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Addiction : taxer les réseaux sociaux comme le tabac

James Bowers, Rédacteur en chef de Polytechnique Insights
Le 18 février 2021 |
5 min. de lecture
Samuel Vessière
Samuel Veissière
assistant professeur de psychiatrie à l'université McGill à Montréal
En bref
  • Selon le Dr Samuel Veissière, la dépendance aux smartphones est surtout due à la dépendance aux réseaux sociaux.
  • Pour Samuel Veissière, notre addiction à Internet vient du fonctionnement même de notre cerveau, qui est conçu pour fonctionner en réseau et adapter son comportement en fonction de celui des autres.
  • L’addiction aux drogues dures concerne 0,6 % de la population, mais cette proportion monte jusqu'à 40 % pour l’addiction aux smartphones. Le Dr Vessière appelle donc à une réglementation plus stricte, voire à une taxation de l’usage d’Internet, à l'instar de ce qui se fait déjà pour d'autres substances addictives comme le tabac.
  • Avec son équipe de recherche, il propose une « désintoxication numérique », et liste 10 moyens simples permettant de réduire le temps passé devant son écran de téléphone.

« Les aspects les plus addic­tifs des smart­phones sont leurs fonc­tions sociales », com­mence Samuel Veis­sière, anthro­po­logue de l’évolution et pro­fesseur adjoint de psy­chi­a­trie à l’u­ni­ver­sité McGill de Montréal. 

Pour lui, l’addiction aux smart­phones n’est pas seule­ment due aux shoots de dopamine envoyés par le sys­tème de récom­pense du cerveau à la récep­tion d’une noti­fi­ca­tion, comme c’est sou­vent expliqué. Il pense que le déver­rouil­lage mécanique de son smart­phone est davan­tage lié à un con­di­tion­nement de type pavlovien, à l’habitude. « Lorsque les gens atten­dent un bus, ou qu’ils se trou­vent dans une sit­u­a­tion d’en­nui, ils ont ten­dance à sor­tir leur télé­phone automa­tique­ment, et à se lancer dans une nav­i­ga­tion sans réfléchir, juste pour chercher des stim­uli et des récom­pens­es. » Les recherch­es de Samuel Veis­sière visent ain­si à décou­vrir la « sub­stance » qui rend beau­coup d’en­tre nous si dépen­dants que nous en sommes prêts à sac­ri­fi­er des besoins aus­si fon­da­men­taux que le som­meil, l’alimentation ou le sexe.

Médias soci­aux et san­té publique

Bien qu’il y ait encore des débats dans la com­mu­nauté sci­en­tifique, les preuves de l’effet néfaste des smart­phones et des réseaux soci­aux sur la san­té men­tale se mul­ti­plient. L’anxiété, la dépres­sion, les trou­bles de la mémoire et du som­meil, mais aus­si l’accroissement du sen­ti­ment de soli­tude… seraient ain­si en grande par­tie explic­a­bles par le temps passé sur les écrans. 

Dans un arti­cle théorique pub­lié en 2019 dans la pres­tigieuse revue Behav­iour­al and Brain Sci­ences 1, son équipe de recherche a présen­té un nou­veau par­a­digme sur l’évolution con­jointe de la cog­ni­tion et de la cul­ture. Pour les sci­en­tifiques, les êtres vivants génèrent en per­ma­nence des « pré­dic­tions » sur l’évolution du monde qui les entoure en analysant dif­férents stim­uli. L’objectif est de min­imiser le risque de mau­vaise sur­prise, qui pour­rait com­pro­met­tre la survie de l’espèce. Cette con­cep­tion du cerveau comme une « machine à prédire » est assez com­mune chez les spé­cial­istes, mais Samuel Veis­sière et ses col­lègues ont pré­cisé que le cerveau et le corps humains ne fonc­tion­nent pas seuls, mais col­lec­tive­ment, en exter­nal­isant l’analyse des stim­uli et la for­mu­la­tion des pré­dic­tions à un réseau d’autres cerveaux.

L’idée de base, c’est que les humains (con­traire­ment aux chim­panzés) ne sont pas très doués pour la réso­lu­tion indi­vidu­elle des prob­lèmes, et qu’ils doivent plutôt puis­er dans un vaste réper­toire de savoirs et de com­pé­tences cumulées et trans­mis­es au fil des généra­tions. Le cerveau humain cherche donc con­stam­ment à met­tre à jour ses con­nais­sances en fonc­tion des autres ; et pour cela, il com­pare en per­ma­nence son com­porte­ment à celui de ses pairs pour l’ajuster en conséquence.

Samuel Veis­sière explique ain­si que la cog­ni­tion et la cul­ture humaines « fonc­tion­nent déjà comme Inter­net », puisque l’e­sprit humain est conçu pour l’in­for­ma­tion. Nous sommes donc, dans le monde social, en per­ma­nence à la recherche de lignes direc­tri­ces en matière de com­porte­ment, mais aus­si de moyens d’être utile ou de se forg­er une identité.

« Les médias soci­aux et la majeure par­tie d’Internet répon­dent à ces fonc­tions de notre cerveau. Même lorsque nous n’in­ter­agis­sons pas directe­ment avec des per­son­nes que nous con­nais­sons – comme lorsque nous regar­dons des vidéos sur YouTube ou que nous par­courons la page Insta­gram ou Twit­ter d’une célébrité – nous iden­ti­fions les infor­ma­tions sociale­ment per­ti­nentes qui nous per­me­t­tront de fonc­tion­ner de manière opti­male », déclare-t-il.  

Les accros du smartphone

Pour mesur­er le degré d’addiction au smart­phone, le Dr. Veis­sière et son équipe ont alors forgé une échelle d’« util­i­sa­tion prob­lé­ma­tique des smart­phones », éval­u­ant à quel point l’appareil inter­fère avec la vie quo­ti­di­enne de son propriétaire.

Ils ont ain­si con­staté que plus de 40 % de l’échan­til­lon d’étudiants analysé présen­tait des signes de dépen­dance aux smart­phones 2. Pour met­tre les choses en per­spec­tive, il rap­pelle que 0,6 % de la pop­u­la­tion mon­di­ale est dépen­dante aux drogues dures comme la cocaïne, les opi­acés et les amphé­t­a­mines 3. En out­re, une étude por­tant sur 24 pays a mon­tré que les taux d’ad­dic­tion ont aug­men­té de façon expo­nen­tielle depuis 2014, la Chine affichant de loin les taux les plus élevés 4.

Pour essay­er de faire pren­dre con­science des dan­gers du phénomène, Samuel Veis­sière com­pare cette dépen­dance aux smart­phones au tabag­isme : « J’espère que dans une cinquan­taine d’an­nées, quand nous regarderons des films mon­trant des gens col­lés à leurs smart­phones, nous trou­verons ce phénomène aus­si trou­blant que lorsque l’on voit aujourd’hui des vieux films dans lesquels les gens fument dans des bureaux ou des trains ».  

« L’ar­rivée de l’i­Phone en 2007 a pré­cip­ité le pas­sage à l’ère du numérique mobile », déclare-t-il, « et nous n’avons pas encore pleine­ment saisi l’ampleur et la rad­i­cal­ité de l’impact de cette évo­lu­tion sur nos vies ». Pour lui, la dépen­dance aux smart­phones est en effet un prob­lème majeur de san­té publique, qui devrait être traité comme tel par les gou­verne­ments : « L’usage d’Inter­net devrait être régle­men­té comme s’il s’agis­sait d’une drogue dure. La durée d’utilisation devrait être pre­scrite selon l’âge ou les risques, et être lour­de­ment taxée au-delà d’un cer­tain nom­bre d’heures par jour ».

Pour lui, « les enfants en par­ti­c­uli­er devraient être légale­ment pro­tégés des écrans de la même manière qu’ils sont pro­tégés du tabac, de l’al­cool et de toutes les drogues qui peu­vent nuire à leur développe­ment. Le temps passé sur Inter­net devrait être lim­ité aux ses­sions encadrées dans les écoles. Les rap­ports actuels, qui recom­man­dent un max­i­mum de deux heures par jour pour les enfants, ne sont pas assez rad­i­caux ». 

Dés­in­tox­i­ca­tion numérique 

En atten­dant que les gou­verne­ments se penchent sur la ques­tion, Samuel Veis­sière recom­mande l’autorégulation, en cher­chant à établir un équili­bre sain entre vie numérique et vie physique.  Dans sa dernière étude, pub­liée cette année, son équipe a mené une inter­ven­tion com­porte­men­tale visant à étudi­er les effets d’une « dés­in­tox­i­ca­tion numérique » 5. « Nous avons mesuré dif­férents fac­teurs avant et après que les par­tic­i­pants aient cessé d’u­tilis­er leurs smart­phones », explique-t-il. L’objectif était de décou­vrir si l’on pou­vait réduire les effets délétères pour la san­té men­tale en ciblant les mécan­ismes automa­tiques et incon­scients de l’utilisation com­pul­sive des smart­phones. Leurs résul­tats indiquent une nette amélio­ra­tion du sen­ti­ment de bien-être, du som­meil et de la mémoire, ain­si qu’une réduc­tion con­sid­érable du temps passé devant les écrans après seule­ment deux semaines de désintoxication.

Les par­tic­i­pants à l’é­tude sont prin­ci­pale­ment des étu­di­ants âgés de 18 à 30 ans – la caté­gorie de per­son­nes dont la san­té men­tale est la plus affec­tée par l’u­til­i­sa­tion des smart­phones. Ain­si, bien qu’elle ne soit pas représen­ta­tive de cer­tains groupes « très préoc­cu­pants », comme les enfants, elle donne un aperçu de ce qui peut être réal­isé con­crète­ment pour réduire l’impact négatif des écrans. 

« Nous avons util­isé nos résul­tats pour fournir une liste de dix étapes sim­ples que les pro­prié­taires de smart­phones peu­vent appli­quer pour ren­dre leur util­i­sa­tion cog­ni­tive­ment plus com­plexe, et donc moins addic­tive ».  Comme ses recherch­es indiquent que la dépen­dance aux smart­phones est due à un con­di­tion­nement, la plu­part des étapes sont conçues pour ren­dre l’u­til­i­sa­tion moins intu­itive, et donc moins agréable, afin de réduire les usages automa­tiques. « Il s’ag­it notam­ment de sup­primer le déver­rouil­lage par empreinte dig­i­tale, de dés­ac­tiv­er les noti­fi­ca­tions, de faire pass­er l’écran en nuances de gris, de sup­primer les appli­ca­tions de réseaux soci­aux afin de ne les con­sul­ter que sur un ordi­na­teur, et de garder les télé­phones en dehors des cham­bres. Glob­ale­ment, l’ob­jec­tif est de lim­iter l’u­til­i­sa­tion du télé­phone aux fonc­tions néces­saires au tra­vail ou à la famille, et de restrein­dre autant que pos­si­ble l’usage des réseaux soci­aux à des ses­sions rit­u­al­isées, réal­isées sur ordi­na­teur et dont la durée est déter­minée à l’avance. Une sorte de « min­i­mal­isme numérique », si vous voulez ».

1https://​www​.cam​bridge​.org/​c​o​r​e​/​j​o​u​r​n​a​l​s​/​b​e​h​a​v​i​o​r​a​l​-​a​n​d​-​b​r​a​i​n​-​s​c​i​e​n​c​e​s​/​a​r​t​i​c​l​e​/​a​b​s​/​t​h​i​n​k​i​n​g​-​t​h​r​o​u​g​h​-​o​t​h​e​r​-​m​i​n​d​s​-​a​-​v​a​r​i​a​t​i​o​n​a​l​-​a​p​p​r​o​a​c​h​-​t​o​-​c​o​g​n​i​t​i​o​n​-​a​n​d​-​c​u​l​t​u​r​e​/​9​A​1​0​3​9​9​B​A​8​5​F​4​2​8​D​5​9​4​3​D​D​8​4​7​0​9​2C14A
2https://​www​.fron​tiersin​.org/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​1​0​.​3​3​8​9​/​f​p​s​y​t​.​2​0​2​0​.​0​0​5​7​8​/full
3https://www.unodc.org/unodc/en/frontpage/2017/June/world-drug-report-2017_-29–5‑million-people-globally-suffer-from-drug-use-disorders–opioids-the-most-harmful.html
4https://​psyarx​iv​.com/​f​sn6v/
5https://​psyarx​iv​.com/​tjynk

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