On ne compte plus le nombre d’émissions, de colloques ou d’articles dédiés à une supposée montée de la défiance à l’égard de la science. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
C’est effectivement une thématique fréquente. Les enquêtes d’opinion laissent apparaître une réalité plus contrastée : lorsque la question est générale (« Faites vous confiance aux chercheurs d’organismes publics pour dire la vérité sur leurs sujets de recherche ? »), les deux tiers des sondés répondent positivement ; la perspective peut être nettement plus sombre, sur des sujets médicaux en particulier1. Il reste qu’en général, la défiance à l’égard de la science est plus faible que celle à l’égard du personnel politique. Je ne pense cependant pas qu’il y ait une défiance envers la science « en général », et il faut examiner chaque dossier attentivement.
Expliquez-nous cela !
Je vois deux problèmes liés à la thématique de la défiance : le premier est qu’il s’agit d’une notion floue. On distingue parfois la méfiance, qui serait une attitude diffuse, de la défiance, qui serait une attitude structurée par des raisons, bonnes ou mauvaises, et dans ce cas ce sont ces raisons qui sont à examiner. Mais il y a d’autres notions proches par leurs effets, qui ont des implications différentes : je pense par exemple à l’hésitation, très étudiée dans le cas des vaccins, et qui n’est identique ni à la méfiance ni à la défiance. Je pense également à la confusion, qui peut avoir les mêmes effets que la défiance en termes de démobilisation, mais qui traduit, elle, l’absence de repères fiables, ou la difficulté de distinguer entre des réalités proches en apparence.
On distingue parfois la méfiance, qui serait une attitude diffuse, de la défiance, qui serait une attitude structurée par des raisons.
Dans ce dernier cas, la cacophonie entre l’expertise des agences et les experts « de plateau », par exemple, a pu créer une confusion certaine, qui est, par ailleurs et en un sens beaucoup plus large, au cœur de la notion d’« infodémie », réactivée par l’OMS en février 2020. Le second problème est d’objectiver cette défiance, si elle existe. Le fait de la considérer un peu trop vite comme acquise peut avoir un effet sur le débat démocratique : à quoi bon chercher à convaincre du bien-fondé d’une mesure si l’on considère qu’une large partie de la population y est par principe hostile ?
On a beaucoup parlé à l’automne d’une défiance importante, et relativement récente, des Français à l’égard des vaccins, à un moment où aucun vaccin n’était encore disponible, ce qui rendait toute déclaration très abstraite. Le début de la campagne a, au contraire, plutôt laissé apparaître un désir d’avoir accès aux vaccins le plus tôt possible – l’hésitation sur l’AstraZeneca étant un cas à part. En l’espèce, le critère comportemental – comment vont agir les personnes concernées ? – me semble plus important que les déclarations.
Certains chercheurs parlent de phénomènes communautaires. Autrement dit, les scientifiques appartenant à une élite ne seraient plus reconnus par les classes populaires, qui se considèreraient étrangères à ce groupe et par conséquent défiantes à son égard. Qu’en pensez-vous ?
Il faudrait préciser ce que l’on entend ici par « élite ». Le quotidien de nombreux chercheurs est assez éloigné du cadre de vie des élites économiques, cela va sans dire ; hormis certains cas particuliers, ils sont également éloignés du cœur du dispositif de décision politique, et on ne peut pas dire que chercheurs et ingénieurs soient surreprésentés parmi les députés et les sénateurs. Le problème me semble plutôt être celui de l’image que l’on se fait de la science, et qui correspond à au moins trois réalités. Il y a tout d’abord ce que l’on sait de la recherche, de ses conditions, du métier de chercheur. Cela suscite plutôt de l’intérêt : certaines conférences, événements du type « Fête de la science », ou encore des vidéos de vulgarisation bien faites, agrègent un large public.
Il y a ensuite l’expertise, individuelle ou collective, au sein d’une agence, d’une commission, d’un organisme, qui est souvent mal comprise : alors que c’est en général une procédure qui obéit à des règles strictes, qui peut aboutir à des avis nuancés, intégrant même parfois une pluralité de vues, elle se télescope avec l’image des « experts » des chaînes d’information en continu, ou même, plus généralement, avec l’image médiatique de ceux qui, parce qu’ils ont une compétence sur un domaine particulier, se sentent autorisés à donner un avis sur d’autres disciplines ou d’autres questions. Cette image d’experts « en science » a fait beaucoup de mal, on a ainsi vu beaucoup d’épidémiologistes improvisés ces derniers mois…
Enfin, il y a la science telle qu’elle est mobilisée pour justifier une décision politique (« nous suivons la science », « la science a tranché »), ce qui fait parfois retomber sur la science des critiques qui sont en fait élevées contre le politique. Ce dernier type de vision semble relever de ce que l’on a appelé autrefois le « modèle linéaire » – en gros, une fois que la science a tranché, une politique et une seule en découle – qui ne correspond pas à la réalité des faits : même sur les sujets qui sont parfaitement stables du point de vue la connaissance scientifique – que ce soit dans le domaine de l’énergie, de l’environnement, ou de la santé notamment –, il y a en général une pluralité de scénarios et le décideur ne peut pas se cacher derrière les chercheurs ni les experts. Ce qui ne veut pas dire qu’il peut les ignorer.
Les théories du complot, regroupées sous le terme « complotisme », ont pour point commun de n’avoir aucune base scientifique. Leur recrudescence supposée n’est-elle pas la preuve d’une défiance de la science ?
On peut en effet nourrir quelques inquiétudes. Par exemple, le documentaire Hold up, qui a été visionné des millions de fois, mêle des interrogations sur le virus à des spéculations sur la réalité de la pandémie, au projet mondial d’une grande « Réinitialisation », pour ne pas parler de la 5G, et cela peut avoir des effets sanitaires. Il se peut que les réseaux sociaux donnent une visibilité accrue à ce phénomène. Mais, même quand une théorie du complot apparaît sur un sujet traité par ailleurs par une recherche scientifique, ce n’est qu’une partie du phénomène : il y a ainsi toute une frange de l’électorat de Donald Trump qui reste persuadée que le résultat de la dernière élection présidentielle américaine relève d’un complot démocrate.
Même s’il y a une recrudescence des théories du complot… elles ne visent pas, ou peu, la recherche en tant que telle.
Cette dernière théorie du complot me semble assez lourde de conséquences, et elle ne contient aucune affirmation sur la science. Si l’on emploie le langage de la défiance, une telle attitude traduit une défiance à l’égard des institutions comme telles, soupçonnées d’obéir à un agenda secret, et les théories du complot sur les sujets scientifiques ne sont sans doute qu’un volet de cette attitude générale, ciblant cette institution particulière qu’est la science. Dans ce dernier cas, c’est peut-être plus frappant, car l’idée qu’un énoncé scientifique pourrait en fait être le résultat d’une intention cachée entre en tension avec les valeurs d’universalité, de vérité et d’intégrité présupposées par la science. Mais si l’on regarde dans le détail, les théories du complot existantes portent davantage, à ma connaissance, sur la deuxième et la troisième images de la science évoquées plus haut. J’ai vu assez peu de théories complotistes sur la matière noire ou la théorie des cordes…
Ceci encouragerait à penser que, à supposer même qu’il y ait une recrudescence des théories du complot, et même si l’on peut à juste titre s’inquiéter de certaines de leurs expressions, auxquelles il faut répondre quand une connaissance est menacée, elles ne visent pas, ou peu, la recherche en tant que telle, et qu’elles n’expriment pas forcément une défiance envers l’un des aspects fondamentaux de la science, en l’occurrence la recherche.