Aucune entreprise n’échappe aujourd’hui à l’accélération des défis économiques et aux changements disruptifs. Face à la croissance de l’imprévisibilité et de la complexité, la plupart cherchent à survivre en réduisant leurs coûts de production ou en tentant de conquérir de nouvelles parts de marché. Plus encore, les dirigeants ne sont guère préparés à gérer l’inconnu.
Dans ce contexte, comment peuvent-ils donner du sens à ces injonctions paradoxales, à cette avalanche d’oxymores des temps modernes que sont la « profitabilité » et le « développement durable », les « valeurs » et la « valeur », l’« innovation ouverte » et la « compétitivité », ou encore la « responsabilité sociale et environnementale » et la « création de richesse » ? Seule une véritable révolution de l’architecture sociale qui préside à l’analyse, à la décision, et à l’action pourrait offrir de nouveaux moyens de résoudre efficacement ces dilemmes.
Pour l’auteur de ces lignes, il faut donc instaurer un véritable esprit collaboratif au sein des entreprises. Les nouveaux schémas d’organisation devront s’appuyer davantage sur l’intelligence collective 1, car comme disait l’Euripide, « aucun de nous ne sait ce que nous savons tous, ensemble ».
Finie l’époque des pyramides
Pour les récalcitrants, les réfractaires aux bienfaits du collectif, la crise de la Covid-19 fournit des preuves supplémentaires de l’importance de la coopération. Partout dans le monde, épidémiologistes, praticiens, chercheurs, ingénieurs, exploitent ensemble et sans relâche le flot de données sur l’épidémie pour modéliser la progression du virus, prédire l’impact des interventions possibles ou bien développer des solutions biomédicales à cette question sanitaire.
Des codes ouverts et réutilisables par les laboratoires mondiaux ont été échangés. Le monde de la recherche et de l’innovation s’est pris d’une frénésie de collaboration et de production jusque-là inégalée. Autrement dit, il en sera bientôt fini des organisations pyramidales que l’on constate encore çà et là dans les instances de décision où le rapport à l’autre n’existe que par un lien de subordination. Reconnaissons cependant que ces structures pyramidales anciennes, dogmatiques, forgées sur des arguments d’autorité et parfois opaques sont très efficaces quand le milieu dans lequel elles évoluent reste stable.
Comment, alors, encourager l’intelligence collective ?
En s’opposant d’abord à l’idée convenue selon laquelle il existerait une forme de dégradation de l’intelligence dès lors que nous nous retrouvons à plusieurs pour réfléchir ou décider. Contre ceux qui pensent que ce sont les individus qui sont les seuls vecteurs d’intelligence, tandis que les groupes font preuve de sottise, rappelons que les performances cognitives d’un sujet reposent avant tout sur l’usage d’outils symboliques (langues, écritures, etc.) ou matériels (instruments de calcul, de mesure, l’énergie, les transports, etc.). Or chacun reçoit ces deux outils comme un don des autres, par la culture et l’éducation : il ne les a pas inventés lui-même.
En somme, la plupart des connaissances avancées par ceux qui prétendent que l’intelligence est purement individuelle provient du collectif. Ces connaissances n’auraient pu s’accumuler et se perfectionner sans de longues chaînes de transmission intergénérationnelle, qui perdurent grâce à la famille, l’école ou les médias. L’Homo sapiens a su inventer le concept de « culture cumulative », en tant qu’activité qui s’enrichit progressivement avec le temps grâce à l’apport de connaissance par ses pairs. Nous pouvons mesurer aujourd’hui les fruits de cette activité pensante et collective au travers de ses produits dérivés que sont la démocratie, le marché, l’art, la technologie, ou encore la science 2.
De l’individu à l’ensemble
Comment exploiter pleinement les ressources d’un individu, qui par essence vit et travaille à plusieurs, pour faire émerger une forme d’intelligence collective ? Tout d’abord, l’intelligence collective renvoie aux capacités cognitives qui permettent à une société ou une communauté de s’adapter aux changements d’un monde incertain.
Cette forme de pensée collective, loin du conformisme et de l’uniformisation qui s’opposent au changement, conduit à créer pour enrichir notre héritage, notamment sous l’impulsion d’un sentiment d’obligation qui nous pousse à enrichir ce legs. L’intelligence collective n’est féconde qu’en articulant ou en coordonnant les singularités, en facilitant les dialogues, l’écoute d’autrui, et non pas en nivelant les différences ou pire encore, en bâillonnant les dissidents 3.
Enfin, rappelons qu’avant d’enrichir un corpus de connaissances, il nous faut se l’approprier par l’apprentissage. C’est à partir de la connaissance du passé que nous pouvons inventer un futur collectif et apprécier le degré d’intelligence d’une organisation humaine, qu’elle soit une entreprise, un gouvernement, une administration ou une association. Sans mémoire, point d’intelligence collective !
Un QI collectif ?
Si nous pouvons quantifier l’intelligence individuelle via la performance à diverses tâches, et ainsi dériver un « quotient intellectuel » individuel (le fameux QI), alors pourquoi ne pas mesurer l’intelligence d’un groupe d’individus par sa performance à des tâches collectives ? Des chercheurs ont démontré l’existence d’un « facteur C » d’intelligence collective mesurant la performance de groupe aux diverses tâches 4.
Pour qu’un groupe maximise son intelligence collective, nul besoin d’y regrouper des gens avec un QI important. Ce qui compte, c’est la diversité des sensibilités sociales, des expertises et des formations de ses membres, ainsi que la capacité à interagir efficacement et à prendre la parole de manière équitable lors des échanges. Autrement dit, un groupe intelligent n’est pas un groupe formé d’individus intelligents, mais d’individus différents qui interagissent sur la base de l’équité, de la réciprocité et qui sont animés par des valeurs morales partagées. Et les auteurs de conclure : « il semble plus facile d’augmenter l’intelligence d’un groupe que celle d’un individu. Pourrait-on augmenter l’intelligence collective, par exemple, grâce à de meilleurs outils de collaboration en ligne ? » 5.
L’auto-organisation des communautés a été l’apanage du monde « open-source » et à l’origine de projets massifs comme Wikipédia ou Linux. Elle devient aujourd’hui une évidence dans la résolution de problèmes globaux et multidisciplinaires, opposant la diversité des compétences à la complexité des problèmes. Créer un rapport de force équilibré dans le monde du travail ne pourra se faire que par une reconstruction du soubassement de l’organisation du pouvoir. Comme ce fut le cas, par exemple, dans le réagencement de la cellule familiale dès les années 1950, certains comportements apparaissent aujourd’hui inappropriés dans le monde du travail dès lors qu’ils nuisent à l’émergence d’intelligence collective.
Gageons que ces quelques lignes auront convaincu le lecteur de l’importance d’instaurer dans les entreprises, mais aussi à l’école, et au sein de toutes les collectivités humaines, des relations fondées sur l’équité, la réciprocité ou le sentiment d’obligation – pour ne citer que les facteurs principaux favorisant l’expression d’un QI collectif.