Peut-on dire si le changement climatique est une bonne ou mauvaise nouvelle pour le marché du vin ?
A priori non, mais la réponse n’est pas évidente car elle doit être contextualisée. Si l’on regarde le marché actuel, la consommation mondiale est stable – voire à la hausse. Cette tendance ne profite pas à tout le monde, et les vins de Bordeaux sont l’exemple d’une crise économique dont l’explication se trouve en partie dans l’inadéquation entre l’évolution de la demande des consommateurs et des caractéristiques des produits qui leur sont proposés sur les marchés. On observe en effet depuis de nombreuses années une évolution structurelle des vins rouges, avec une augmentation du degré d’alcool, une baisse de l’acidité et une dégradation de la complexité aromatique. Les vins sont aussi souvent plus concentrés, un peu fermés et dominés par des arômes de fruits cuits.
Est-ce que cela correspond aux attentes des consommateurs de Bordeaux ? Nous avons montré que non. Pourtant, au cours de ces dernières décennies, de nombreux producteurs ont fait le choix stratégique d’aller dans le sens de la concentration, et d’augmenter le degré d’alcool artificiellement alors qu’ils n’y étaient pas encore obligés, sous la pression de conseillers œnologues et d’autres prescripteurs peu visionnaires. Ce mouvement a été amplifié par ce que l’on a appelé la « parkerisation » des vins – d’après le nom du critique américain Robert Parker. Mais aujourd’hui, la demande n’est plus sur ce registre. Au final, les vins singeant prématurément le réchauffement climatique ne font plus recette, et le risque économique se fait déjà sentir…
Peut-on donc décrypter l’impact de ces évolutions ?
En 2015, nous avons mené une étude expérimentale avec 250 consommateurs pour mieux comprendre ce qu’il se passe. En utilisant la méthodologie des marchés expérimentaux, nous mesurons le consentement à payer pour un vin dans différentes situations informationnelles que l’on peut contrôler (concernant les vins et leur étiquetage). Pour décrire simplement ce type d’expérience, on convoque un nombre suffisant de consommateurs représentatifs d’une population en leur proposant de « révéler » leur consentement à payer pour chaque vin que nous avons préalablement sélectionné. On utilise pour cela des mécanismes de révélation qui font que si le prix de vente d’un vin, tiré au hasard dans une urne, est inférieur au consentement à payer déclaré par le consommateur, alors celui-ci s’engage à acheter le vin en question. Nous avons réalisé cette expérience avec une grande appellation de vin de Bordeaux. Le cépage dominant de cette AOC est le Merlot, qui est un cépage précoce fortement affecté par le réchauffement climatique.
Quels étaient les résultats de cette étude ?
L’étude s’est déroulée en deux étapes. D’abord, avec les spécialistes en sensoriel de l’ISVV, nous avons sélectionné 30 vins, puis affiné notre échantillon pour n’en retenir finalement que 3, dont je n’ai pas le droit de révéler les noms. 250 consommateurs recrutés ont testé les vins sur un mode incrémental (couleur, odeur, puis goût) avant de révéler leurs consentements à payer final.
- Le vin A : un vin traditionnel de l’AOC, qui bien qu’ayant le prix de marché le plus bas avait une bonne complexité et un degré finalement limité à 13,5%.
- Le vin B : un vin assimilé à un vin du « réchauffement climatique », c’est à dire travaillé avec des baisses de rendements et finalement très concentré, avec de surcroît un degré proche de 15%.
- Le vin C : un intermédiaire entre le A et le B sur l’ensemble des caractéristiques organoleptiques.
Résultat : les consommateurs avaient un consentement à payer pour le vin B significativement supérieur au vin A. Le vin C obtenait une position intermédiaire (ce qui n’était pas évident au départ). La seule interprétation possible était donc que les consommateurs étaient plutôt demandeurs de vins concentrés et « alcooleux » – et donc que le réchauffement climatique n’était pas forcément une mauvaise nouvelle pour le vin provenant de cette grande appellation de Bordeaux !
Êtes-vous sûr de vos conclusions ?
Non. Nous avons pensé qu’il y avait peut-être un effet « flatteur » à ce vin B et qu’il fallait tester ce que l’on appelle la « stabilité des préférences ». C’est-à-dire que le consommateur prenait du plaisir à boire un vin au moment de l’expérience, mais qu’à la longue il ne serait peut-être plus si demandeur que cela… Nous sommes donc passés à la deuxième partie de l’expérience. Nous avons donné aux consommateurs les vins A et B pour qu’ils les goûtent à quatre reprises pendant un week-end, c’est-à-dire deux fois par jour. Puis, sans information particulière, de revenir nous voir pour révéler leurs consentements à payer sur les vins A, B et C. Résultat : le consentement à payer du vin B s’est écroulé et celui du vin A a obtenu la même évaluation que précédemment. Le vin C est resté à son niveau intermédiaire, avec une faible décroissance de consentement à payer. Nous avons donc mesuré un effet de lassitude très important pour le vin B, qui stylise peu ou prou ce que pourrait donner le réchauffement climatique si l’on n’y prend pas garde.
Quelles conclusions commerciales peut-on en tirer ?
En 2015, nous avons donc mesuré et caractérisé le risque économique que peut représenter le réchauffement climatique : un effet de lassitude du consommateur pour des caractéristiques qu’il ne recherche plus. Cet effet est systématiquement négligé par les professionnels de la filière parce qu’ils ont des jugements trop hâtifs, pour ne pas dire naïfs. Nous avons démontré avec un seul marché expérimental (mais il faudrait refaire l’expérience sur d’autres pour bien assoir nos conjectures) que ce que l’on attend d’un vin de ce type, ce n’est plus forcément qu’il soit très alcoolisé, concentré et uniforme. Et la dernière décennie a confirmé cela : crise du marché de certains vins rouges, forte progression du rosé, avec de surcroit le développement de segments particuliers comme le vin bio, et de nombreuses alternatives de boissons moins alcoolisées, avec un grand nombre d’innovations industrielles qui peuvent effrayer les amateurs de vins.
Les producteurs doivent donc faire évoluer le goût de leurs vins en s’inspirant des travaux de recherche et des innovations en œnologie s’ils veulent reconquérir leurs marchés.