« Les aspects les plus addictifs des smartphones sont leurs fonctions sociales », commence Samuel Veissière, anthropologue de l’évolution et professeur adjoint de psychiatrie à l’université McGill de Montréal.
Pour lui, l’addiction aux smartphones n’est pas seulement due aux shoots de dopamine envoyés par le système de récompense du cerveau à la réception d’une notification, comme c’est souvent expliqué. Il pense que le déverrouillage mécanique de son smartphone est davantage lié à un conditionnement de type pavlovien, à l’habitude. « Lorsque les gens attendent un bus, ou qu’ils se trouvent dans une situation d’ennui, ils ont tendance à sortir leur téléphone automatiquement, et à se lancer dans une navigation sans réfléchir, juste pour chercher des stimuli et des récompenses. » Les recherches de Samuel Veissière visent ainsi à découvrir la « substance » qui rend beaucoup d’entre nous si dépendants que nous en sommes prêts à sacrifier des besoins aussi fondamentaux que le sommeil, l’alimentation ou le sexe.
Médias sociaux et santé publique
Bien qu’il y ait encore des débats dans la communauté scientifique, les preuves de l’effet néfaste des smartphones et des réseaux sociaux sur la santé mentale se multiplient. L’anxiété, la dépression, les troubles de la mémoire et du sommeil, mais aussi l’accroissement du sentiment de solitude… seraient ainsi en grande partie explicables par le temps passé sur les écrans.
Dans un article théorique publié en 2019 dans la prestigieuse revue Behavioural and Brain Sciences 1, son équipe de recherche a présenté un nouveau paradigme sur l’évolution conjointe de la cognition et de la culture. Pour les scientifiques, les êtres vivants génèrent en permanence des « prédictions » sur l’évolution du monde qui les entoure en analysant différents stimuli. L’objectif est de minimiser le risque de mauvaise surprise, qui pourrait compromettre la survie de l’espèce. Cette conception du cerveau comme une « machine à prédire » est assez commune chez les spécialistes, mais Samuel Veissière et ses collègues ont précisé que le cerveau et le corps humains ne fonctionnent pas seuls, mais collectivement, en externalisant l’analyse des stimuli et la formulation des prédictions à un réseau d’autres cerveaux.
L’idée de base, c’est que les humains (contrairement aux chimpanzés) ne sont pas très doués pour la résolution individuelle des problèmes, et qu’ils doivent plutôt puiser dans un vaste répertoire de savoirs et de compétences cumulées et transmises au fil des générations. Le cerveau humain cherche donc constamment à mettre à jour ses connaissances en fonction des autres ; et pour cela, il compare en permanence son comportement à celui de ses pairs pour l’ajuster en conséquence.
Samuel Veissière explique ainsi que la cognition et la culture humaines « fonctionnent déjà comme Internet », puisque l’esprit humain est conçu pour l’information. Nous sommes donc, dans le monde social, en permanence à la recherche de lignes directrices en matière de comportement, mais aussi de moyens d’être utile ou de se forger une identité.
« Les médias sociaux et la majeure partie d’Internet répondent à ces fonctions de notre cerveau. Même lorsque nous n’interagissons pas directement avec des personnes que nous connaissons – comme lorsque nous regardons des vidéos sur YouTube ou que nous parcourons la page Instagram ou Twitter d’une célébrité – nous identifions les informations socialement pertinentes qui nous permettront de fonctionner de manière optimale », déclare-t-il.
Les accros du smartphone
Pour mesurer le degré d’addiction au smartphone, le Dr. Veissière et son équipe ont alors forgé une échelle d’« utilisation problématique des smartphones », évaluant à quel point l’appareil interfère avec la vie quotidienne de son propriétaire.
Ils ont ainsi constaté que plus de 40 % de l’échantillon d’étudiants analysé présentait des signes de dépendance aux smartphones 2. Pour mettre les choses en perspective, il rappelle que 0,6 % de la population mondiale est dépendante aux drogues dures comme la cocaïne, les opiacés et les amphétamines 3. En outre, une étude portant sur 24 pays a montré que les taux d’addiction ont augmenté de façon exponentielle depuis 2014, la Chine affichant de loin les taux les plus élevés 4.
Pour essayer de faire prendre conscience des dangers du phénomène, Samuel Veissière compare cette dépendance aux smartphones au tabagisme : « J’espère que dans une cinquantaine d’années, quand nous regarderons des films montrant des gens collés à leurs smartphones, nous trouverons ce phénomène aussi troublant que lorsque l’on voit aujourd’hui des vieux films dans lesquels les gens fument dans des bureaux ou des trains ».
« L’arrivée de l’iPhone en 2007 a précipité le passage à l’ère du numérique mobile », déclare-t-il, « et nous n’avons pas encore pleinement saisi l’ampleur et la radicalité de l’impact de cette évolution sur nos vies ». Pour lui, la dépendance aux smartphones est en effet un problème majeur de santé publique, qui devrait être traité comme tel par les gouvernements : « L’usage d’Internet devrait être réglementé comme s’il s’agissait d’une drogue dure. La durée d’utilisation devrait être prescrite selon l’âge ou les risques, et être lourdement taxée au-delà d’un certain nombre d’heures par jour ».
Pour lui, « les enfants en particulier devraient être légalement protégés des écrans de la même manière qu’ils sont protégés du tabac, de l’alcool et de toutes les drogues qui peuvent nuire à leur développement. Le temps passé sur Internet devrait être limité aux sessions encadrées dans les écoles. Les rapports actuels, qui recommandent un maximum de deux heures par jour pour les enfants, ne sont pas assez radicaux ».
Désintoxication numérique
En attendant que les gouvernements se penchent sur la question, Samuel Veissière recommande l’autorégulation, en cherchant à établir un équilibre sain entre vie numérique et vie physique. Dans sa dernière étude, publiée cette année, son équipe a mené une intervention comportementale visant à étudier les effets d’une « désintoxication numérique » 5. « Nous avons mesuré différents facteurs avant et après que les participants aient cessé d’utiliser leurs smartphones », explique-t-il. L’objectif était de découvrir si l’on pouvait réduire les effets délétères pour la santé mentale en ciblant les mécanismes automatiques et inconscients de l’utilisation compulsive des smartphones. Leurs résultats indiquent une nette amélioration du sentiment de bien-être, du sommeil et de la mémoire, ainsi qu’une réduction considérable du temps passé devant les écrans après seulement deux semaines de désintoxication.
Les participants à l’étude sont principalement des étudiants âgés de 18 à 30 ans – la catégorie de personnes dont la santé mentale est la plus affectée par l’utilisation des smartphones. Ainsi, bien qu’elle ne soit pas représentative de certains groupes « très préoccupants », comme les enfants, elle donne un aperçu de ce qui peut être réalisé concrètement pour réduire l’impact négatif des écrans.
« Nous avons utilisé nos résultats pour fournir une liste de dix étapes simples que les propriétaires de smartphones peuvent appliquer pour rendre leur utilisation cognitivement plus complexe, et donc moins addictive ». Comme ses recherches indiquent que la dépendance aux smartphones est due à un conditionnement, la plupart des étapes sont conçues pour rendre l’utilisation moins intuitive, et donc moins agréable, afin de réduire les usages automatiques. « Il s’agit notamment de supprimer le déverrouillage par empreinte digitale, de désactiver les notifications, de faire passer l’écran en nuances de gris, de supprimer les applications de réseaux sociaux afin de ne les consulter que sur un ordinateur, et de garder les téléphones en dehors des chambres. Globalement, l’objectif est de limiter l’utilisation du téléphone aux fonctions nécessaires au travail ou à la famille, et de restreindre autant que possible l’usage des réseaux sociaux à des sessions ritualisées, réalisées sur ordinateur et dont la durée est déterminée à l’avance. Une sorte de « minimalisme numérique », si vous voulez ».