Comment rester vigilant face aux épidémies d’informations douteuses en période de crise ? Quelle attitude développer face aux argumentations complotistes et aux discours paranoïaques qui s’affranchissent des faits ?
La libre circulation de l’information, caractéristique des démocraties, est aussi l’un de leurs points faibles majeurs, à cause des mécanismes de crédulité psychologique qui guettent chacun d’entre nous. En effet, notre cerveau est victime de raccourcis que l’on considère trop souvent comme l’apanage des autres.
Les biais cognitifs, les préjugés, les stéréotypes et les faux souvenirs orientent de manière insidieuse nos perceptions et nos jugements. Ils se délectent de sensationnel, de satisfaction rapide, d’argumentation simple voire simpliste, mais aussi d’explications consensuelles et de pensées dichotomiques, à l’œuvre par exemple dans le fameux faux-dilemme : « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous ».
Soucieux de décider et d’agir dans le présent et l’immédiat, ces mécanismes psychologiques relèvent de ce que l’économiste et prix Nobel Richard Thaler nomme notre « moi faiseur » 1. Il s’oppose en duel au « moi planificateur », c’est-à-dire aux processus cognitifs qui requièrent plus d’effort et de discernement, demandent un temps long, de la modestie, de la prise de recul et des outils pour observer, comparer les faits. La gestion du duel entre le « moi faiseur » et le « moi planificateur » est au cœur de notre libre arbitre, et ce d’autant plus que les environnements de crise, d’incertitude sur l’avenir et d’« infodémie » mobilisent fortement les préjugés.
Contre les thèses complotistes
C’est là un objet majeur de la recherche contemporaine, comme en témoignent par exemple les travaux sur l’inhibition menés en France par Olivier Houdé 2. L’inhibition est un processus de contrôle attentionnel et de résistance cognitive qui permet de bloquer les heuristiques, les intuitions douteuses et les préjugés figés afin de libérer le discernement.
Ce processus peut s’entraîner et se développer, mais avec difficulté puisque pour le « moi faiseur », les fake news et les thèses complotistes sont des mets de choix, composés d’une rhétorique à « lubrifiants persuasifs » : figures d’autorité contestatrices, corrélations illusoires, sophismes, généralisations hâtives… la liste est longue. Chacun se rassure en se persuadant qu’il a plus ou moins conscience du duel et qu’il en maîtrise les arcanes.
Certains de nos biais cognitifs sont d’ailleurs là pour nous donner le sentiment que nous ne sommes pas à la merci de ces chausse-trappes ! Il en est ainsi du biais d’excès de confiance, qui explique que plus de la moitié des gens estiment avoir une intelligence supérieure à la moyenne, que 93% des automobilistes se considèrent comme meilleurs que la médiane des conducteurs 3, et que 94% des enseignants d’université pensent qu’ils sont plus compétents que leurs collègues 4 !
Et vous ? Ne lancez-vous pas les dés plus doucement pour faire un petit nombre et plus vigoureusement pour faire un grand nombre ? Le biais d’illusion de contrôle nous persuade de disposer d’un pouvoir rassurant, y compris face à l’incertitude.
L’effet des « truismes culturels »
Mais un autre problème, moins évident, explique la puissance des fake news et des thèses complotistes : les « truismes culturels » et le déficit de compétence démocratique auxquels ils sont associés. Un truisme culturel est une représentation commune, acquise au cours de l’éducation, considérée comme un terrain d’entente largement partagé entre les membres d’une communauté, et donc rarement débattue, voire jamais défendue, ce qui en fait sa faiblesse. Il en va des valeurs peu controversées (l’honnêteté, l’égalité et l’équité), ou de principes considérés comme évidents dans certaines sociétés (la laïcité ou encore l’universalité des droits humains).
Puisque nous considérons les truismes comme évidents, nous avons peu conscience des raisons pour lesquelles nous y adhérons, et nous sommes peu entraînés à les défendre lorsqu’ils sont remis en cause. Songeons aux enseignants se retrouvant devant leur classe pour justifier de la liberté d’expression au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty.
Les truismes contemporains sont bien souvent les cibles des théories complotistes, qui présentent par exemple la science comme un récit tout à fait comparable aux autres (Etienne Klein l’explique parfaitement dans son dernier opuscule, Le goût du vrai, 2020 5). Ainsi, le truisme qui dit que « la connaissance scientifique recherche la vérité et œuvre pour le bien de l’humanité » est remis en cause, tout comme le mérite de la vaccination, ou encore le réchauffement climatique lié à l’activité humaine.
Fake news : les raccourcis
Le scepticisme naît d’un manque d’immunité collective des truismes culturels. Comment alors stimuler la défense du corps social ? Bien entendu, cela passe en premier lieu par une vulgarisation efficace de toutes les cibles des théories complotistes. Par exemple le fonctionnement de la science et les fondements de la liberté d’expression et de la laïcité. Mais aussi par une compréhension de notre crédulité individuelle et collective face à la dynamique des fake news et des théories du complot, dans le but d’inhiber notre « moi faiseur » lorsqu’il se fait trop pressant.
Mais le savoir ne semble pas suffisant, il faut lui adjoindre un savoir-faire, sous la forme d’une compétence à contre-argumenter face aux fake news et au complotisme. Cette question de la défense des truismes, qui n’est pas nouvelle mais ressurgit à l’aune de l’actualité, a été formalisée par le psychologue William McGuire dans sa théorie de « l’inoculation psychologique », dont on constate un important retour dans les publications scientifiques de ces trois dernières années. Le but de l’inoculation psychologique est, par analogie avec l’inoculation biologique, d’aider les individus à créer leurs propres défenses, des « anticorps psychologiques », contre des tentatives extérieures d’influence.
Tout comme en médecine, le corps social démocratique a besoin d’une immunité pour résister aux « infodémies », surtout s’il est fragilisé par une crise.
Un vaccin contre les complots
Le processus d’inoculation psychologique consiste en un entraînement inversé : apprendre à manier des stratégies complotistes, à produire des argumentations fallacieuses, et à remettre en cause les truismes dans le but d’en décortiquer les mécanismes, pour ensuite mieux les déconstruire à l’aide d’un véritable savoir-faire. S’entraîner à remettre en cause nos évidences n’est pas chose simple car il s’agit de vanter ce que l’on veut combattre pour mieux le maîtriser ensuite. C’est pourtant une voie prometteuse de la recherche contemporaine.
Un atelier d’inoculation se divise classiquement en trois sessions : une phase de défense, une phase d’attaque, et enfin une phase de réfutation. La phase de défense consiste à fournir ou produire des arguments favorables à l’idée que l’on souhaite défendre (par exemple, la liberté d’expression). Dans la phase d’attaque, les participants sont amenés à écouter ou bien à élaborer honnêtement et sincèrement des arguments défavorables à cette idée, mais aussi à utiliser les artifices complotistes classiques.
Dans notre exemple, il s’agit de remettre en cause la liberté d’expression. Dit autrement, ils se comportent l’espace d’un instant en adversaire et/ou en conspirationniste. Enfin, la phase de réfutation du protocole d’inoculation consiste à contre-argumenter dans le but de s’entraîner à stimuler ses défenses psychologiques. Le fait de pratiquer ces ateliers en petits groupes génère une « inoculation sociale », où l’on apprend aussi de ses pairs. Il existe aujourd’hui des expérimentations basées sur des « ateliers de démocratie » ou encore des « fake news games » où l’on apprend à simuler des rôles de complotiste et autres manipulateurs. Des chercheurs comme Jon Roozenbeek à Cambridge montrent à quel point ce type de pédagogie aide à réduire le pouvoir persuasif des faux articles de presse, à relativiser les théories conspirationnistes et aiguiser la défense de nos propres valeurs 6. La démocratie ne va pas de soi : nos sociétés ont plus que jamais besoin de développer et d’entraîner les compétences de leurs citoyens si elles veulent rester actrices de leur avenir.