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Les trois enjeux des protéines alimentaires

La souveraineté protéinique en question

Le 8 mars 2022 |
5 min. de lecture
David Gouache
David Gouache
directeur de la recherche de Terres Inovia
Matthieu Brun
Matthieu Brun
directeur scientifique de la Fondation FARM et chercheur associé à SciencesPo Bordeaux
En bref
  • La sécheresse de 1973, ayant altéré la production américaine de soja de 30 %, a provoqué un embargo américain sur cette ressource. Par conséquent, la dépendance protéique européenne s’est révélée au grand jour.
  • Aujourd’hui en France, 1,5 million de tonnes de soja sont importés par an, dont 58 % en provenance du Brésil, principalement pour subvenir à l’alimentation animale.
  • Un plan de relance inédit sur l’aspect financier et en matière d’engagement de l’État a été décidé. Ce plan paraît plus ambitieux que les anciens car il semble pourvu de la volonté de se focaliser et de développer l’aspect filière.
  • La réussite du plan de relance de 1973, en réponse à l’embargo, se trouve dans le fait que nous nous sommes appuyés sur des subventions d’investissements sur le long terme pour développer la filière oléagineuse.
  • Partant de ce constat, le défi actuel consiste à verrouiller la filière protéagineuse au sein de l’agriculture et de l’économie française et plus largement européenne.

La pandémie a de nou­veau mis en exer­gue notre dépen­dance aux impor­ta­tions dans le secteur stratégique des pro­téines. À titre d’exemple, en France, nous impor­tons plus de 1,5 mil­lion de tonnes de soja par an, prin­ci­pale­ment pour sub­venir à l’alimentation ani­male – dont 58 % provi­en­nent du Brésil1. Pour régler les prob­lèmes que posent cette dépen­dance, le gou­verne­ment a lancé un énième plan pro­téine, néan­moins inédit par l’ampleur de son finance­ment et par l’engagement de l’État. L’indépendance pro­téinique porte plusieurs enjeux majeurs tels que lim­iter la déforesta­tion des pays sud-améri­cains et les émis­sions de gaz à effet de serre sur notre ter­ri­toire, dévelop­per de nou­velles var­iétés et per­me­t­tre à la France, comme à l’Europe, de se posi­tion­ner sur les marchés mon­di­aux. Avant de nous plonger dans la façon dont les acteurs de ce secteur se coor­don­nent pour répon­dre à la demande de l’État, il est impor­tant de revenir sur son his­toire géopoli­tique pour mieux com­pren­dre com­ment et pourquoi nous en sommes arrivés là.

En 1960, l’Europe accepte une cer­taine forme de dépen­dance pro­téinique, via l’accord Dil­lon Round, dans le cadre de l’accord général sur le com­merce et les tar­ifs douaniers. Com­ment expli­quer une telle déci­sion pour un secteur aus­si stratégique ?

Math­ieu Brun. Il est bon de rap­pel­er cet état de fait : la dépen­dance pro­téinique que nous con­nais­sons aujourd’hui est la résul­tante de choix poli­tiques. À la sor­tie de la Sec­onde Guerre mon­di­ale, le libre marché com­mence à se met­tre en place et l’Europe décide de pro­téger cer­taines de ces pro­duc­tions – les céréales, le sucre et le lait – en tax­ant de façon con­séquente l’exportation de ces pro­duits sur le ter­ri­toire européen. En con­trepar­tie, la com­mu­nauté européenne s’est engagée à ne pas met­tre de bar­rières tar­i­faires sur le soja en prove­nance des États-Unis. C’est à ce moment pré­cis qu’on assiste à la genèse de la dépen­dance pro­téique décidée poli­tique­ment. Cette dépen­dance a, par la suite, entraîné une perte de capac­ité de recherch­es et de pro­duc­tion. Pen­dant une dizaine d’années, l’Europe s’en remet alors unique­ment aux impor­ta­tions. Puis un événe­ment est venu nous rap­pel­er l’importance stratégique de ce secteur.

Cet évène­ment est bien sûr l’embargo améri­cain sur le soja en 1973 où l’Europe prend con­science de l’aspect stratégique de ce secteur et investit mas­sive­ment pour son développe­ment. Pour­tant, cette dynamique est encore altérée, car les impor­ta­tions ne faib­lis­sent pas. Quels fac­teurs expliquent ce nou­veau laiss­er-faire en con­nais­sance de cause ?

À ce moment-là, il faut bien se rap­pel­er que les États-Unis étaient qua­si­ment les seuls expor­ta­teurs de pro­duits rich­es en pro­téines. La pro­duc­tion altérée de 30 % pour cause de sécher­esse et l’embargo qui en est la con­séquence inquiète tout naturelle­ment. Lors de cette crise, d’autres futurs grands acteurs vont entr­er dans le marché comme l’Argentine et le Brésil. La France et l’Europe vont réin­ve­stir mas­sive­ment dans la recherche et dans la pro­duc­tion de pro­téagineux et oléagineux dont les cul­tures de colza et de tour­nesol sur notre ter­ri­toire sont les témoins aujourd’hui, mais il faut aus­si, à cette péri­ode d’expansion démo­graphique, répon­dre aux besoins de la pop­u­la­tion en matière d’alimentation (pro­duits de cuis­son, viande à prix avan­tageux, etc.) ce qui explique en par­tie pourquoi nous sommes restés encore assez dépen­dants du soja américain. 

Faisons main­tenant un bon dans le présent : nous assis­tons à un plan de relance inédit sur l’aspect financier et en matière d’engagement de l’État. Les objec­tifs sont les suiv­ants : réduire notre dépen­dance pro­téinique et accroître notre com­péti­tiv­ité sur le marché inter­na­tion­al. Out­re les moyens financiers, com­ment faire sauter les ver­rous stratégiques (mau­vaise com­mu­ni­ca­tion, recherche, risque à cul­tiv­er ces pro­téagineux, faible ren­de­ment et faible attrait pour le con­som­ma­teur, etc.) qui empêchent la réal­i­sa­tion de ces objectifs ?

Cela fait longtemps que les plans pro­téines se suc­cè­dent. Celui-ci est en effet doté de moyens inédits. Il paraît plus ambitieux que les anciens, notam­ment car il sem­ble pourvu de la volon­té de se focalis­er et de dévelop­per l’aspect fil­ière. Il s’inscrit donc dans une démarche qui est plus englobante, ce qui favoris­era le dia­logue au sein de l’interprofession et, espérons-le, per­me­t­tra de répon­dre aux dif­férents enjeux con­cer­nant le cli­mat, la dura­bil­ité de nos pro­duc­tions et l’attente des consommateurs.

David Gouache. La force de ce plan pro­téine c’est que l’engagement de l’État a reçu un grand sou­tien de la part des inter­pro­fes­sions agri­coles. Les respon­s­ables de l’interprofession ont sug­géré aux élus que le plan ne devait pas se focalis­er unique­ment sur les pro­fes­sions pro­duc­tri­ces de pro­téines végé­tales, mais qu’il devait englober toute l’agriculture française en faisant dia­loguer toutes les inter­pro­fes­sions. Ensuite, pour ren­tr­er dans le con­cret et dans la réal­i­sa­tion du plan, les acteurs de l’interprofession dont je fais par­tie se sont demandé ce qui avait fait la réus­site du pre­mier plan pro­téine après l’embargo de 1973 du côté de la fil­ière oléagineux (colza et tour­nesol) et l’échec de la fil­ière protéagineux.

La réponse se trou­ve très cer­taine­ment dans le fait que pour dévelop­per la fil­ière oléagineuse, nous nous sommes appuyés sur des sub­ven­tions d’investissements sur le long terme. Le défi actuel con­siste alors à ver­rouiller la fil­ière pro­téagineuse au sein de l’agriculture et de l’économie française, voire plus large­ment européenne.

Pou­vez-vous nous expli­quer briève­ment com­ment s’organise la fil­ière pro­téine végé­tale en France ?

Le mail­lon de base de toute fil­ière agri­cole est bien évidem­ment l’agriculteur-éleveur qui pro­duit la matière riche en pro­téines. Ce qui est assez par­ti­c­uli­er dans l’organisation des fil­ières pro­téines et huiles, c’est qu’elles vien­nent s’insérer dans un sys­tème de cul­ture qui est dom­iné par des céréales ou du maïs. Cet état de fait est cohérent avec l’aspect his­torique et avec le fait qu’il est bien plus dif­fi­cile de cul­tiv­er des oléagineux et (surtout) des pro­téagineux que des céréales.

Par con­séquent, les inno­va­tions en matière de semence, d’agrochimie, de machin­isme, d’offres numériques, et cetera, sont en pri­or­ité allouées aux pro­duc­tions de céréales. C’est ce cer­cle vicieux qu’il faut réus­sir à entraver. Plus en amont on se rap­proche du fonc­tion­nement clas­sique d’autres fil­ières agri­coles avec la présence de coopéra­tives ou de négo­ces agri­coles qui sont glob­ale­ment chargées de dis­tribuer les matières pre­mières essen­tielles à la production.

Com­ment faire face à la demande crois­sante qui émane des pays émer­gents en matière de viande et donc de pro­duc­tion de matière riche en pro­téine à des­ti­na­tion des animaux ?

MB. Il y a effec­tive­ment une géopoli­tique des pays émer­gents à lire, car si on raisonne de façon prospec­tive, le risque de pénurie existe. La Chine importe énor­mé­ment de soja, les économies ali­men­taires se mod­i­fient en Afrique sub­sa­hari­enne et en Asie du Sud-Est avec la démoc­ra­ti­sa­tion des huiles de cuis­son et une aug­men­ta­tion de la con­som­ma­tion des pro­duits carnés. Les marchés vont se retrou­ver poten­tielle­ment très ten­dus au niveau inter­na­tion­al si on échoue à répon­dre à la demande. Il faut aus­si s’interroger en par­al­lèle sur le change­ment des régimes ali­men­taires au sein de l’Union européenne qui vont entraîn­er une mod­i­fi­ca­tion des cul­tures agri­coles. Pour que ces mod­i­fi­ca­tions soient pérennes, il faut un sou­tien économique fort de la part de l’État sans quoi on se retrou­vera prob­a­ble­ment dans une nou­velle forme de dépendance.

Propos recueillis par Julien Hernandez
1Sta­tis­tique des oléagineux et plantes rich­es en pro­téines 2018, Ter­res Uni­via. https://​www​.ter​re​suni​via​.fr/​s​i​t​e​s​/​d​e​f​a​u​l​t​/​f​i​l​e​s​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​/​m​a​r​c​h​e​s​/​s​t​a​t​i​s​t​i​q​u​e​s​-​2​0​1​8​-​o​l​e​a​g​i​n​e​u​x​-​p​l​a​n​t​e​s​-​r​i​c​h​e​s​-​p​r​o​t​e​i​n​e​s​-​p​r​o​t​e​g​e.pdf

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