La pandémie de Covid est un parfait exemple de l’effet boomerang des crises : si l’on ne vient pas au secours d’une personne en difficulté économique, sociale ou psychologique, on s’expose à un élargissement des fractures sociales.
Une aggravation des inégalités existantes
Les inégalités se sont aggravées et les interdépendances1 entre les types d’inégalités se sont renforcées. Aux États-Unis, les Afro-Américains, surreprésentés dans les catégories les plus défavorisées, ont ainsi subi 23 % des cas mortels de Covid, alors que leur poids dans la population n’est que de 13 %.
La parité entre les sexes recule : comme le souligne une étude de McKinsey2, les femmes sont particulièrement sensibles à la pression des employeurs, qui se traduit par une multitude de signes, comme l’incitation à toujours montrer une « lumière verte » sur leurs ordinateurs. Dans certains cas, le Covid les a obligées à consacrer chaque jour plus de trois heures supplémentaires à leurs enfants et aux tâches ménagères : en moyenne cette situation a été une fois et demie plus fréquente que chez les hommes. Les femmes de couleur sont affectées de façon disproportionnée : les mères noires sont deux fois plus susceptibles que les femmes blanches de s’occuper de toutes les tâches ménagères et éducatives.
Les inégalités se sont aussi manifestées dans la période de redressement : en février 2021, le taux d’emploi des salariés les mieux payés avait dépassé son niveau de février 2020, alors que pour les salariés en bas de l’échelle, il était inférieur de 12 %. Dans certains secteurs, le chômage risque d’être élevé pendant longtemps, ce qui pourrait accentuer une inégalité d’accès à l’emploi entre les CDI et les fonctionnaires d’une part, et tous les autres types de contrats d’autre part. D’où l’importance d’une assurance sociale performante, et en particulier du filet de sécurité qu’apporterait le revenu universel.
C’est d’autant plus important qu’historiquement les catastrophes, quelle que soit leur nature, ont d’abord frappé les plus démunis, ceux au fond qui n’ont pas de plan B.
La garde des enfants, enfin, est une inégalité de plus : alors qu’elle n’est plus nécessaire lorsque les parents travaillent depuis la maison, elle peut causer des dilemmes insurmontables aux travailleurs modestes déjà surexposés au virus sur leur lieu de travail. Tragiquement, l’impossibilité pour une mère célibataire de faire garder son enfant peut conduire à la perte de son emploi et à une spirale de déclassement.
La pauvreté a augmenté. Un rapport officiel français montre que 12 % des personnes accueillies entre septembre et novembre 2020 dans les banques alimentaires étaient des nouveaux profils. Les causes principales du recours aux banques alimentaires sont la perte d’emploi, la maladie et les séparations, autant de facteurs sur lesquels la pandémie a pesé.
De nouvelles inégalités
Mais le confinement a aussi introduit de nouveaux types d’inégalités, qui peuvent recouper et redoubler les inégalités existantes.
Il y a d’abord la différence de sécurité sanitaire entre ceux qui peuvent utiliser les facilités du télétravail et ceux dont la présence obligée sur leur lieu de travail les expose davantage au virus. D’après l’INSEE, fin mars 2020, un tiers des salariés en France était en activité sur son lieu de travail, un tiers en télétravail et un tiers au chômage partiel. Comme les « travailleurs essentiels » sont souvent des salariés modestes, cette situation fait l’effet d’une double peine — à titre d’exemple, le « travailleur essentiel » anglais touche un salaire 8 % inférieur au salaire moyen dans l’ensemble du Royaume-Uni. Les quartiers où vivent ces travailleurs ont connu une surmortalité due au Covid par rapport au reste de la population : à Toronto, elle fut deux fois supérieure à celles des quartiers privilégiés. Et certaines catégories socio-professionnelles ont été particulièrement décimées : les boulangers californiens ont vu leur mortalité monter en flèche, de plus de 50 % à la fin de 2020.
Autre inégalité, la faible application des règles de confinement dans certains territoires, déjà exposés à une carence des pouvoirs régaliens et souvent économiquement défavorisés. La cohabitation dans des appartements exigus et peu adaptés au télétravail ou au sport teste les limites de bien des familles.
Dans la crise du coronavirus, le manque d’accès à internet peut créer des barrières difficilement surmontables pour de nombreux foyers. Aux États-Unis, on estime qu’un tiers de la population n’a aucun accès à internet en dehors de l’usage des portables, et un rapport officiel de la National Association of Counties a établi que 65 % des comtés américains n’offrent pas de haut débit et que 50 % ne disposent même pas du débit minimum légal. Il y a aussi « l’illectronisme », qui touche en France, selon l’INSEE, une personne sur six. Plus largement 38 % des usagers manquent d’au moins une compétence numérique de base.
Facteur aggravant, cette précarité numérique est fortement corrélée à la majeure partie des inégalités traditionnelles. L’ONU a érigé l’accès au numérique en droit fondamental, mais il reste beaucoup à faire pour assurer une véritable égalité numérique. Notamment en augmentant la couverture des réseaux, en facilitant l’apprentissage et en régulant la tarification.
Différences de destins
Pour les enfants et les jeunes, ces inégalités qui s’accusent et se redoublent peuvent avoir un effet structurant sur le long terme. C’est un point majeur, qui ne saurait être sous-estimé.
Sans internet, il est quasi impossible de continuer sa scolarité, et même un accès à bas débit rend le suivi des cours très problématique. D’autre part, seules les familles où les parents ont un niveau d’éducation élevé (souvent les plus aisées) sont en mesure d’accompagner le travail scolaire de leurs enfants. Le confinement induit alors une plus forte reproduction sociale, avec d’inquiétants phénomènes de décrochage scolaire. Pour autant, même les étudiants les plus diplômés ne sont pas à l’abri. En France, une enquête jointe de la Conférence des grandes écoles, du BCG et de l’Ipsos portant sur 138 grandes écoles et plus de 2000 étudiants fait ressortir que presque deux tiers des élèves ont la conviction d’avoir décroché et pensent devoir se contenter d’un job en deçà de leurs espérances, 71 % ont « le sentiment d’appartenir à une génération sacrifiée au nom de la sécurité sanitaire ». Pour 83 % d’entre eux, la qualité de leur formation a été affectée par la crise. La fissure du Covid traverse même les élites.
Pour aller plus loin
Le Capitalisme contre les inégalités par Yann Coatanlem et Antonio De Lecea