Les ARN intéressent de multiples domaines médicaux. Mais pour se rendre compte de leur intérêt, puis les apporter aux patients, encore faut-il pouvoir les produire. Or la bioproduction des ARN se trouve au carrefour d’enjeux technologiques et de politiques industrielles.
Ces derniers mois l’ont prouvé : nous sommes capables de livrer des milliards de doses de vaccins ARN messagers (ARNm). Ce qui pourrait nous pousser à croire que les systèmes de production de ces molécules biologiques sont prêts. Alors qu’en réalité, ils ne sont pas optima. De nouvelles capacités de production doivent être anticipées : de plus en plus d’essais cliniques évaluent les ARN dans des applications médicales, en cancérologie par exemple, comme traitement de maladies émergentes ou de maladies génétiques. Il s’agit d’ARNm comme pour les vaccins contre le Covid-19 ou d’autres types d’ARN, antisens ou effecteurs, qui bloquent ou activent des processus biologiques. L’intérêt thérapeutique pour ces molécules est en pleine expansion et les outils et technologies de production se doivent d’accompagner ce mouvement.
Pour mesurer les enjeux, il est important de revenir sur le procédé de production. Les ARN sont synthétisés in vitro à l’aide d’une matrice d’ADN et d’une enzyme, l’ARN polymérase. L’ARN est ensuite purifié sur des colonnes de chromatographie, qui profitent des propriétés chimiques (pH ou affinité) pour séparer les composants de la solution et isoler le produit d’intérêt. Les molécules d’ARN sont enfin associées aux vecteurs, c’est-à-dire aux enveloppes qui protègent ces molécules fragiles et faciliteront leur entrée dans la cellule lors de l’administration du médicament ARN.
Des tensions d’approvisionnement
Pour produire des ARN de qualité pharmaceutiques, toutes ces étapes doivent être certifiées Bonne Pratique de Fabrication ou Good Manufacturing Practice en anglais (GMP). Cette norme repose sur un nombre important de contrôles afin d’assurer la sécurité du patient, à commencer par la production de l’ADN matrice. Dans le monde, très peu d’acteurs sont en mesure de réaliser cette étape selon les normes GMP et aucun n’est installé en Europe. Les principaux producteurs de matrices d’ADN GMP sont aux États-Unis et de nombreux mois sont nécessaires pour avoir accès à l’ADN souhaité. Il existe ainsi une tension mondiale pour obtenir ce produit, ce qui a été exacerbée par la pandémie de la covid-19. En réponse, l’action Résilience du plan France Relance* a permis de soutenir la société RD Biotech, de Besançon, à hauteur de deux millions d’euros, pour la construction d’un nouveau site de plus de 1000 m² de production d’ADN aux normes GMP.
Les questions d’approvisionnement concernent aussi l’accès à l’enzyme, l’ARN polymérase, qui lit la matrice d’ADN pour synthétiser les ARN. La production d’enzymes est toutefois bien maîtrisée et l’industrie pharmaceutique a donc tendance à l’internaliser pour sécuriser son approvisionnement.
Enfin, de tels processus exigent un grand nombre de consommables (filtre, poche de plastique…). Les grands producteurs de ces matériels sont également hors d’Europe et il existe actuellement une forte tension sur le marché de ces produits. En réaction à la crise sanitaire, les industriels s’organisent désormais afin d’éviter les ruptures d’approvisionnements en cas de nouvelle fermeture des frontières. Par exemple, une nouvelle unité de production de poches stériles, nécessaires, entre autres, pour la production de vaccins, va être mise en place à Molsheim en Alsace par la société Merck.
Des innovations industrielles
En parallèle à ces ajustements à court terme, la recherche industrielle prépare de nouveaux procédés. On envisage ainsi de passer d’une production in vitro (synthèse enzymatique) à une production in vivo, en laissant des levures produire les ARN. Cette stratégie présente de nombreux avantages. Premièrement, elle évite de produire l’ARN polymérase, naturellement produite par la levure. Deuxièmement, elle limite les risques industriels liés à l’usage de très grands volumes d’éthanol, très inflammable, au cours des procédés de production. Troisièmement, les cellules étant équipées de multiples systèmes permettant d’améliorer la fidélité de la transcription (en baissant le taux d’erreur inhérent à chaque ARN polymérase), l’ARN produit sera de meilleure qualité. Il sera également possible de produire des ARN plus longs et de développer des applications de plus en plus complexes comme des vaccins multivalents, notamment avec les vaccins dirigés contre différents variants de la grippe. Enfin, la production in vivo permettra d’apporter des modifications à la molécule après sa synthèse, et ceci toujours dans la cellule de levure. Ces modifications peuvent par exemple « humaniser » la biomolécule et donc accroître sa durée de vie ainsi que son efficacité dans les cellules humaines.
De tels systèmes de production in vivo sont développés en France dans le cadre d’un programme collaboratif soutenu à hauteur de 1,4 M€ par le Grand Défi « Biomédicaments : améliorer les rendements et maîtriser les coûts de production ». Ce programme de recherche dirigé par Chantal Pichon (Univ. d’Orléan) au Centre de Biophysique Moléculaire du CNRS, en partenariat avec l’INSERM, l’INRAe, et les sociétés Polythéragène et Sanofi-Pasteur, devrait atteindre la maturité industrielle d’ici 3 à 5 ans. Le géant pharmaceutique français a d’ailleurs marqué sa volonté de développer sa production d’ARN en rachetant la société américaine de biotechnologie Translate Bio. Il prévoit ainsi d’installer sur son site de Marcy‑l’Étoile, en région lyonnaise, une unité de production d’ARN.
Un prix soutenable
D’autres pistes de recherches combinent un avantage médical et économique. Elles s’intéressent à l’adressage des molécules thérapeutiques, c’est-à-dire la précision avec laquelle les ARN parviennent aux cellules cibles du patient. En réduisant la dispersion des molécules dans l’organisme, on abaisse le risque d’effets secondaires aux traitements. Cela réduit également la dose efficace, et donc le coût total du traitement.
Car la question du prix des biothérapies et donc des ARN est un enjeu majeur. Dans le cas des vaccins anti-covid, les doses d’ARN nécessaires sont faibles. Il faudra de plus grandes quantités de biomolécules pour des applications en cancérologie. Il s’agira alors, comme souvent avec les innovations biomédicales, de trouver un équilibre entre le financement de la recherche pharmaceutique, les coûts de production et l’accessibilité des produits pour tous. Dans son ensemble, le marché pharmaceutique mondial représente aujourd’hui plus de 1 300 milliards de dollars. Si tous les besoins étaient couverts par les nouvelles biotechnologies, ce marché serait de 4 800 milliards de dollars ce qui n’est pas soutenable pour nos systèmes de santé. L’industrie pharmaceutique a conscience qu’elle ne sera pas, demain, en mesure de vendre les produits thérapeutiques innovants si cette tendance est maintenue. La question financière est donc essentielle à l’avenir des biothérapies.
Pour répondre à cet enjeu d’accessibilité aux thérapies innovantes, le monde de la recherche et les industriels travaillent pour développer les technologies avec des productions plus économes tout en garantissant la sécurité des patients. La France veut être un acteur majeur dans cette filière et l’État soutient ce secteur dans le cadre de sa Stratégie d’Accélération biothérapies et Bioproduction de thérapies innovantes financée via le Programme d’investissements d’avenir et annoncée par le Président de la République lors de son allocution sur le plan Innovation Santé 2030.
* Le Plan France relance est un ensemble d’investissements, à hauteur de 100 milliards d’euros, soutenu par l’Union Européenne avec un financement d’environ 40 milliards d’euros, déployé par le Gouvernement depuis 2020 autour de trois volets : la transition écologique, la compétitivité et la cohésion. Un plan enclenché dans l’optique de relancer rapidement l’économie et d’obtenir des résultats en matière de décarbonation, de reconquête industrielle, de renforcement des compétences et des qualifications sur l’ensemble du territoire.