C’est un problème qui taraude les biologistes depuis plus de cinquante ans : comment se forme la structure en hélice des protéines et de l’ADN ? Certes, il existe différentes techniques expérimentales permettant de déterminer précisément la structure tridimensionnelle des biomolécules. Cependant, mesurer leurs dynamiques qui impliquent des mouvements sur des échelles de temps, allant de quelques dizaines de femtosecondes (i.e. 10 x 10-15 secondes) à quelques secondes, reste encore un défi expérimental. Ce domaine de recherche est exploré par une équipe de chercheurs français, dirigée par Pascale Changenet et François Hache au Laboratoire d’optique et biosciences à l’École polytechnique, en utilisant le dichroïsme circulaire résolu en temps.
Qu’est-ce que le dichroïsme circulaire ?
Pascale Changenet. C’est une technique qui repose sur la propriété des composés chiraux, capables d’absorber différemment la lumière polarisée qu’elle soit circulairement droite ou circulairement gauche. Un composé est chiral lorsqu’il n’est pas superposable à son image dans un miroir. De tels objets peuvent exister sous deux formes que l’on appelle énantiomères dans le cas des molécules. La « chiralité » est une composante importante du vivant que l’on retrouve partout à différentes échelles. Nos mains sont des exemples d’objets chiraux. Les protéines et l’ADN sont des assemblages moléculaires chiraux constitués de briques élémentaires (les acides aminés et les nucléotides) elles-mêmes chirales pour la plupart. En utilisant le dichroïsme circulaire, il est possible de caractériser leur arrangement spatial en hélice notamment lorsqu’elles sont à l’équilibre, en solution.
Toutefois, le dichroïsme circulaire reste encore très peu développé pour les mesures dynamiques (ou hors-équilibre) en particulier aux temps ultra-brefs. Cela nécessite d’utiliser des lasers délivrant des impulsions femtosecondes et ce qu’on appelle la technique « pompe-sonde ». Une première impulsion laser intense, la pompe, sert à « perturber » les biomolécules tandis qu’une seconde moins intense, la sonde, permet d’observer la réponse du système à la perturbation lumineuse. C’est un peu comme le flash qui précède la prise de photos quelques instants après. En contrôlant le retard entre l’arrivée des impulsions pompe et sonde dans les échantillons, il est possible de mesurer l’enchaînement des événements déclenchés par la pompe avec une résolution temporelle limitée par la durée des impulsions pompe et sonde. En plus, en contrôlant très précisément la polarisation circulaire de la sonde à chaque retard pompe-sonde, nous pouvons retracer le film du changement de la conformation des biomolécules au cours du temps.
Quels sont les avantages et les inconvénients du dichroïsme circulaire résolu en temps comparativement aux autres techniques ?
Le principal intérêt du dichroïsme circulaire est de pouvoir accéder à la dynamique conformationnelle des biomolécules jusqu’à des échelles de temps extrêmement brèves, ce qui n’est, par exemple, pas possible avec la résonance magnétique nucléaire. Bien qu’il soit possible aujourd’hui de faire des mesures de diffraction de rayons X résolues en temps avec une résolution temporelle très courte, cela nécessite l’utilisation de grands instruments tels les synchrotrons ou les lasers à électrons libres (XFEL) très coûteux et à accès limité.
Si le dichroïsme circulaire donne des informations toutefois moins précises sur la structure des biomolécules que la diffraction de rayons X, nos expériences utilisent des sources laser commerciales et sont directement réalisables dans notre laboratoire. Le principe de ces mesures est extrêmement simple. Toutefois, elles nécessitent d’être capable de détecter des variations de signaux lumineux extrêmement faibles de l’ordre de 1/10000, ce qui explique certainement pourquoi encore très peu de gens l’utilisent, pour le moment. Avec les progrès constants dans le développement des sources laser et des optiques, ces expériences sont amenées à devenir de plus en plus accessibles.
François Hache. Notre équipe est pionnière dans le développement des mesures de dichroïsme circulaire aux temps très brefs. L’avantage de ces mesures est qu’elles ne demandent pas de modifications spécifiques des échantillons étudiés et nécessitent de toutes petites quantités de protéines ou d’ADN, comparées aux mesures de diffraction de rayons X qui requièrent de cristalliser les échantillons et qui sont destructives.
Comment avez-vous accueilli les progrès fulgurants de l’intelligence artificielle pour la prédiction de la conformation des biomolécules ?
PC. Ce sont des progrès considérables, il devient possible de prédire de manière fiable la structure tridimensionnelle des protéines à partir de leurs séquences, notamment avec le développement récent de l’algorithme Alpha Fold 2. Cependant, la fonction des biomolécules n’est pas seulement liée à leur structure tridimensionnelle, elle l’est également à leurs changements dynamiques. Mesurer et modéliser ces dynamiques — s’étalant sur des échelles de temps de plusieurs ordres de grandeur — reste encore un enjeu majeur de la biophysique moderne.
Quelles sont les potentielles applications cliniques qui pourraient découler de vos recherches ?
FH. Nos études se concentrent sur les biomolécules en solution in vitro. Il est difficile d’envisager des études de ce type dans les cellules, les tissus ou encore in vivo. Nos travaux ont, avant tout, pour but de comprendre comment se forment les hélices dans les protéines ou l’ADN et d’en identifier les facteurs d’environnement déterminants, comme la température, le pH ou la nature des ions. Comprendre les effets dynamiques de l’interaction de certaines molécules ciblant spécifiquement l’ADN sur sa structure « chirale » est une voie que nous explorons également pour alimenter de nouvelles pistes de recherches en pharmacologie ou en médecine.