Les dernières décennies pourraient être considérées comme un âge d’or pour la science : les révolutions génomique et quantique, le règne de l’Internet, le triomphe de la relativité – pour n’en citer que quelques-uns – ont permis de transformer nos vies. Et alors que la science évolue, apportant de nouvelles explications et de nouveaux modèles, nous attendons de la technologie qu’elle nous fournisse également de nouveaux outils pour résoudre les défis mondiaux auxquels nous sommes confrontés.
Cependant, le passé récent nous a également montré que nous vivons une époque de post-vérité, où les « faits alternatifs » (ou « fake news ») sont monnaie courante, tout comme la méfiance à l’égard de la science. On désigne souvent les réseaux sociaux comme responsables, mais ils ne sont les seuls.
La désinformation encourage une culture de la suspicion envers les « faits scientifiques ». Cependant, il ne suffit pas de le signaler comme tel pour renverser la méfiance à l’égard de la science ; la confiance dans la science pourrait être interprétée comme une « opinion » subjective et pourrait donc produire l’effet inverse, renforçant ainsi le doute chez un « sceptique ».
Pour être « vrai », le fait doit être universel
La situation semble donc insoluble. Sommes-nous capables de rétablir la confiance dans la méthode scientifique, ou sommes-nous condamnés à lutter contre un doute déraisonnable, allant au-delà du niveau de pensée critique nécessaire pour progresser dans notre compréhension de l’univers ?
Un bon point de départ consiste peut-être à examiner la différence entre « fait scientifique » et « opinion ». Les faits scientifiques sont les conclusions auxquelles parviennent les scientifiques, ce qui fait quasiment partie de leur définition, mais ils ont des critères de définition précis et universels. Cela signifie que ces faits peuvent être utilisés pour formuler des hypothèses dont la validation repose sur des expériences reproductibles définies a priori et confirmées a posteriori. Enfin, et c’est là l’une des principales différences entre les « faits scientifiques » et les « opinions », les hypothèses testées par les expériences doivent être objectivement réfutables.
Les faits ont des limites bien définies
Un fait scientifique se distingue d’une opinion en ce qu’il s’inscrit dans un périmètre bien défini ; on ne peut le décrire « comme ça », sans un minimum de précision. Par exemple, il est possible de débattre sur l’emplacement d’un canapé dans une pièce. Vous pouvez souhaiter qu’il soit placé ici, parce qu’il y a plus de lumière naturelle à cet endroit, quand je peux souhaiter le placer là-bas, où il est plus pratique de se déplacer. Ce sont deux opinions valables, mais ce ne sont pas des faits, car nous prenons tous deux nos décisions en fonction de nos propres paramètres (souvent indéfinis). De plus, le résultat ne serait pas universel, il dépendrait du propriétaire du canapé et de son humeur.
Cependant, si nous convenons que le canapé doit être placé là où il y a le plus de lumière naturelle – ce que nous pourrions définir en prescrivant une distribution d’intensité de la lumière à des longueurs d’onde spécifiques – nous disposons alors d’un paramètre défini et objectivement mesurable. Ainsi, en utilisant différentes méthodes, nous pourrons rechercher l’endroit précis de la pièce où la lumière naturelle est la plus intense, en nous basant sur la mesure empirique des rayons UV, de la chaleur, du temps d’exposition au soleil en 24 heures… À partir de ces résultats, nous pourrons donc modéliser mathématiquement l’emplacement du canapé dans la pièce le plus adapté objectivement, en fonction de la lumière naturelle et indépendamment de l’humeur de son propriétaire.
Les faits scientifiques peuvent être utilisés pour réaliser des prédictions
Une fois que nous avons défini ces paramètres et les méthodes utilisées pour les étudier, les mesures et les expériences doivent être reproductibles. La reproductibilité est définie comme « l’obtention de résultats cohérents entre des études visant à répondre à la même question scientifique, chacune d’entre elles ayant obtenu ses propres données1 ». Par conséquent, n’importe qui devrait être capable de reproduire les mêmes résultats en appliquant le même protocole. Dans le cas du canapé, cela ne serait pas si difficile, mais lorsqu’il s’agit de structures complexes, comme les systèmes vivants par exemple, la reproductibilité est un énorme défi.
De plus, pour être « vrai », le fait doit être universel – les mêmes lois de la gravitation sont en vigueur que vous soyez à Paris, à New York ou au pôle Nord. En fait, ce sont même les mêmes lois si vous vous trouvez sur Terre ou sur Mars car, même si vous ne ressentez pas la gravité de la même manière, la théorie de la relativité d’Einstein s’applique où que vous soyez dans l’univers.
Ainsi, en tenant compte des premiers points, si les faits scientifiques sont les mêmes partout et qu’ils sont reproductibles dans les mêmes conditions, ils peuvent être utilisés pour faire des prédictions. Si nous savons que, chaque jour, le soleil se lève à l’est et se couche à l’ouest, nous pouvons dire avec certitude qu’il en sera de même demain et tous les jours suivants. Et cela se produira que nous le croyions ou non : le soleil ne se soucie en aucun cas de l’opinion que nous avons de lui.
Les théories sont plus souvent affinées que réfutées
Une fois qu’il a été bien défini, testé, reproduit et qu’il peut être utilisé pour formuler des prédictions, il ne reste plus qu’à tester les limites d’un fait scientifique. Dans sa théorie du mouvement2, Isaac Newton postule que la vitesse du mouvement est toujours relative et que le temps est absolu, quel que soit celui qui le calcule. Dans l’un de ses articles fondamentaux de 19053, Einstein a affirmé que la vitesse de la lumière c dans le vide est absolue, ce qui implique que le temps est relatif. Ce caractère non intrinsèque du temps est précisément un moyen de « réfuter » la théorie, mais heureusement, elle ne l’a pas encore été.
Même si la relativité d’Einstein semble enterrer la physique newtonienne, il n’a pas réellement réfuté les théories de ses prédécesseurs. Il les a plutôt affinées. Newton et Einstein avaient tous les deux raison : la physique de Newton est correcte pour les vitesses « lentes » (n’oublions pas que même une fusée hypersonique a une vitesse lente dans ce contexte !) mais pas pour les vitesses proches de c (la vitesse de la lumière). Pour les vitesses lentes, les théories d’Einstein et de Newton coïncident. Einstein a simplement offert une explication plus complète de l’univers.
Même si la relativité d’Einstein semble enterrer la physique newtonienne, il n’a pas réellement réfuté les théories de ses prédécesseurs.
Un autre exemple serait la génétique. Lorsque Mendel étudiait l’hérédité chez les plants de pois, il savait que les caractéristiques pouvaient être transmises de génération en génération au sein d’une même espèce. Nous avons ensuite appris l’existence de l’ADN, et découvert que l’hérédité est contenue dans les gènes transmis par les parents à leur progéniture. Ainsi, pendant un certain temps, la réalité scientifique était que le patrimoine génétique était uniquement défini par l’ADN câblé à la naissance.
Plus récemment, nous avons découvert l’épigénétique : l’existence d’interrupteurs moléculaires capables d’activer ou de désactiver les gènes dans un processus qui peut se produire à tout moment de la vie d’un organisme. Cela signifie donc que les expériences peuvent influencer les fonctions des gènes en apportant de petits ajustements à notre ADN et, de surcroît, que ces modifications « acquises » peuvent être transmises à notre progéniture au fil des générations. Une fois de plus, le rôle de l’ADN dans l’hérédité n’a pas été réfuté ; c’est plutôt notre compréhension de l’ensemble de la situation qui a mûri.
Ces exemples montrent l’importance fondamentale d’un doute scientifique, collectif et fructueux, opposé aux affirmations péremptoires qui entourent souvent les opinions ou pire les « faits alternatifs ».
Le doute est sain, la méfiance ne l’est pas
C’est ce « doute collectif », exercé par les scientifiques, qui permet d’affiner les savoirs. Le fait de s’interroger les uns les autres, de remettre en question les méthodes utilisées et d’ajouter de nouvelles informations provenant de sources différentes permet aux faits scientifiques de devenir extrêmement difficiles à réfuter. Ainsi, au lieu d’affaiblir les faits scientifiques, cette forme particulière du doute contribue en réalité à les renforcer.
C’est pourquoi, en fin de compte, il est très rare que des faits scientifiques validés soient entièrement jetés à la poubelle à la suite de nouvelles découvertes. Au contraire, ils ont tendance à être affinés. Nous en redéfinissons les contours et nous développons de nouvelles méthodes, ce qui nous permet de ciseler une image plus précise de la vérité, comme celle d’un écran d’ordinateur pixellisé devenant plus nette à mesure que nous y ajoutons des pixels. En réalité, le but de la science est d’améliorer sans cesse la définition de l’image que nous avons de l’univers.