Pourquoi avez-vous choisi d’explorer le thème du soldat augmenté aux États-Unis ?
J’ai rédigé ma thèse sur la pensée bioconservatrice du politologue américain Francis Fukuyama. Selon lui, la nature humaine est un élément fondamental de l’ordre politique et du triomphe de la démocratie libérale, et le projet transhumaniste « d’amélioration humaine » menace en ce sens le devenir même des sociétés libérales. Ces réflexions m’ont amené à m’intéresser à la dimension militaire des perspectives d’augmentation. Les États-Unis se sont positionnés comme la première puissance en matière de soldat augmenté, puisque le département de la Défense américain (DoD), notamment par le biais de l’Agence pour les projets de recherche avancée de défense (DARPA), témoigne depuis plusieurs années d’une volonté de développer des « super soldats », considérant notamment que « les soldats n’ayant aucune limitation physique, physiologique ou cognitive seront la clé de la survie et de la domination opérationnelle à l’avenir ».
Ces « super soldats » existent-ils déjà ?
Il est important de souligner, au préalable, la diversité des moyens d’augmentation, chaque technologie disposant de réalités et contraintes spécifiques. Pour ce qui est des dispositifs matériels d’augmentation, l’exemple le plus connu reste l’exosquelette, et sa mise en application sur le terrain militaire apparaît bien plus complexe qu’en matière civile, tant le soldat se retrouve le plus souvent contraint de s’adapter aux capacités de la machine. Les exosquelettes n’apparaissent pas en mesure, à l’heure actuelle, de répondre à la complexité des mouvements humains ainsi qu’aux multiples interactions possibles entre l’individu et son environnement, et restent par ailleurs soumis au problème de l’autonomie. Mais tout cela pourrait évoluer.
Le Pentagone surveille de près le prototype Onyx, de l’entreprise Lockheed Martin, motorisé pour les membres inférieurs, ou le dispositif souple Wyss Exosuit, développé par l’université d’Harvard. Cependant, ces projets restent clairement éloignés des ambitions initiales d’armure-exosquelette inspirée d’Iron Man. Au-delà des exosquelettes, on peut citer des programmes, comme le « Z‑Man », qui lui est supervisé directement par la DARPA et qui, s’inspirant des lézards geckos, vise à permettre aux combattants d’escalader des murs verticaux tout en portant une charge de combat complète, sans l’utilisation de cordes ou d’échelles. La DARPA travaille également sur des lentilles ultra-connectées offrant un système de réalité augmentée, avec pour objectif de « fournir aux soldats individuels des données provenant de drones de reconnaissance et de capteurs sur le champ de bataille » ou encore à de multiples dispositifs cognitifs — avec ou sans intervention chirurgicale.
Qu’en est-il de la chimie ?
Sur le plan de la pharmacologie, les forces armées américaines, comme de nombreuses puissances militaires, ont régulièrement fait usage de substances au cours de l’histoire. Plus largement, il existe un lien très fort entre la drogue et la guerre. On peut mentionner le cas des amphétamines (visant à lutter contre le stress ou la fatigue), utilisées pendant la Seconde Guerre mondiale, la guerre de Corée, la guerre du Vietnam ou la guerre du Golfe. Elles ont néanmoins suscité de longs débats, notamment du fait de leurs effets secondaires (euphorie, rythme cardiaque et tension plus élevés, l’insomnie, etc.). Une alternative a été trouvée avec le modafinil (Provigil). Ce puissant psychostimulant contribue aussi à améliorer la vigilance des soldats, mais sans les effets secondaires des amphétamines. Par ailleurs, certaines substances comme l’anxiolytique « emapunil » ou le bêtabloquant « propranolol » peuvent diminuer les troubles du stress post-traumatique ou réduire le sentiment de peur.
Quels sont les avantages et inconvénients de ces matériels et produits pour les soldats ?
L’augmentation peut potentiellement répondre à certains de leurs besoins. Les dispositifs matériels peuvent, par exemple, alléger le combattant portant des charges lourdes, réduire la fatigue liée à la marche longue, etc. Les médicaments peuvent de leur côté limiter le stress ou encore l’épuisement. Pourtant, cela ne doit pas masquer les nombreuses et diverses problématiques associées, notamment sur le plan éthique.
Quelle est la position de la France sur ce sujet ?
L’ancienne ministre des Armées Florence Parly a annoncé la création, en 2020, d’un Comité d’éthique de la défense dont le premier avis portait justement sur le soldat augmenté. Ce rapport fixe les conditions selon lesquelles l’augmentation des soldats peut être envisagée. Il préconise par exemple de ne pas recourir à des moyens « invasifs », touchants au corps du soldat, et fixe certaines « lignes rouges » à ne pas franchir, comme l’ingénierie génétique. La position française de donner son feu vert à la recherche sur les soldats augmentés est alors apparue en accord avec les préoccupations éthiques de l’avis. Ce document comporte plusieurs limites et a subi certaines critiques (voir encadré), mais il a le mérite de porter au grand jour ces questions. En effet, alors que la puissance américaine s’est positionnée en leader des recherches autour du soldat augmenté, elle n’a toujours pas établi une position éthique claire entourant son développement et son usage. Si d’autres pays anglo-saxons, comme l’Angleterre, le Canada, et l’Australie, multiplient les réflexions en la matière, l’initiative française marque donc clairement une étape importante.
Les États-Unis sont-ils vraiment en avance sur ces recherches, par rapport à la Chine et à l’Europe notamment ?
La teneur de l’enjeu fait de la comparaison autour du soldat augmenté une entreprise complexe. Malgré tout, il est possible d’affirmer que la puissance américaine fait preuve d’efforts considérables, depuis plusieurs décennies, dans la recherche, le développement et l’usage de moyens d’augmentation. Certaines déclarations et éléments ont par ailleurs fait état des volontés russes ou chinoises en la matière, ce qui place bien le soldat augmenté comme un enjeu stratégique pour les puissances contemporaines.
Vers une éthique de défense
Composé de dix-huit membres venant du monde militaire, institutionnel, académique, scientifique ou médical, « le comité d’éthique de défense » a pour mission d’entretenir au profit du ministère une réflexion éthique « approfondie, permanente et prospective, concernant les enjeux liés à l’évolution du métier des armes ou l’émergence de nouvelles technologies dans le domaine de la défense ». Son premier rapport, publié en 2020, portait sur le soldat augmenté. Il a été critiqué dans une Tribune 1 signée de Bernadette Bensaude-Vincent, membre de l’Académie des technologies, d’Emmanuel Hirsch, président du Conseil pour l’éthique de la recherche et l’intégrité scientifique (Poléthis) de l’Université Paris-Saclay et de Kostas Kostarelos, professeur de nanomédecine à l’Université de Manchester et à l’Institut catalan de nanoscience de Barcelone.
« Puisque d’autres pays ont fait le choix de modifier les caractéristiques humaines du soldat afin d’en faire un instrument intégré aux stratégies de la guerre technologique, nous ne disposerions d’aucune autre option que de nous soumettre aux impératifs de cette compétition, notent les signataires de cette tribune. Convient-il de se résoudre à accepter cette mutation anthropologique, qui concerne l’intégrité de la personne, au nom de l’intérêt supérieur de la défense nationale […] ? Puisque l’armée est, par vocation, engagée dans des rapports de force, ce comité estime légitime de doter les troupes des moyens les mieux adaptés aux circonstances. Aussi, tenant compte d’un principe de réalité, se borne-t-il à fixer quelques seuils ou limites qu’il conviendrait de ne pas outrepasser. […] En même temps, l’avis rappelle que les militaires ayant devoir d’obéissance, y compris jusqu’au sacrifice, aucun principe ne s’opposerait à leur imposer le recours à des interventions sur leur corps ou leur psychisme ayant pour justification et objectif d’accroître leurs performances. On n’ose imaginer les manipulations auxquelles pareille licence pourrait inciter les autorités militaires, dès lors qu’un intérêt supérieur les exonérerait d’un principe éthique fondamental depuis le code de Nuremberg : celui du consentement libre, éclairé et exprès ! […] »
Les auteurs concluent par la nécessité de mener une réflexion au niveau national et international sur le sujet.