produit lorsque les individus commencent à nuancer leurs opinions pour qu’elles soient moins extrêmes.
Pour répondre à cette question, Jaume Ojer, Michele Starnini et Romualdo Pastor-Satorras, de l’Université Polytechnique de Catalogne et de l’Institut CENTAI de Turin, ont proposé un nouveau modèle de « boussole sociale » pour étudier comment l’opinion varie entre les groupes qui affichent des positions extrémistes et la manière dont ils pourraient être dépolarisés1. Leur cadre théorique a été validé par des simulations numériques approfondies et testé à l’aide de données provenant de sondages d’opinion recueillis par l’American National Election Studies.
Plusieurs sujets pour une opinion
« La polarisation peut contribuer à creuser le fossé politique dans notre société, entravant ainsi la résolution collective d’importants défis sociétaux », affirment les chercheurs. « Elle pourrait même favoriser la diffusion de fausses informations et de théories du complot. Notre cadre de dépolarisation pourrait apporter des solutions à ces maux sociétaux. »
Les modèles qui décrivent la polarisation sont basés sur des mécanismes aussi divers que l’homophilie, la confiance délimitée ou le rejet d’opinion. Jusqu’à présent, le processus de dépolarisation d’une population a généralement été modélisé dans le cas simple de l’opinion d’un individu sur un seul sujet. Or, dans la réalité, une personne a généralement des opinions sur plusieurs sujets à un moment donné. En ce sens, il est nécessaire d’avoir un cadre de modélisation multidimensionnel pour mieux décrire la manière dont les opinions évoluent.
Lorsque plusieurs sujets sont pris en considération, un certain nombre de caractéristiques apparaissent. La première est l’alignement, c’est-à-dire la présence d’une corrélation entre les opinions sur différents sujets. Par exemple, les personnes ayant de fortes convictions religieuses sont plus susceptibles de s’opposer à la législation sur l’avortement. C’est le problème des modèles multidimensionnels actuels que de négliger cette interdépendance entre différents sujets, ce qui fait qu’ils ne parviennent pas à décrire clairement la polarisation de l’opinion.
Le modèle de la boussole sociale
L’idée principale du modèle de la boussole sociale est de représenter les opinions par rapport à deux sujets, situés de part et d’autre d’un plan polaire. L’angle du plan représente l’orientation d’un individu par rapport aux deux sujets et son rayon exprime la force de l’attitude (ou « conviction »).
« Cette représentation polaire nous permet naturellement de formuler l’hypothèse-clé de notre modèle, à savoir que les intransigeants ayant des opinions extrêmes (ou une forte conviction) peuvent être moins susceptibles de changer d’opinion que les individus ayant une faible conviction », explique Michele Starnini. Cette hypothèse est intuitive et cohérente avec les observations faites en psychologie expérimentale. « Une telle représentation polaire est très courante en physique, mais pas tellement dans les sciences sociales. »
Inspirés par le modèle Friedkin-Johnsen2, les chercheurs ont étudié comment l’influence sociale peut affecter les opinions initiales des individus. Ils ont constaté que leur modèle décrit une transition de phase d’un état initial polarisé à un état dépolarisé en fonction de l’augmentation de l’influence sociale. En effet, la nature de cette transition dépend de la disparité des opinions initiales : les opinions qui divergent fortement au départ déclenchent une dépolarisation dite de premier ordre, (ou explosive) vers le consensus, tandis que les opinions qui sont plus corrélées au départ conduisent à une transition de second ordre (ou continue).
Interactions et influences
Pour tester leur modèle, les chercheurs ont utilisé des données sur des sujets corrélés – tels que l’avortement et la religion – et des sujets non corrélés – par exemple, l’immigration et la diplomatie militaire aux États-Unis – provenant des American National Election Studies. Ils ont constaté que les communautés invitées à donner leur avis sur ces sujets subissaient une transition de phase de la polarisation à la dépolarisation dans les simulations numériques du modèle, les individus de la communauté interagissant et s’influençant les uns les autres.
Ils ont étudié le modèle dans des conditions de « champ moyen », ce qui signifie que chaque individu peut interagir avec tous les autres individus. « Comme les opinions sont décrites par des angles, il était naturel pour nous de modéliser la formation d’un consensus comme l’alignement des orientations des agents. », explique Michele Starnini. « Ce type de couplage de phase s’inspire du modèle de Kuramoto et est réaliste pour les petits groupes. Dans nos travaux futurs, nous testerons notre modèle sur de grands groupes en interaction, comme les réseaux sociaux.
« Une autre application intéressante que nous sommes impatients de mettre en œuvre consiste à mesurer simultanément les opinions des individus sur plusieurs sujets et leurs interactions sociales, afin de tester le modèle dans ce cadre plus réaliste. »