L’antibiorésistance n’est pas un problème uniforme. On parle d’antibiorésistance lorsqu’une bactérie survit à la présence d’une dose d’antibiotiques qui l’aurait tuée en temps normal. Ce concept est ainsi directement lié à la manière dont la molécule antibiotique agit sur le micro-organisme et donc comment celui-ci peut s’en protéger. Or il existe une grande diversité de bactéries potentiellement pathogènes, pour l’homme et les animaux, et de molécules antibiotiques. Comprendre leur interaction, à l’échelle d’une cellule comme à celle d’une population de cellules, est indispensable pour saisir ce phénomène.
Des boucliers moléculaires
On distingue l’antibiorésistance intrinsèque des résistances acquises. La première situation s’applique, par exemple, à des bactéries dont la structure même forme une couche protectrice contre une molécule toxique. Prenons, par exemple, la vancomycine, un antibiotique efficace contre les staphylocoques dorés ou les entérocoques, des bactéries dites à gram positif. Alors que pour Escherichia coli ou Pseudomonas aeruginosa, dites à gram négatif, cet antibiotique n’accède pas à sa cible. Ces bactéries présentent une double membrane qui empêche la pénétration de la coloration mise au point par le bactériologiste danois Hans Christian Gram et de certains antibiotiques. Or, la cible de la vancomycine est localisée entre ces deux membranes. Il faudra utiliser contre elles d’autres molécules, capables de traverser la membrane la plus externe comme les antibiotiques de la famille des pénicillines.
Mais c’est l’antibiorésistance acquise qui explique la crise que nous traversons actuellement. Elle concerne des micro-organismes qui étaient auparavant sensibles à une molécule pour traiter une infection. Les bactéries possèdent deux manières d’apprendre à se protéger d’une molécule toxique. Elles peuvent, au fil de leur division, accumuler des mutations qui, en modifiant la cible de l’antibiotique ou en l’empêchant de pénétrer dans la cellule, rendent celui-ci inefficace.
La seconde manière d’acquérir des résistances s’appuie sur les éléments génétiques mobiles, c’est-à-dire des morceaux d’ADN qui peuvent passer d’une cellule à l’autre. Il s’agit le plus souvent de plasmides, des mini-chromosomes circulaires et auxiliaires que les bactéries s’échangent, même entre espèces différentes. Ces plasmides sont redoutables du point de vue de l’antibiorésistance parce qu’ils peuvent porter plusieurs gènes de résistance à différentes classes d’antibiotiques. Une bactérie peut ainsi devenir multirésistante par la simple acquisition d’un tel plasmide.
Écologie bactérienne
Les plasmides, et les gènes de résistance qu’ils portent, sont aussi responsables d’une grande partie de la résistance aux antibiotiques des bactéries commensales qui habitent notre système digestif. Celles-ci peuvent recevoir des plasmides contenant des gènes de résistance de bactéries de l’environnement, moins bien adaptées à l’écosystème intestinal. Les résistances se diffuseront ainsi parmi le microbiote, constituant une réserve muette dont les conséquences cliniques restent encore à évaluer.
L’action d’un antibiotique dépend des conditions de vie d’une bactérie, ce qui rend l’interprétation du diagnostic de laboratoire parfois compliqué. Une bactérie peut ainsi être sensible à un antibiotique dans une boîte de Pétri, mais résistante chez le patient, ou vice versa. L’action du traitement et la réponse de la bactérie varient selon l’environnement, elles ne seront pas identiques dans le sang, l’urine ou les conditions de laboratoire. Par ailleurs, l’antibiotique seul peut difficilement éliminer une bactérie responsable d’une infection. Il fonctionne avec le la réponse immunitaire du patient. Des travaux, comme notre projet Seq2Diag, cherchent à intégrer ces paramètres pour améliorer le diagnostic.
L’étude des résistances intègre aussi la dynamique des populations de bactéries. Au cours d’une infection, un grand nombre de cellules bactériennes dans différents environnements sont impliquées et toutes ne sont pas identiques. Sous l’action d’un antibiotique, celles qui sont capables de survivre à la dose administrée profiteront de l’espace libéré par celles qui sont sensibles pour ensuite se multiplier.
Cette lutte pour l’espace est même à l’origine de certains antibiotiques et gènes de résistance. Un grand nombre d’antibiotiques, comme la streptomycine, utilisée pour soigner la tuberculose, ont été isolées chez des bactéries. Ces dernières produisent ces molécules pour protéger leur espace et gagner celui des bactéries sensibles avec lesquelles elles cohabitent. De manière logique, une bactérie synthétisant un antibiotique est, d’une manière ou d’une autre, une résistance à cette molécule. Antibiotiques et résistances sont des phénomènes naturels dans la dynamique de nombreuses bactéries.
Prédire la résistance
Une des principales questions qui animent les scientifiques aujourd’hui concerne l’apparition des résistances. Peut-on la prédire ? Le problème est complexe, il repose en grande partie sur la surveillance des souches circulantes et l’analyse de leur génome.
On compile ainsi les séquences des génomes de bactéries considérées comme présentant un profil de résistance atypique. Lorsqu’on ne reconnaît pas dans le génome le mécanisme de résistance, les biologistes vont chercher à élucider le processus en jeu et reconstruire son histoire évolutive. Ces informations pourraient en théorie aider à prédire l’apparition de nouvelles résistances.
Néanmoins, les nouveaux mécanismes sont rares et détectés désormais de plus en plus vite. Le réseau GLASS de l’OMS assure ainsi une surveillance des bactéries résistantes aux antibiotiques dans les pays à bas revenus. Dans le cadre du Plan prioritaire de recherche, le Commissariat aux investissements d’avenir finance le développement d’une base de données des génomes bactériens liés à l’antibiorésistance. Cet outil, appelé ABRomics, rassemblera dans une même structure toutes les résistances fréquentes comme rares détectées sur le territoire français et permettra leur suivi en temps réel. De telles bases de données nationales sont déployées dans différents pays. Elles contribuent à anticiper la dissémination de souches difficiles à traiter.