Vous analysez le déploiement de cette nouvelle médecine avec enthousiasme, pour les questions inédites qu’elle pose. Vous regardez également les risques qu’elle pourrait faire peser sur notre système de santé actuel. Quels sont les enjeux économiques soulevés par la médecine personnalisée ?
Aurore Pélissier. C’est un nouvel objet de recherche pour nous, économistes de la santé. Il questionne nos champs d’études traditionnels que sont la relation médecin-patient, l’accès aux soins ou les évaluations médico-économiques des stratégies thérapeutiques [qui organisent l’allocation des ressources de la sécurité sociale pour soigner au mieux la population].
Pour nous, la médecine personnalisée implique trois changements majeurs. Le glissement d’une médecine de masse vers une médecine individualisée au regard du patrimoine génétique des patients. La transformation d’une médecine “réactive” déclenchée par l’apparition de symptômes vers une approche “proactive” qui vise à anticiper et prévenir les maladies avant même qu’elles ne surviennent. Enfin, c’est une médecine de « big data » basée sur des données produites par les nouveaux outils d’analyse de l’ADN.
Les médecins s’interrogent sur l’interprétation de ces résultats et sur la manière dont ils doivent être délivrés aux patients, notamment quand ils révèlent des prédispositions (c’est-à-dire un risque plus fort de développer un jour une maladie). Cela nous renseigne aussi sur les préférences des patients, de la société civile ou des professionnels vis-à-vis de la communication de ces données génétiques.
Pourquoi est-ce différent de la médecine habituelle ?
En grande partie à cause des données secondaires, celles qui ne sont pas obtenues pour la pathologie pour laquelle le patient est venu consulter. Les analyses génétiques risquent de produire des données secondaires indiquant des prédispositions plus ou moins certaines à d’autres maladies.
Dans certains cas, les analyses concernent des maladies pour lesquelles on peut mettre en place un traitement, un protocole de prévention ou ajuster un suivi clinique. Mais parfois, rien ne peut être proposé. L’exemple typique du deuxième cas est la maladie de Huntington [maladie neurodégénérative rare et héréditaire pour laquelle aucun traitement n’a démontré d’efficacité]. Ces prédispositions peuvent également toucher d’autres membres de la famille du patient.
En quoi cela intéresse-t-il les économistes ?
Les économistes s’intéressent au colloque singulier médecin / patient, à la manière dont on décide de qui peut bénéficier ou non de ces tests génétiques, et donc des modalités d’accès à cette médecine. Dans le modèle paternaliste, le médecin prend la décision. Mais dans un modèle qui tend plus vers un partage de décision, le médecin devra permettre au patient de révéler ses propres préférences, identifier précisément ce qu’il veut connaître et ce qu’il préfère ignorer. Cela peut être important pour l’évaluation économique de la médecine génomique.
Mais ces données secondaires n’ont pas forcément d’utilité clinique…
La révélation de prédispositions secondaires peut engendrer la mise en place de protocoles de prévention ou d’adaptations du suivi thérapeutique. Par exemple, lorsqu’on sait qu’une patiente est prédisposée à une forme de cancer du sein très agressive, on peut lui proposer une chirurgie préventive. Cette révélation des prédispositions est préconisée par l’Association américaine de médecine génétique et génomique, qui met régulièrement à jour une liste de gènes « actionnables », c’est-à-dire pour lesquels une intervention efficace est possible.
Dans ce cadre, on peut imaginer qu’il y a un intérêt de santé publique pour le régulateur à proposer l’accès à ces données. Pour le moment, ce n’est pas autorisé. Or, la divulgation de cette information peut avoir un effet sur les comportements des individus. Du point de vue de l’évaluation médico-économique, cela implique d’aller au-delà des critères cliniques. Et du point de vue du patient, l’accès à ces données secondaires, même lorsqu’elles ne correspondent pas aux gènes actionnables, a une valeur.
C’est ce que l’on appelle « l’utilité personnelle des données » : le fait de savoir peut influencer nos choix. Un diagnostic, en plus d’avoir une valeur clinique, peut avoir une valeur psychique et une valeur de planification. La première décrit la valeur intrinsèque de l’information, le fait de savoir. La seconde peut impacter les choix de vie, la décision de faire un deuxième enfant ou de réaliser un investissement.
Et en termes financiers ?
Au-delà du périmètre des résultats, la médecine génomique bouscule également le périmètre des coûts. Par exemple, dans le champ des maladies rares, ces analyses remplacent toute une batterie de tests et évitent une errance diagnostique de plusieurs années – et peuvent donc se traduire par des économies.
Il est ainsi très difficile d’évaluer le coût moyen des analyses en médecine personnalisée. À travers le monde, on essaie donc de chiffrer le montant de ces soins. En France, on sait que la Haute Autorité de Santé (HAS) cherche à estimer si le service rendu au patient peut se faire pour un coût acceptable. Or, ces technologies coûtent cher. Elles risquent d’évincer les autres stratégies, aussi pertinentes sur le plan clinique, en concentrant une part importante des financements publics, dans un contexte de budget limité. Il faut en avoir conscience.
Et quelles transformations attendez-vous du point de vue de l’organisation des soins ?
Aujourd’hui, l’analyse génomique est en bout de chaîne, elle intervient parce que le patient est pris en charge, après un diagnostic, par un spécialiste. Mais le plan France génomique annonce qu’elle pourra, dans le futur, prendre en charge des maladies communes… Faudra-t-il, demain, disposer de ses données génétiques pour être soigné ? Ce n’est pas ce que prônent les généticiens, mais la question mérite d’être posée.
Et la médecine personnalisée a déjà imposé des changements. Il a fallu créer des consultations pluridisciplinaires, de nouveaux métiers, notamment en bio-informatique… Cela interroge les politiques d’éducation et de formation.
On pourrait également observer des transformations du secteur assuranciel. Notre système d’assurance santé repose sur un financement collectif, et donc sur le fait que le risque individuel est masqué d’un voile d’ignorance. Si, grâce aux données, ce risque est révélé, cela peut avoir des conséquences comme la constitution de groupes orphelins de l’assurance car présentant des risques trop élevés. Les assureurs pourraient également faire peser sur les patients leurs responsabilités individuelles, en jouant sur les changements de comportement en cas de prédispositions identifiées. Or on sait que les comportements de prévention ne sont pas appliqués de la même manière selon l’environnement social dans lequel on se trouve. Il y a donc un risque d’accroissement des inégalités sociales de santé.