Dans les opérations de rénovation, qu’elles se jouent à l’échelle d’un appartement, d’un bâtiment ou d’un quartier, la dimension énergétique et environnementale occupe une place croissante. Cela pose des questions techniques parfois difficiles à appréhender pour les décideurs. Le recours à l’intelligence artificielle peut-il changer la donne ?
L’intelligence artificielle (IA) est de plus en plus utilisée dans ces opérations, ce qui nous rappelle que la rénovation est un espace d’innovation. On peut distinguer quatre domaines.
Le premier consiste à classer afin de prioriser. L’IA est intégrée dans des outils de diagnostic à grosses mailles. Elle permettra par exemple d’identifier, dans un ensemble de 500 000 bâtiments publics et sur la base de leurs factures d’énergie rapportées à leurs dimensions, les 1 000 ou 10 000 pour lesquels un euro investi aura le plus grand impact en termes de réductions d’émissions de CO2 ou de consommation d’énergie.
Le second domaine, c’est la création de plans de rénovation optimisés, en amont d’un chantier : ils permettent d’améliorer l’agencement d’un appartement, la rénovation d’un bâtiment ou le renouvellement d’une zone urbaine.
Troisième domaine, au moment de l’exécution : le recensement. Les techniques de computer vision, qui s’appuient sur des images de diverses provenances (scans, drones), permettent de recenser tout ce qu’il y a sur un chantier, mais aussi de déterminer le pourcentage d’avancement ou encore d’identifier des risques.
Le quatrième domaine, c’est tout ce qui se joue quand le bâtiment existe : maintenance prédictive et gestion intelligente. S’appuyant sur des capteurs divers, l’IA permet d’anticiper des pannes ou de mieux connaitre les préférences des utilisateurs de l’immeuble. Certains systèmes de smart building vont plus loin en permettant des interactions entre les utilisateurs (ou habitants) de l’immeuble avec des agents conversationnels, ou encore en faisant des prédictions sur les besoins des résidents et ainsi générer des propositions de services personnalisés.
En matière de rénovation, c’est aujourd’hui le deuxième domaine, la conception, qui voit les avancées les plus prometteuses.
Avec l’essor de l’écoconception, d’un côté, et des tissus de normes de plus en plus contraignants, de l’autre, ce travail de conception s’est extrêmement complexifié dans les vingt dernières années. Quel rôle joue l’IA face à cette complexité ?
À l’échelle du bâtiment, les normes techniques sont maîtrisées par les professionnels et l’apport de l’IA n’est pas encore majeur. Elle permettra néanmoins de faire des simulations de performance énergétique, d’impact environnemental ou de résilience climatique en fonction de divers objectifs et contraintes, ce qui peut contribuer à optimiser les solutions de rénovation d’un point de vue économique et environnemental. Dans un environnement changeant, où les prix de l’énergie et des matériaux évoluent beaucoup comme en ce moment, l’usage de la simulation permet de rouvrir le champ des possibles et de trouver des chemins en dehors des habitudes des professionnels. L’automatisation permet aussi, plus prosaïquement, d’accélérer le travail.
À l’échelle du quartier (plus rarement de la ville tout entière), où les choses se compliquent, l’IA joue un rôle plus important. À la fois pour des questions de ressources : les métiers industriels impliqués sont pratiqués par des acteurs économiques puissants, souvent en pointe sur le plan technologique ; et pour des questions de besoins : c’est à cette échelle principalement qu’apparaissent de nouvelles variables, qui n’étaient pas intégrées auparavant et n’ont pas de « solutions techniques » évidentes, transposées dans les pratiques.
Ces questions, ce sont notamment celles de l’impact environnemental des activités de rénovation et de la résilience et adaptation des infrastructures au changement climatique. Elles s’ajoutent à celles, plus classiques, qui régissaient les prises de décision jusqu’ici : coût des travaux, confort, consommation d’énergie au sens économique (pouvoir d’achat des ménages, coûts pour les gestionnaires), consommation d’énergie au sens écologique (émissions). Un plan de rénovation est aujourd’hui une affaire très complexe !
Comment l’IA s’intègre-t-elle dans les processus humains ?
Fondamentalement, nous sommes dans une logique d’aide à la décision. Prenons un exemple. En France et en Europe, beaucoup d’opérations de rénovation concernent des quartiers ou des bâtiments appartenant au parc « social », édifiés pour la plupart dans les trente ans qui ont suivi la fin de la dernière Guerre Mondiale. Il s’agit donc de décisions collectives, impliquant des acteurs publics et, bien sûr, de l’argent public. Les processus sont lourds, les décideurs nombreux, les enjeux élevés, car la dégradation physique de ces quartiers va de pair avec des problèmes sociaux et parfois politiques. Par ailleurs, ce sont le plus souvent des passoires thermiques, et la mauvaise qualité du bâti expose particulièrement les habitants aux chocs énergétiques (renchérissement, inconfort). Enfin, la conception des quartiers et des bâtiments les rend vulnérables aux conséquences du changement climatique, notamment aux canicules et aux inondations. Il y a dans ces quartiers des parkings qui sont des îlots de chaleur, et ceux qui sont au bord des rivières peuvent être soumis à un risque d’inondation qui était négligeable quand on les a construits.
Pour résumer, la rénovation est ici un sujet à la fois urgent et complexe, qui fait apparaître des enjeux nouveaux, pas faciles à maîtriser pour les décideurs publics. Un des enjeux essentiels est donc d’accélérer et d’optimiser la décision collective. C’est précisément ce que permet l’IA.
La rénovation est un sujet à la fois urgent et complexe, qui fait apparaître des enjeux nouveaux, pas faciles à maîtriser pour les décideurs publics.
Comment ? En permettant, à des stades précoces de la discussion, de générer automatiquement des représentations optimisées, des plans par exemple, qui ne sont pas « la » solution mais qui permettent à la discussion d’avancer. Ces représentations sont, ce qu’on appelle en science de gestion, des « objets-frontière » : ils sont suffisamment concrets pour constituer une interface entre des mondes sociaux et des acteurs ayant des perspectives différentes.
Sur un processus décisionnel qui dure une douzaine de mois, si on prend un scénario pessimiste, l’IA pourrait permettre ainsi d’en gagner un ou deux. C’est significatif, sans être un bouleversement radical. On peut gager aussi que la décision sera de meilleure qualité : elle est instruite d’une manière qui permet à chacun de saisir les raisonnements des autres, et sur la base de représentations plus faciles à discuter que des colonnes de chiffres. L’IA, en permettant de générer facilement des propositions, est un facilitateur et un optimisateur de la décision humaine.
L’IA peut-elle « participer » à la discussion ?
Pas au sens où un ordinateur prendrait la parole à table… mais une dimension de discussion peut être intégrée au travail de conception qui implique l’IA. Le domaine qui nous intéresse dans le cadre du programme de R&D RenovAIte sur lequel je travaille, c’est ce qu’on appelle Adversorial Resilience Learning (ARL), un concept qui permet de modéliser et d’entraîner des réseaux neuronaux artificiels en les mettant dans des situations de compétition. On prend deux entités virtuelles, qui vont littéralement se jeter l’une contre l’autre. L’une jouera le rôle de défenseur ; ce sera une modélisation de l’ensemble urbain à partir de maquettes BIM (Building Information Modeling : des maquettes numériques qui ne représentent pas des formes géométriques, mais des objets) et d’autres éléments connus. L’autre jouera le rôle de l’attaquant : ce peuvent être toutes les crises (froid, chaleur, inondation, avec des risques sur le confort, sur les systèmes de chauffage, des risques de fissure ou d’imprégnation, les contraintes budgétaires, etc.). Après plusieurs heures, cette compétition permettra à chacune des entités de développer les meilleures stratégies et d’aboutir à un ensemble de propositions de plans de rénovation urbaine optimisé à destination des décideurs.
Cela marche déjà : ce concept a été utilisé en Allemagne dans la conception des réseaux de distribution d’énergie intelligents (smart grid), pour identifier les dysfonctionnements sur le réseau et générer les réponses automatiques adaptées.
Propos recueillis par Richard Robert
Pour aller plus loin
https://www.annales.org/site/ri/2022/ri-mai-2022/2022–05-28.pdf