Sur le long terme, les inégalités augmentent-elles ?
Daniel Waldenström. Quand on regarde l’ensemble du siècle dernier, la réponse est non. Avec l’introduction de la démocratie, la redistribution, les chocs des guerres et autres crises économiques, le 20e siècle a été une ère de forte égalisation dans les sociétés occidentales. Toutefois, si l’on considère les quatre dernières décennies, le débat est plus vif, mais les différences entre les pays sont également plus importantes. Les années 1980 ont constitué un plus bas mondial en matière d’inégalités. S’est ensuivi qu’une légère augmentation dans la plupart des pays européens, tandis qu’aux États-Unis l’augmentation a été plus importante.
Cela étant dit, il faut apporter de nombreuses nuances à ces évolutions.
Tout d’abord, nous devons mieux comprendre comment se sont réduites les inégalités dans la période d’après-guerre. Certaines tendances profondes ont eu un effet structurel, comme la hausse du niveau d’éducation, avec des personnes plus instruites qui sont devenues plus productives. Par ailleurs, une grande partie de la réduction des inégalités observées est due à l’entrée massive des femmes dans la vie active. La réduction des inégalités n’est peut-être pas venue principalement de la redistribution des revenus par les impôts, mais de l’arrivée de nouvelles sources de revenus. Dans les années 1980, cette force égalisatrice s’est épuisée.
Deuxième nuance, il ne faut pas seulement regarder les parts du gâteau, mais aussi sa taille, c’est-à-dire la croissance du revenu national. Cette perspective fondamentale est parfois omise dans le débat sur l’inégalité. Pourquoi nous soucions-nous de l’inégalité ? N’est-ce pas en partie parce que nous nous préoccupons des personnes qui n’ont pas assez de ressources pour mener une bonne vie, ce qui renvoie en fait à la question de la pauvreté ? Or les recherches montrent que la pauvreté est bien plus liée à la taille du gâteau qu’à sa distribution, ce qui met au premier plan le développement économique, l’esprit d’entreprise, etc. Nous avons commencé à avoir de gros problèmes structurels à ce sujet dans les années 1970, et les nouvelles politiques économiques mises en œuvre dans les années 1980 étaient avant tout un moyen de résoudre ces problèmes.
À cette époque, les pays occidentaux ont souffert d’une crise structurelle de productivité, surtout par rapport à l’Asie. Nos économies étaient fortement réglementées, avec des taxes élevées sur de larges segments de la population. Pour mieux récompenser le travail, le mouvement et l’initiative, nous avons commencé à renforcer les incitations pour que les gens s’instruisent, travaillent plus longtemps et travaillent plus dur. Le gâteau a fini par grossir ; la croissance a repris. Le fait de récompenser les personnes qui réussissent a pour effet secondaire d’accroître l’inégalité des revenus, mais il convient de noter que les revenus inférieurs ont également augmenté : aujourd’hui, les plus pauvres sont bien mieux lotis qu’ils ne l’étaient dans les années 1980.
Certains de vos collègues affirment que la principale inégalité ne concerne pas tant les revenus que la richesse.
Permettez-moi tout d’abord de dire que je ne suis pas entièrement d’accord avec cette affirmation. Je pense que les revenus sont plus pertinents que la richesse pour évaluer le bien-être des gens ou ce que l’économie de marché récompense actuellement. Cela dit, les tendances en matière d’inégalité des revenus et des richesses semblent assez similaires. En fait, l’égalisation de la propriété de la richesse au cours du 20e siècle a été encore plus forte que ce que nous observons pour les revenus. Une grande partie de la population ne possédait pratiquement rien il y a un siècle, lorsque le capital était entre les mains de quelques industriels, financiers et aristocrates fonciers.
Au cours du siècle dernier, on a assisté à un changement structurel spectaculaire dans la propriété des richesses. La démocratie ayant apporté des droits de propriété plus sûrs, des droits du travail et une meilleure éducation pour la plupart des gens, ceux-ci sont devenus plus productifs et mieux payés. Cela signifie qu’avec un système bancaire plus développé, les gens normaux ont pu commencer à investir dans des maisons et à épargner pour leurs retraites. En d’autres termes, pour la première fois dans l’histoire, les gens ordinaires ont pu accumuler des richesses. Aujourd’hui, la plupart des actifs sont détenus par la classe moyenne, alors qu’il y a un siècle, ils étaient principalement détenus par l’élite. C’est également la raison pour laquelle la hausse des prix des actifs dans le secteur du logement et sur le marché boursier, après les années 1970, a profité non seulement aux personnes fortunées, mais aussi à des couches assez larges de la population.
Mais la richesse tangible n’est pas tout. La plupart des gens font également partie de systèmes de retraite collectifs dans lesquels les actifs sont des promesses de flux de revenus futurs sur lesquels ils ont des droits de tirage. Notez que ces actifs de pension sont implicites. Il ne s’agit pas d’argent sur un compte bancaire que l’on peut retirer et utiliser pour acheter une voiture. C’est pourquoi certaines institutions et certains collègues économistes excluent ces actifs non capitalisés lorsqu’ils mesurent la richesse, ce qui aboutit à représenter comme financièrement pauvres une bonne partie des membres des classes moyennes en Europe puisqu’ils n’ont pas épargné à titre privé pour leur pension.
Il est pourtant possible d’estimer la valeur actuelle de ces actifs de retraite. Si nous les incluons dans le portefeuille de richesse, le tableau change. Les chiffres de la concentration de la richesse chutent de façon spectaculaire. Les recherches montrent que la part de la richesse des 1 % les plus riches diminue de moitié en Suède et aux États-Unis lorsque l’on inclut les avoirs de retraite non capitalisés.
Cependant, les politiques d’assouplissement quantitatif mises en œuvre par les banques centrales à la suite de la crise financière pourraient bien avoir changé la donne, avec une forte hausse des marchés immobiliers et des marchés financiers qui a créé un fossé entre les propriétaires et les non-propriétaires.
L’assouplissement quantitatif semble avoir eu un impact considérable sur le prix des actifs. Lorsque nous mettons cela en relation avec la répartition des richesses, cela n’affecte pas principalement l’inégalité entre les détenteurs de richesses. Le fossé s’est surtout creusé entre ceux qui sont propriétaires — maisons, actions, fonds communs de placement — et ceux qui ne possèdent rien. Par exemple, je suppose que la distance à parcourir par les jeunes pour accéder au marché immobilier a augmenté. Personne, je crois, ne s’est penché sur cette question de manière systématique, mais il serait intéressant de l’étudier. Assistons-nous à l’émergence d’un fossé structurel entre générations ? On ne le sait pas encore.
S’il s’avérait qu’un écart de richesse s’est creusé entre les nantis et les démunis, la politique économique pourrait avoir un rôle à jouer pour y remédier. Toutefois, certaines politiques devraient être évitées. Par exemple, certains politiciens et même certains économistes parlent de réintroduire l’impôt sur la fortune. Je pense que c’est une vision assez naïve. Cet impôt a été essayé et il n’a pas fonctionné. Il est difficile à concevoir, crée des problèmes de liquidité pour les entreprises et il sera incohérent selon les actifs, en fonction de la facilité avec laquelle il est possible de mesurer leur valeur propre.
La façon dont la fiscalité peut aider à résoudre les inégalités est plutôt de générer des revenus qui peuvent être dépensés pour les services publics et sociaux qui sont relativement plus importants pour les personnes pauvres : soins de santé, soins aux personnes âgées, éducation. C’est la manière la plus efficace de redistribuer via les impôts. Et pour cela, nous avons besoin de taux marginaux d’imposition faibles, avec de larges assiettes fiscales qui, ensemble, génèrent beaucoup de recettes — tout le contraire des impôts sur la fortune, qui ne génèrent pas assez de recettes et envoient un signal négatif aux investisseurs. La réduction des inégalités a toujours été plus efficace en augmentant le seuil de revenu et de richesse par le bas : aider davantage de personnes à obtenir une éducation, à accéder au marché du travail, à posséder leur propre maison et à épargner pour leur retraite.