L’essor de l’épigénétique n’influence pas seulement les sciences naturelles. Les sciences sociales voire la sphère publique s’empare de la question.
Pourquoi l’épigénétique intéresse-t-elle les sciences sociales ?
Aux États-Unis, bien plus qu’en France, l’épigénétique retient effectivement l’attention des sciences sociales. Certains y voient une réponse à une question assez ancienne, celle de l’incorporation. De quelle manière des pratiques ou expériences sociales aussi diverses que l’alimentation, la socialisation, les situations d’adversité sociale entrent-elles littéralement sous la peau ? Pendant longtemps, les sociologues, tel que Pierre Bourdieu par exemple, se sont contentés de réponses finalement très spéculatives. Ils manquaient d’outils conceptuels, et sans doute de collaborations multidisciplinaires, pour étudier l’influence de l’environnement social sur le fonctionnement biologique. La génétique constituait un point de rupture, en centrant la réflexion sur le caractère intangible de la biologie. L’épigénétique a permis de surmonter cet obstacle. Grâce aux marques épigénétiques, on peut considérer la biologie comme une mémoire de l’environnement social, dont la transmission est étudiée dans ses dimensions intergénérationnelles mais également parfois transgénérationnelles. Ce principe général a donné naissance à l’épigénétique sociale, pointe avancée et sans doute très exploratoire de l’épigénétique environnementale.
Est-ce une sous discipline de la sociobiologie ?
Non. La sociobiologie est souvent définie comme une réduction des comportements humains et sociaux à des fondements biologiques. Alors que l’épigénétique sociale, contrairement à la sociobiologie, à la génétique comportementale, voire à la sociogénomique, qui se développe un peu en France, est un point d’interface : les outils de la sociologie aident à définir au mieux les données pertinentes de l’expérience sociale des individus, leur environnement. La biologie produit des démonstrations moléculaires de l’influence en cascade de cet environnement, notamment par l’identification des marques épigénétiques, ces petites groupements chimiques qui influencent l’expression des gènes. Biologistes et sociologues collaborent pour mettre en évidence l’interdépendance de leurs domaines d’étude et développer une approche multi-échelle, de la cellule à la société, et inversement de la société à la cellule. Bien entendu, ce schéma de collaboration est un idéal qui n’est pas toujours atteint en pratique.
Concrètement, comment cela fonctionne-t-il ?
Les sciences sociales ont généralement vocation à étudier nos modes de vie. Nombre de travaux ont mis en évidence un lien entre différentes expositions précoces, telles que le niveau socioéconomique, la nutrition, le stress, l’adversité psychosociale et différents résultats de santé tels que l’obésité, l’hypertension artérielle, la santé mentale, etc. Lorsque les collaborations entre biologistes et sociologues démarrent suffisamment tôt, c’est-à-dire au moment même de la conception du projet de recherche, ces derniers apportent leur contribution à la collecte des données environnementales. Les sciences humaines et sociales savent gérer les données hétérogènes. Mais encore faut-il que ces données soient suffisamment riches pour peser face aux différents « omiques » [ensemble de disciplines biologiques qui caractérisent et quantifient les masses de molécules biologiques, ndlr]. L’ensemble doit être assez robuste pour être pris en compte par les outils de la biologie computationnelle. C’est ce sur quoi nous travaillons actuellement en collaboration avec les chercheurs de l’Institut de biologie Paris-Seine (IBPS).
Quelles thématiques sont particulièrement étudiées ?
Une partie importante de la visibilité publique de l’épigénétique sociale tient aux différents travaux consacrés aux situations de stress ou d’adversité sociale extrême. Ceux, par exemple, de Connie Mulligan de l’Université de Floride, sur des lieux de conflits, comme au Congo, qui tentent de mesurer l’impact du traumatisme maternel sur le génome et l’épigénome des enfants, exposés in utero au traumatisme. Depuis mon retour en France, après trois années comme directeur adjoint de l’unité de recherche internationale du CNRS Epigenetics, Data and Politics (EpiDaPo) aux États-Unis, j’ai développé notamment le projet EpiAgeing qui propose une approche interdisciplinaire des mécanismes épigénétiques du vieillissement cognitif pathologique en vue de constituer une nouvelle cohorte de patients.
Mais pour la biologie, la question de l’hérédité transgénérationnelle de l’épigénétique est encore très débattue !
Oui, la preuve reste à faire. Ces travaux constituent une démarche très exploratoire d’un petit nombre de chercheurs dans le monde. Et en sciences sociales, il existe parfois une prime à la surenchère spéculative, ce qui peut contribuer à décrédibiliser l’épigénétique sociale. Certaines études semblent oublier que la transmission transgénérationnelle des marques épigénétiques chez l’homme est controversée ou que la plupart d’entre-elles sont confrontées à des difficultés importantes d’échelle d’échantillonnage des populations.
Au-delà du monde académique, cette idée se répand dans l’espace public…
Effectivement, c’est d’ailleurs un sujet d’étude à part entière pour nous. L’épigénétique n’est pas qu’un domaine de recherche, c’est aussi aujourd’hui un vecteur de mobilisation sociale et politique, et parfois un argument juridique. On a ainsi vu aux États-Unis des tribunes s’appuyant sur les avancées de l’épigénétique sociale pour dénoncer l’horreur des traitements des enfants migrants sous l’administration Trump. Des chercheurs ont avancé l’idée que le traitement indigne de ces enfants, séparés de leurs parents et enfermés dans des camps après leur entrée sur le territoire américain, aurait des répercussions à long terme à cause de leur impact épigénétique. La loi californienne s’est aussi emparée de manière spectaculaire du concept. L’assemblée de cet état a ainsi acté, dès 2016, qu’elle prendrait en compte l’épigénétique dans l’élaboration des politiques d’urbanisme. En France, tout récemment, les avocats du Mouvement International des Réparations ont tenté mobiliser l’épigénétique sociale pour appuyer une demande de réparation de 200 milliards d’euros pour les crimes commis par l’État français lors de la traite négrière et l’esclavage. La cour d’appel de Fort-de-France n’a pas jugé recevable cette demande, mais il faut être très attentif à cette entrée de l’épigénétique au tribunal. Ces exemples sont très éloignés des laboratoires de recherche. Ils révèlent l’existence d’un usage stratégique de la science, qui n’est ni réellement nouveau, ni propre à l’épigénétique sociale.