Dans ma jeunesse, lorsque je souffrais des méthodes à moitié éduquées, vagues et inexactes que nous avions tous, je me disais : « ô combien les femmes ont besoin de sciences exactes. » Mais depuis que j’ai connu des scientifiques qui n’étaient pas toujours fidèles à l’enseignement de la nature, qui se sont aimés plus que la science, je me dis « ô combien la science a besoin des femmes. » Maria Mitchell (1818–1889)1.
Est-ce que les sciences ont vraiment besoin des femmes, comme le soutenait Maria Mitchell, première astronome femme professionnelle des États-Unis ? Aujourd’hui bon nombre d’études semblent aller dans ce sens. L’argument principale étant que la présence de femmes dans la recherche est non seulement avantageuse pour les chercheuses elles-mêmes, mais également nécessaire à l’avancement des connaissances et au développement économique.
Voici un exemple : l’innovation féminine induit une production d’objets et de services plus adaptés à tous les types de consommateurs, permettant ainsi d’augmenter le nombre de clients et d’acheteurs. En outre, les entreprises du numérique dénoncent des difficultés à trouver des professionnels des TIC et l’Europe pourrait bientôt avoir un grand nombre de postes vacants, ce qui la rendrait moins compétitive dans ce secteur si important. Les chercheuses et les ingénieures sont donc essentielles pour la croissance économique de l’Europe, et leur abandon prématuré des carrières — trop fréquent — est une perte certaine de talents.
Le genre et l’innovation
Donc, en premier lieu, c’est une question quantitative. Mais la présence des femmes dans les STEM (Science, Technology, Engineering et Mathematics, en anglais) apporte surtout une diversité et une pluralité nécessaires à l’exploration de nouvelles idées et de pistes de recherche originales. Le fait que l’analyse du sexe et du genre dans le cadre de la recherche mène à l’excellence a été formalisé en 2009 par l’historienne des sciences Londa Schiebinger de l’Université de Stanford.
Cette approche, appelée « innovation genrée », permet par exemple d’élargir le champ de recherche et des hypothèses, de réfléchir sur les modèles expérimentaux ou sur les utilisateurs finaux d’un produit. La non-prise en considération du genre dans la recherche en fausse les résultats ou donne une vision partielle du sujet étudié, notamment dans les sciences qui étudient les phénomènes humains, non seulement la biologie et la médecine, mais aussi la technologie à usage humain.
L’exemple le plus emblématique est sans doute celui de l’infarctus féminin. Nous avons tous été sensibilisés à reconnaître les symptômes d’une crise cardiaque : douleurs à la poitrine, mal au bras gauche. Or, il s’avère que ces symptômes concernent la maladie chez l’homme, alors que chez la femme ils diffèrent au point de retarder la diagnose et la prise en charge. Chez la femme il faut s’inquiéter en présence de douleurs à la mâchoire, nausée, vomissements, vertiges. De plus, la coronographie ne détecte pas la crise cardiaque chez la femme, parce qu’elle est provoquée par les plus petits vaisseaux sanguins, non relevables avec cette technique diagnostique.
D’autres exemples illustrent ce phénomène : pensons aux tests de sécurité des voitures qui utilisent des mannequins d’essai de choc en forme d’homme. Les dispositifs de protection testés sur des corps masculins ont provoqué plus de séquelles, même mortelles, auprès des femmes et encore plus des femmes enceintes. Aujourd’hui il existe des mannequins en forme de femme et aussi en forme de fœtus ! Pensons aussi à l’ostéoporose chez les hommes, qui était rarement diagnostiquée parce qu’associée aux femmes ménopausées. L’introduction du facteur du genre dans l’étude de ces maladies a permis une meilleure prise en compte de la santé de la population.
Même en dehors du domaine de la santé, on peut retrouver des résultats biaisés dans les domaines de la synthèse vocale, de l’intelligence artificielle et des algorithmes, ou encore dans l’utilisation des moyens de transport et dans l’approche aux changements climatiques.
Plus de femmes = PIB plus élevé ?
En 2013, l’étude « Women active in the ICT sector » de la Commission européenne estime que si le pourcentage de femmes dans les filières des technologies de l’information et de la communication (TIC) était comparable à celui des hommes, le PIB européen augmenterait d’environ 9 milliards d’euros par an2. Parmi eux, certains de ces chiffres montrent même que les entreprises qui emploient plus de femmes aux postes de direction sont plus rentables de 35 % et assurent aux actionnaires 34 % de bénéfices en plus3.
Diversifier les idées, diversifier les interprétations
Marianne Blanchard est maîtresse de conférences en sociologie à l’INSPE Midi-Pyrénées — Université Toulouse 2. Elle travaille sur les questions des femmes dans la science. « Commençons par les justifications qui ont été historiquement données. La question a d’abord été soulevée pour assurer un vivier suffisant de candidats à des professions qui se sont fortement développées à partir des années 1960. Ensuite il a été question d’équité : hommes et femmes devraient avoir des chances d’accès équivalentes à toutes les professions. »
Aujourd’hui beaucoup de travaux ont montré comment une science uniquement masculine pouvait, contrairement à l’idéal affiché d’objectivité et de neutralité, être biaisée. « Des biais qui se manifestent aussi bien dans les protocoles, que dans la mise en récit, comme la vision de l’ovule passif attendant d’être fécondé par des spermatozoïdes conquérants. Diversifier le recrutement des scientifiques, c’est aussi diversifier les approches et donc les résultats. »
Néanmoins, parfois on entend le contre-argument suivant : le fait qu’il y a des métiers à prévalence féminine ne dérange personne. Marianne Blanchard explique, « évidemment personne ne se soucie vraiment du manque d’hommes assistantes maternelles ou aides à domicile (ou réciproquement de femmes conductrices de poids lourds), car ce sont des professions considérées comme peu prestigieuses. Inversement, les professions scientifiques sont, du moins historiquement, considérées importantes dans nos sociétés. Mais surtout les études scientifiques — notamment dans les grandes écoles — restent la voie principale d’accès aux positions de pouvoir, surtout en France. Donc cela renvoie aux enjeux de hiérarchie disciplinaire : on s’intéresse moins aux secteurs moins prestigieux scolairement et socialement. »
Même si certains secteurs à pouvoir sont occupés par une majorité des femmes — 66 % des magistrats en France sont de femmes, par exemple — ces métiers restent rares. Et pour ce qui concerne les disciplines scientifiques où il y aurait une majorité féminine, les proportions ne sont pas souvent dans les mêmes ordres de grandeur. Quand on regarde le CNRS, dans aucun des instituts il n’y a plus de 50 % de femmes alors que dans l’institut des sciences mathématiques et similaires, il y a plus de 80 % d’hommes.