Science sans défiance…
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », prévenait Rabelais. On pourrait aussi le paraphraser en « Science sans défiance n’est que ruine de l’âme », tant la défiance est un moteur de la science ; sans elle les connaissances resteraient figées. La science implique de mettre en doute les vérités les plus évidentes. Le scientifique est naturellement inquiet – au sens étymologique de « sans repos ». Il est prêt à tout remettre en cause, et pour cela il nourrit un « bon » doute, constructif et organisé.
Face à cette défiance naturelle au scientifique, la société est traversée par une autre forme de doute : un scepticisme général, remettant en cause les résultats de la science. Lorsque les deux phénomènes se rencontrent, le scientifique devient otage alors de son propre doute.
Dans la communauté scientifique, l’absence de consensus constitue une situation normale. La science avance par controverses, qui finissent par se résoudre. Une preuve ou une expérience tranche entre deux ou trois positions différentes, avant que de nouvelles questions et de nouvelles controverses n’émergent.
Dans la communauté scientifique, l’absence de consensus constitue une situation normale. La science avance par controverses, qui finissent par se résoudre.
Au contraire, dans l’espace public, la critique des scientifiques ne vise pas à faire progresser la compréhension d’un phénomène, mais seulement à opposer des arguments. Cette prise de position n’a rien à voir avec le doute scientifique.
Tant que les scientifiques travaillaient à l’écart de l’espace public, les controverses étaient cantonnées au milieu scientifique. Désormais, grâce aux publications en accès libres et aux autres formes de diffusions des connaissances, les circuits de diffusion de la science sont ouverts. D’un côté, ce partage des connaissances est une chance, mais de l’autre, il se heurte à une défiance collective. Les premiers mois de la pandémie, en 2020, constituent une illustration frappante de ce phénomène. Les chercheurs et les médecins confrontant naturellement leurs hypothèses se sont trouvés face à « 60 millions de virologues ». Un choc des défiances.
La méthodologie de la défiance
Quand un scientifique doute, il ne le fait pas sans méthode. S’il interroge une évidence, parfois juste pour approfondir un élément d’une problématique, il accepte en contrepartie que sa question puisse être réfutée. Tandis que dans l’opinion publique, l’objection est absolue. La critique ne vise pas à résoudre les problèmes, elle constitue une prise de position, un engagement. Dans certains débats, notamment médiatiques, on a ainsi vu s’opposer convictions et hypothèses. Un mélange des genres qui sème la confusion et déstabilise bien des scientifiques.
Dès 2018, ce problème de la posture des scientifiques à l’heure de la post-vérité a été l’objet d’un avis du Comité d’éthique du CNRS1, auquel j’appartiens. Cet exercice nous avait permis de rappeler que le scepticisme organisé, tel que prôné par l’épistémologue américain Robert King Merton dans sa définition d’un idéal de science pure, ne constitue pas une remise en cause du savoir. Il s’agit plutôt d’une démarche collective de rigueur, d’une méthodologie du doute. Chaque pas rapprochant le scientifique d’une vérité produit de nouvelles hypothèses. La communauté mesure ensuite l’écart entre la compréhension du phénomène dans ce nouvel espace théorique et son adéquation au monde. Le doute est organisé pour éclairer les nouvelles connaissances.
La défiance dans l’espace public est d’un tout autre ordre. Elle s’appuie sur une suspicion d’intérêts personnels qui viendraient corrompre l’intégrité de la recherche. Si, en dehors de son laboratoire, le scientifique peut manifester des ambitions sociales et être influencé par des motivations complexes, en tant que communauté, les scientifiques ne sont mus que par la quête de vérité.
Paradoxalement, cette dimension collective a pu être occultée par les « science studies », ce champ des sciences sociales qui étudie le fonctionnement de l’expertise scientifique. En laissant entendre que les enjeux de pouvoir dans la communauté scientifique sont identiques à ceux d’autres domaines de la société, elles ont laissé de côté l’épreuve de vérité que constitue l’expérience scientifique. En science, la vérité finit toujours par apparaître à la faveur d’une avancée factuelle. On s’incline alors devant la preuve.
La défiance publique face aux sciences se nourrit également d’un discours de post-vérité, c’est-à-dire d’argumentaires qui s’imposent par la force, au-delà de la preuve. Ce régime de post-vérité est parfois délibéré, quand il sert des intérêts économiques, politiques, idéologiques ou religieux. Il naît bien souvent d’une simple indifférence assumée par rapport aux faits.
Redonner sa place à l’enseignement des sciences
Pour le combattre et aider le public à trier le bon doute de la suspicion généralisée, le scientifique n’a que peu d’outils à sa disposition. Il est très difficile de convaincre le grand public que toutes les mises en cause ne sont pas légitimes.
Il faut néanmoins dans un premier temps rappeler les faits, avancer les preuves. C’est ce que font bien différents médias avec le fact checking. Cet exercice est désormais indispensable. Néanmoins, il ne suffit pas, tant le nombre de nouvelles erronées est grand. On remarque aussi que l’effet pernicieux persiste même si la démonstration de la fausseté a été établie. Le public n’est pas formé d’esprits scientifiques.
Le public n’est pas formé d’esprits scientifiques. Il est donc crucial de mieux expliquer la démarche scientifique dès les classes primaires.
Il est donc crucial de mieux expliquer la démarche scientifique dès les classes primaires. Ce vœu pieux se heurte malheureusement à la formation initiale des professeurs des écoles, majoritairement issus de cursus littéraires. Cette question de l’apprentissage des sciences dès le plus jeune âge reste un levier majeur.
Il me semble également utile d’enseigner l’histoire des sciences. Cette discipline a le mérite de montrer que la science progresse par essais et erreurs. Elle illustre la nature d’une controverse scientifique et, associée à l’épistémologie, elle aide à comprendre la manière dont les idées sont construites Ces approches sont encore mal représentées même au cours des cursus universitaires. Elles pourraient pourtant constituer des alliés méthodologiques pour les chercheurs voire, en étant enseignées au lycée, rendre à la culture générale son volet scientifique.